Essai historique et critique sur le duel/Chapitre IX

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CHAPITRE IX.

faut-il faire une loi ?


Depuis le règne de Henri iv jusqu’en 1757, on trouve dans les recueils une douzaine de lois ou ordonnances, et au moins huit arrêts de règlemens, ayant tous pour objet la punition ou la répression des duels. Et tous ces actes de la puissance législative ou judiciaire, quoique fondés sur les plus graves considérations de religion et de bien public, ont cependant cela de remarquable, que chacun d’eux commence toujours par l’aveu que celui qui a précédé n’a produit aucun effet, et qu’au contraire les duels n’en sont devenus que plus multipliés.

Cette leçon de l’expérience ne doit pas être perdue ; elle nous impose au moins la nécessité d’une grande réserve ; car il ne faut pas que la loi parle quand elle ne doit pas être obéie ; il vaut cent fois mieux n’en pas faire que de les laisser sans exécution ; et l’immortel auteur de l’Esprit des lois nous apprend que plus elles épouvantent moins elles sont respectées.

Cette inexécution des lois sur le duel, malgré les changemens qui ont eu lieu, pendant cinq règnes successifs, dans les circonstances, les ministres et les juges, doit avoir une cause puissante.

Cherchons-la.

Il est des crimes contre lesquels on est toujours convenu de recourir à la protection des lois. Tels sont : l’assassinat, l’incendie, le poison, le vol, et autres semblables.

Le devoir de tout gouvernement est d’employer la force publique pour arrêter des attentats qui amèneraient bientôt la dissolution de la société, et jamais il n’est venu dans l’idée de personne d’en chercher vengeance autrement qu’en recourant à l’autorité des lois.

Ceux qui se rendent coupables de ces excès sont presque toujours des lâches qui se cachent dans l’ombre, attaquent lorsqu’ils supposent qu’on ne pourra pas se défendre, et qui cherchent à disparaître quand le crime est consommé.

Enfin, on est encore convenu que la violence n’ôte point l’honneur, et l’homme le plus délicat sur cet article ne balancerait pas un instant pour dénoncer aux tribunaux l’assassin, quel que fût son rang, qui lui aurait porté un coup d’épée par derrière.

Mais ce n’est point des circonstances pareilles qui donnent lieu aux duels ; on ne s’est presque jamais battu que par suite de faits légers en eux-mêmes, mais aggravés par le dessein marqué d’outrager. Ils arrivent souvent en public, ou s’ils ont eu lieu sans témoins, l’offenseur les publie, et s’en fait gloire.

En pareil cas on n’est pas opprimé, mais outragé ; on n’a pas besoin de protection, mais de vengeance, parce que c’est l’honneur qui est attaqué. L’honneur, c’est-à-dire le témoignage que se rend tout citoyen, qu’il remplit ses devoirs, et qu’il a droit à l’estime des autres.

Ce n’est donc point l’effet physique d’un démenti, d’une injure, même d’un soufflet qu’on cherche à laver dans le sang ; on attache le plus souvent peu d’importance à l’assentiment de celui qui nous a démenti ; un coup n’est rien par la douleur qu’il cause, et on se ferait une gloire de la surmonter si elle était la suite d’un accident ; mais on peut difficilement se résoudre à supporter le dédain ou le mépris, car celui qui en donne des marques a toujours moins l’air de témoigner son opinion, que d’être l’organe de l’opinion des autres ; il ne dit pas ce qu’il pense, mais ce qui est ; il ne vous outrage pas parce qu’il vous dédaigne et vous méprise, mais parce que vous êtes dédaignable ou méprisable ; de sorte que les injures, affronts, avanies et outrages ne sont, en quelque sorte, qu’un langage plus fortement articulé pour exprimer le mépris, et quelquefois un mépris tellement profond qu’on peut le montrer sans conséquences.

Or, on ne peut pas donner un démenti plus formel à celui qui nous méprise, qu’en nous mettant sur la même ligne que lui, en lui soutenant que nous ne le craignons pas, parce que nous sommes aussi braves, et en nous montrant prêts à affronter la mort pour l’en convaincre. C’est donc parce que toutes les réparations que prononce la loi n’ont point ce degré d’évidence populaire, c’est parce qu’elles ne peuvent pas produire un effet égal à cet acte personnel de l’homme offensé, que l’opinion publique s’en est reposée sur lui, et lui en a laissé le soin.

Ce défaut d’équivalent, cette impossibilité morale d’effacer le mépris est véritablement le point sensible de la difficulté, et quoiqu’il n’ait peut-être, du moins à notre connaissance, été aussi précisément signalé, il a dû être aperçu dans le secret des délibérations, et c’est là que se sont arrêtées les trois commissions législatives qui ont préparé les Codes criminels de 1791, de l’an 4, et de 1810.

Cette difficulté est loin d’être la seule ; et quand on s’élève assez haut pour apercevoir le sujet dans toute son étendue, on est effrayé des changemens qu’il faudrait faire dans notre législation pénale, pour porter une bonne loi sur le duel.

Le premier but de cette loi, si on voulait agir conséquemment, devrait être de prévenir les offenses ; car il y aurait injustice à punir la bravoure, quand on aurait négligé de châtier l’insolence.

Cette succession d’idées, qui est la seule raisonnable, s’était présentée aux conseils de Louis xiv. On s’était, en premier lieu, occupé des outrages, et suivant leur gravité, ils pouvaient donner lieu à un emprisonnement qui pouvait durer jusqu’à vingt ans.

Mais quel est celui qui se chargerait maintenant d’indiquer les diverses manières dont un homme peut, et avec un égal effet, en outrager un autre ?

Il est des manières d’offenser qui sont communes, et à la portée de tout le monde, il en est d’autres non moins énergiques, qui sont, en quelque sorte, traditionnelles, et qui, pour être peu démonstratives, n’en ont pas moins l’effet de traiter un homme plus bas que terre.

Par exemple, celui qui, après avoir regardé avec affectation quelqu’un de la tête aux pieds, lui tourne ensuite brusquement le dos, n’a usé ni de gestes ni de paroles et cependant il a plus fait que s’il avait proféré ce que le dictionnaire des injures a de plus offensant. On peut coudoyer un homme par mégarde : si on y met de l’affectation, on l’a provoqué. Les expressions les plus injurieuses peuvent se concentrer dans un seul regard, etc. etc.

Des frères se sont battus pour venger le déshonneur de leur sœur ; des maris, pour prévenir celui de leurs épouses : ici la loi était muette…

Voilà pour le Code pénal ; passons maintenant au Code d’instruction criminelle.

Louis xiv sentant tout le prix que la noblesse française mettait à l’honneur, lui avait désigné des juges d’une importance égale aux grands intérêts qu’ils avaient à traiter.

À Paris, c’étaient les maréchaux de France, et en province les gentilshommes les plus distingués, qui étaient chargés d’examiner les faits, et d’ordonner les réparations : il ne nous reste plus rien de pareil.

Un sentiment irrésistible de convenances nous dit que ces tribunaux, juges suprêmes du point d’honneur, seraient mal représentés par les juges de paix ou par les tribunaux correctionnels ; et ce serait une nouveauté au moins bizarre dans nos mœurs, de voir un duc invoquer contre un lieutenant-général, devant le juge de paix de P**, l’art. 376 du Code pénal pour des injures ; ou un marquis citer un président devant le tribunal d’arrondissement de P**, pour lui faire appliquer les peines portées par l’art. 311 du même Code, pour certain violences.

Qu’on traite, si on veut, de préjugé cet excès de délicatesse dont les Français se départiront difficilement ; mais n’oublions pas qu’il est des préjugés qui ont fait plier la loi.

Nous en avons des exemples dans celles qui ont été portées contre les jeux de hasard et contre l’adultère.

Depuis Charlemagne jusqu’en 1806, il n’est sorte de précautions législatives et judiciaires qu’on n’ait prises en France contre les jeux de hasard. On n’en a pas moins joué toujours, partout, publiquement, et impunément ; il a fallu finir par y trouver une branche de revenu public.

Depuis la loi Julia, de adult., jusqu’au Code pénal de 1810, on a menacé, et quelquefois puni l’adultère ; cependant il est au moins douteux que les femmes en aient été ni moins attaquées, ni plus sages.

Ce qui est bien certain, c’est que tout Français qui aura rendu publique la faute de son épouse, se voit baffoué, demeure honni, et ne trouvera plus, s’il devient veuf, une seule mère de famille qui consente à lui confier le bonheur de sa fille.

Comme magistrat, nous avons gémi de cette révolte de la galanterie française contre la loi ; comme philosophe, nous avons dû en rechercher la cause ; et peut-être pensera-t-on que le mari qui publie la violation du lit conjugal, et brave ainsi l’opinion générale, qui ne veut pas qu’une femme puisse manquer à un homme estimable, annonce un front plus aguerri, que l’épouse qui n’a pas su résister à un séducteur souvent imprudemment accueilli.

Ainsi nous persistons à croire que des difficultés de toute espèce rendront toujours une loi sur le duel très-difficile à concevoir.

Et d’ailleurs comment faire pour la mettre en harmonie avec l’article 1er de la Charte, ainsi conçu : « les Français sont égaux devant la loi, quels que soient d’ailleurs leurs titres et leurs rangs. »

Ainsi un soufflet sera puni de la même peine, quel que soit celui qui le donne, quel que soit celui qui le reçoit ; mais les règles éternelles de la justice ne seront-elles point blessées, si on n’a aucun égard aux différences aussi réelles que difficiles à apprécier, qui naissent de l’éducation reçue, des fonctions occupées, de l’état des personnel, de l’âge, de la hiérarchie civile, militaire, administrative, etc. etc. ? Sur quels principes graduera-t-on l’échelle de ces différences ? et quand on les aura trouvés, que diront ceux qui tiennent à l’exécution rigoureuse de la Charte ?

L’imagination s’y perd.

Mais cette loi est-elle donc si urgente ? Malgré les derniers événemens qu’aucune loi n’eût arrêtés, on peut toujours soutenir que les duels sont rares : cette manie déjà fort affaiblie en 1789, a encore diminué depuis.

On a vu qu’alors quatre à cinq duels eurent lieu entre les membres de l’assemblée constituante ; depuis cinq ans les mêmes partis sont en présence, avec un degré presque égal d’exaspération ; et cependant, grâce au ciel, aucun propos offensant n’a été échangé entre les députés des chambres législatives, pas une goutte de sang n’a été versée.

Dans le même temps, et malgré des lois en vigueur, les membres du parlement d’Angleterre s’envoient assez souvent des cartels. Wimbledon est l’endroit destiné à vider ces sortes de querelles, et appeler quelqu’un à Wimbledon est une façon de parler dont tout le monde comprend la signification.

Il nous semble aussi que le préjugé du point d’honneur perd de sa force depuis qu’il appartient à tout le monde, et peut-être jamais le temps ne fut-il mieux choisi pour pouvoir sans inconvénient mépriser ou pardonner une injure[1].

Car il est une chose qu’on ne doit jamais perdre de vue, c’est qu’on ne se bat qu’autant qu’on le veut bien ; et si l’opinion publique peut venir jusqu’à approuver ce refus, si on veut convenir qu’on peut, par toute autre raison que par crainte de la mort, décliner le tribunal de la justice personnelle où l’offensé ne peut paraître qu’avec désavantage, il n’y aura plus de duel.

Mais ce duel si abhorré n’a-t-il pas fait quelque bien ?

Il contribue au maintien des égards qu’on se doit dans la société, non comme on a paru le croire par la frayeur qu’il cause ; quoiqu’il y eût bien, quelque chose à dire là-dessus, puisqu’on sait que les plus impolis ne sont pas toujours les plus braves ; mais en rendant plus important et plus général ce principe de l’éducation première, qu’il ne faut offenser personne.

Le duel contribue à éteindre les haines : il est rare qu’elles survivent à un combat, car le même principe qui veut qu’on demande satisfaction, veut aussi qu’on estime celui qui l’offre de bonne grâce.

Mais surtout le duel empêche les assassinats : le passage suivant est extrait des remontrances faites à Philippe-le-Bel, quelque temps après son édit de 1303.

« Mais tout autant que ces édits ont été auparavant et maintenant vus par expérience de nul ou de peu d’effait, si l’on n’en use autrement ; étant seulement pour advantage aux lasches pour tuer, comment que ce soit, leurs ennemis plutôt par supercheries grandes qu’autrement ; d’autant qu’il arriveroit, et arrive ordinairement, que tous les gens de bien et francs courages pour y aller plus volontiers et librement, étoient moins défians par nature, et jugeant communément les hommes d’autrui par eux-mesmes : les bons et vaillans ne sachant ni ne pouvant penser à commettre méchanceté, y sont le plus souvent surpris, et y périssent misérablement ; tellement que la condition des lasches et plus poltrons en ce temps, semble beaucoup meilleure que celle des gens de bien, pour ce que les courageux, comme j’ai dit, ne pensent jamais nul mal, ni ont de trahisons en leur cœur, dont malheureusement ne peuvent éviter leur ruine et dommage… »

Ce qui était vrai alors l’est encore aujourd’hui ; et si nous voulons bien regarder autour de nous, nous verrons que les assassinats augmentent en raison de la rareté des duels, et que s’ils ont été presque inconnus en Italie, c’est qu’on y trouvait beaucoup plus commode de faire assassiner.

Enfin, ceux qui demandent une loi sur le duel ont-ils bien réfléchi sur la composition des corps dont l’assentiment est nécessaire sous le régime constitutionnel pour la confection des lois ?

Cette loi sortira difficilement du conseil d’état ; il est douteux qu’elle passât à la chambre des députés : mais elle serait très-certainement rejetée par la chambre des pairs ; et on n’aurait pour résultat que beaucoup de temps perdu.

Ajoutons une dernière réflexion tout-à-fait appropriée aux circonstances où nous nous trouvons.

Une loi sur le duel, quel que sage qu’on puisse la supposer, portée en ce moment, aurait toujours l’air d’un coup de parti : elle déconsidérerait l’un, exaspérerait l’autre, et deviendrait, par le duel même, la source de beaucoup de malheurs particuliers.

Que conclure de tout ce qui précède ?

1o. Qu’il faut ajourner toute loi sur le fait du duel ;

2o. Qu’on ne peut guère en espérer la cessation absolue, pour tous les cas et pour tous les états ;

3o. Qu’il faut chercher la diminution progressive des duels par la même méthode qui en a déjà fort diminué le nombre, c’est-à-dire, au moyen de l’opinion publique ;

Qu’ainsi, c’est à tous ceux qui dirigent cette opinion :

Au roi, pour qui les Français sont prêts à tout faire ;

Aux chefs de corps, par une surveillance éclairée ;

Aux écrivains qui jouissent de la confiance publique ;

Aux théâtres, qui ont déjà produit tant de salutaires effets, de se réunir pour attaquer le duel par les armes combinées de l’autorité, de la morale, de la raison, et même du ridicule, car heureusement on peut employer ces divers moyens avec un égal avantage ; et quand on en sera venu au point où un duel sera regardé comme un événement rare, on se persuadera que le but est atteint, qu’en cet état une loi n’aurait aucun effet utile, et on supportera comme un mal inhérent à la vivacité française un inconvénient devenu léger, et contre lequel la médecine politique n’aura point pu trouver de remède.

Nous ne pouvons mieux terminer cette discussion que par le passage suivant, extrait de la Monarchie de Louis xiv, par Lemontey, l’un des ouvrages le plus fortement conçus qui aient été publiés depuis cinquante ans.

« Le duel, dit cet auteur, ce reste du droit de vengeance si cher à nos aïeux, cette image des guerres privées, si importante dans les mœurs féodales, avait toujours irrité l’orgueil de nos rois. Louis xiv surpassa contre les duellistes les sanglantes proscriptions de Henri iv et de Richelieu ; mais il ne réussit qu’à demi, et concourut lui-même à la violation de ses ordonnances. Les gens de robe, charmés d’une législation qui amenait à leurs pieds les gens de guerre, en développèrent les rigueurs avec une cruelle vanité. La passion des combats singuliers s’éteignit, mais leur usage subsista ; on se contenta de ne pas les chercher ; on ne put se résoudre à les fuir. Le duel est sans doute un mal, mais la crainte du duel a quelques bons effets ; c’est pour ainsi dire le tribut imposé à la civilisation d’un peuple vif et belliqueux, tribut que paient les fous et dont profitent les sages. L’épée, protectrice de l’honneur et de l’urbanité, conserva donc son altière juridiction, et les Français ne devinrent pas un peuple à stylet. »

  1. Voyez le §. XVI.