Essai historique et critique sur le duel/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII.

question de législation criminelle sur la qualification du duel.


L’état de la législation sur le duel est resté pendant vingt-cinq ans tel que nous l’avons présenté dans le chapitre précédent, mais il est tout à coup devenu incertain, par le changement survenu dans la jurisprudence des cours royales, dont quelques-unes ont pensé que le duel pouvait être poursuivi en vertu des dispositions du Codé pénal de 1810.

Ce fut la cour royale de Besançon qui la première émit cette opinion.

Par arrêt du 30 septembre 1817, la chambre d’accusation renvoya par-devant la cour d’assises du département du Jura, comme prévenu de meurtre volontaire, le capitaine Rosay, qui dans un duel, précédé de provocation, ayoit tué le sieur Romand de Poligni.

Comme il n’y avait pas de partie civile dans cette affaire, M. le procureur-général près la cour royale de Besançon se pourvut seul contre cet arrêt, qui fut cassé sans renvoi le 27 mars 1818.

Postérieurement, et dans le courant du mois d’août de la même année, un sieur Caselles ayant tué en duel un sieur Ferret, la cour royale de Montpellier, dans le ressort de laquelle le fait était arrivé, rendit arrêt qui renvoyait ledit Caselles devant la cour d’assises, comme prévenu d’assassinat prémédité.

Celui-ci se pourvut en cassation, et le 8 janvier 1819, arrêt de la section criminelle qui casse et renvoie devant la cour royale de Toulouse, chambre d’accusation.

Le 12 février 1819 la cour de Toulouse rendit arrêt conforme, mais en écartant le fait de la préméditation, ce qui laissait Caselles sous la prévention d’un meurtre volontaire.

Nouveau pourvoi du sieur Caselles, et cette insistance des cours royales indiquant une difficulté sérieuse, nécessita de la part de la cour de cassation[1] un examen autant approfondi qu’on peut l’espérer de la sagesse humaine.

Les recherches de M. le procureur-général, qui porta la parole en cette occasion, atteignirent la question dans ses rapports les plus intimes ; il examina le duel dans ses antécédens, sa nature, et ses conséquences.

Il réduisit surtout à sa juste valeur le discours fait par. M. Monseignat, membre du Corps législatif, après la présentation du Livre iii du dernier Code pénal, discours dans lequel ce député disait que le duel se trouvait compris dans le genre des faits caractérisés par ce Code.

Il fit voir que ce discours d’un député, peu connu alors, et qui depuis ne l’avait pas été davantage, ne pouvait pas tenir lieu d’une loi sur un objet qui n’avait jamais été mis en discussion.

Que ce discours, dont la publication n’avait aucun caractère officiel, ne contenait que l’affirmation d’une croyance, qui venant d’un député, pour lors étranger à la confection de la loi, pouvait n’être qu’une erreur, et surtout qu’il ne devait pas faire autorité, quand les orateurs du gouvernement n’avaient pas dit un mot dont on pût tirer une pareille induction[2].

Ce magistrat parcourut la série entière des lois rendues sur la matière, et fit voir que non-seulement elles n’avaient pas été faites pour le duel, mais encore, qu’en appliquant le Code dans toute son intégrité, il faudrait aller plus loin que la cour royale, puisque l’article 297 était conçu de manière à convertir tout duel en assassinat ; et par une suite de raisonnemens irrésistibles, il amena la section criminelle de la cour de cassation à rendre arrêt en ces termes :

« Attendu que, par l’arrêt de la chambre d’accusation de la cour royale de Toulouse, dont la cassation est demandée, le sieur Caselles a été renvoyé devant la cour d’assises du département de la Haute-Garonne, pour y être jugé sur l’accusation d’un homicide volontaire, prévu et puni par les art. 295 et 304 du Code pénal.

» Que, d’après les faits déclarés dans cet arrêt, cette accusation a été prononcée contre lui sur ce qu’il aurait tué le sieur Ferret dans un duel, dans lequel celui-ci, qui avait porté les premiers coups, fut atteint à la poitrine d’un coup qui le priva à l’instant de la vie.

» Mais que les art 295 et 304 du Code pénal, ni aucun autre article de ce Code sur l’homicide, le meurtre et l’assassinat, ne peuvent être appliqués à celui qui, dans les chances réciproques d’un duel, a donné la mort à son adversaire, sans loyauté, sans perfidie.

» Que ce fait ne saurait rentrer dans l’article 319, qui a prévu le cas d’un homicide commis involontairement, par négligence ou maladresse.

» Qu’il ne rentre pas non plus dans les articles 321 et 326, qui supposent un meurtre commis sans liberté d’esprit, ou dans le premier ressentiment provoqué par des coups, ou par des violences graves.

» Qu’il ne pourrait pas être poursuivi et puni d’après les articles 295 et 304, parce que le meurtre, qui est l’objet de ces articles, est celui qui a été commis sans avoir été provoqué, comme dans l’espèce, par des coups ou par des violences, mais sans dessein antérieurement formé, dans l’emportement subit d’une passion violente, ou l’inspiration d’un sentiment pervers, qui a fait exécuter un crime que la réflexion n’avait pas médité, et dont l’idée n’avait pas été conçue.

» Qu’il ne pourrait être enfin assimilé au meurtre commis avec préméditation, que le Code qualifie assassinat, et qu’il punit de mort.

» Que l’assassinat, en effet, suppose une aggression préméditée, non concertée auparavant avec celui sur qui elle a été exercée, accompagné du dessein de donner la mort, et dans laquelle, s’il y a une résistance, la défense n’est née que de l’attaque.

» Que dans le duel, au contraire, il y a toujours convention antérieure, intention commune, réciprocité et simultanéité d’attaque et de défense.

» Que le même rapprochement des dispositions du Code pénal, sur les blessures, conduirait à la même décision, à l’égard des blessures faites dans un duel.

» Que du reste, si, lorsqu’il n’y a pas du doute dans une loi, on devait recourir à des autorités prises hors de son texte, on rappellerait le décret du 29 messidor an 2, duquel il résulte que l’assemblée qui exerçait à cette époque le pouvoir législatif, reconnut que le duel, et conséquemment les faits qui en sont le résultat ordinaire, n’avaient pas été prévus et punis par le Code de 1791, alors en vigueur ; ce qui s’applique nécessairement au Code pénal actuel, qui n’a fait que renouveler sur l’homicide, le meurtre, l’assassinat et les blessures, les dispositions du Code de 1791, ou du moins ne les a pas étendues.

» Que c’est au pouvoir législatif à juger s’il convient de compléter notre législation par une loi répressive, que la religion, la morale, l’intérêt de la société, et celui des familles paraissent réclamer, et à régler par quelles mesures peuvent être prévenus ou punis des faits qui ont un caractère spécial par leur nature, leur principe et leur fin.

» Que lorsqu’un homme a été tué, ou a reçu des blessures, la loi veut qu’il soit fait des recherches et des poursuites.

» Mais lorsque par la défense du prévenu, et par les notions de l’instruction, il est établi que la mort a été donnée, ou que les blessures ont été faites sans déloyauté dans les chances d’un duel dont les parties étaient convenues, quelque blâmable qu’ait été cette convention, quelque odieuse qu’ait été son exécution, l’action de la justice doit s’arrêter, parce qu’elle n’a droit de poursuivre que les crimes et les délits, et que les seuls faits qui soient crimes ou délits sont ceux que la loi a qualifiés tels.

» Et attendu que la cour royale de Toulouse n’a point reconnu que l’instruction fournit quelque preuve, ni même quelque indice, que ledit Caselles eût donné la mort au sieur Ferret, par un fait autre que celui résultant des chances de leur duel.

» Que dans ces circonstances, la mise en accusation, et le renvoi du sieur Caselles à la cour d’assises ont été une fausse application des articles 295 et 304 du Code, et par suite une violation des articles 229 et 299 du Code d’instruction criminelle.

» La cour casse, etc. »

Quoique cet arrêt se soutienne assez par l’évidence de ses motifs, nous nous permettrons d’y ajouter quelques réflexions qui ne sont pas sans quelque poids.

L’erreur dans laquelle sont tombées les cours royales est excusable, parce qu’elles y ont été entraînées par des considérations morales, qui peuvent séduire au premier coup d’œil ; mais il nous paraît impossible qu’à l’avenir des magistrats puissent y persister de bonne foi.

En effet, comment peut-on soutenir de bonne foi que la pratique du duel soit tellement insolite, qu’elle n’ait pas dû se présenter aux législateurs de 1791, de l’an 4 et de 1810, comme un mal qu’il fallait réprimer ou prévenir ?

Peut-on soutenir de bonne foi que le mot duel est tellement barbare ou insignifiant, qu’il n’a pas été jugé digne de figurer dans un Code pénal ?

Peut-on soutenir de bonne foi que toute la législation relative au duel peut se trouver, non pas dans la loi, mais dans le silence de la loi ?

Doit-elle donc être si simple cette législation, qu’on puisse, sans craindre de se tromper, en faire une conséquence inductionnelle de quelque article d’une loi générale ?

N’y a-t-il donc pas des duels inopinés, des duels avec préméditation unilatérale, avec préméditation réciproque ; des duels de pur mouvement, d’autres provoqués par des injures légères, graves, très-graves ; par des coups, par des coups accompagnés d’outrages ; des duels sans témoins, avec des témoins amenés exprès, volontaires, quoique fortuits, simplement volontaires, etc., etc. ? La loi n’aurait-elle pas du prévoir ces diverses circonstances, et y coordonner les peines ?

Une pareille loi n’existe pas : il faut donc s’arrêter ; et en invoquer une autre, serait vouloir étendre les accusés sur le lit de Procuste.

Mais, dira-t-on, les jurés s’expliqueront : Hérésie ! on ne peut appeler le juri à s’expliquer sur des faits, qu’autant qu’ils ont déjà été préalablement qualifiés crime ou délit par la loi ; et il n’existe pas plus de loi sur le duel que sur le suicide.

Pourrait-on dire que les juges examineront les faits, et poseront les questions ?

Alors c’est aux juges à frémir ; car il leur serait donné de se jouer arbitrairement de la vie des hommes, et on sait trop que tout pouvoir arbitraire finit par devenir tyrannique.

La preuve de cette effroyable puissance peut se faire avec la plus grande facilité, sans sortir de l’hypothèse de l’arrêt de la cour royale de Toulouse.

Caselles reçoit un cartel de Ferret ; il l’accepte, se rend au lieu indiqué ; ils se battent, et Ferret est tué.

Les faits ainsi convenus peuvent être considérés par les juges, et par eux arbitrairement présentés aux jurés de quatre manières.

Comme meurtre commis dans la nécessité actuelle d’une légitime défense ; comme meurtre excusable, comme meurtre volontaire, comme meurtre commis avec préméditation.

Dans le premier cas, le prévenu sera acquitté ; dans le second, il sera puni correctionnellement ; dans le troisième, il sera puni de vingt ans de fers, comme si Caselles avait tiré de sa poche un pistolet, et brûlé la cervelle à Ferret sans défense ; et dans le quatrième, il serait puni de mort, comme s’il l’avait assassiné de guet-apens, et volé sur la grande route.

Étrange bigarrure, et qui ouvre un vaste champ à de grandes injustices, à de déplorables erreurs.

Et qu’on ne dise pas que chose pareille n’arrivera jamais ; sans doute la seule possibilité suffit ; mais nous n’en sommes plus réduits à la simple possibilité.

La chambre du conseil du tribunal de Montpellier avait décidé que Caselles avait tué Ferret, en repoussant une provocation faite par des violences graves. Mais sur l’opposition de M. le procureur du roi, la cour royale de Montpellier annulla cette ordonnance, et renvoya Caselles devant la cour d’assises, comme prévenu d’un homicide volontaire et prémédité.

Il existe donc déjà une cour royale qui n’a pas reculé devant l’idée de donner aux Français le spectacle jusqu’ici inconnu d’un simple duel puni du supplice des plus atroces brigands.

Au reste, si on adoptait le système des cours royales, ce résultat deviendrait celui de toutes les procédures qui auraient le duel pour objet ; car l’article 297, que la cour de Toulouse a mal entendu, définit la préméditation d’une manière telle, qu’il serait impossible de ne pas la trouver dans tout rendez-vous donné et accepté.

Tels sont les maux dont jusqu’ici la cour de cassation a préservé la France.

Il est cependant vrai qu’en Angleterre les tribunaux appliquent aux duels les lois portées contre le meurtre.

Mais c’est en vertu d’actes positifs, qui classent les duels d’après les diverses circonstances dont ils sont précédés, et les qualifient murder, man slaughter ou mis demeanor.

Au reste, quoique les duels soient plus nombreux en Angleterre qu’en France, et qu’ils soient plus cruels, puisqu’ils s’exécutent au pistolet, ces lois sont rarement invoquées et presque jamais appliquées. Enfin on peut croire que cette imperfection n’aurait pas échappé à une révision, si, comme nous, les Anglais avaient, trois fois en trente ans, refait leur Code pénal.

Mais qu’avons-nous besoin de recourir au-delà des mers, quand nous sommes suffisamment éclairés par les annales de notre propre législation ?

Lorsque le conseil de Louis xiv voulut prévenir et punir les duels, il existait déjà sur le meurtre et l’assassinat des lois qu’il était bien éloigné de vouloir révoquer. Il n’en crut pas moins, avec grande raison, que cette espèce particulière de meurtre devait être réglée par une législation spéciale. Il en fit un système complet ; il qualifia les faits, gradua les peines, et créa les tribunaux. Tout cet édifice a été détruit, et on n’a rien mis à la place, quoique déjà deux fois on ait cru en voir la nécessité ; il est donc éminemment vrai de dire que les lois criminelles qui nous régissent en ce moment, ne contiennent aucune disposition qui soit applicable au duel.

Nous terminerons ici ce chapitre, et nous tiendrons la parole que nous avons donnée, de nous arrêter au moment où nous croirons n’avoir plus que l’incrédulité systématique à combattre.

Nous n’en avons pas moins déploré la nécessité où on s’est trouvé de mettre la question à nu, et de faire cesser l’espèce d’indétermination où les circonstances et le silence des tribunaux avaient laissé jusqu’à présent le duel. Mais cet ordre de choses est infiniment préférable à celui où on poursuivrait des coupables que la loi n’a pas désignés, et où le sang français coulerait par la découverte inopinée d’une législation masquée, que les auteurs du Code de 1810 n’eussent certainement pas osé proposer dans un temps où l’esprit militaire était en France à son plus haut point d’élévation.

  1. En réduisant à un dénominateur commun l’âge de tous les membres de la cour de cassation, ainsi que leurs services judiciaires, on a pour résultat plus de soixante ans d’âge pour chacun, et plus de trente ans de service.
  2. Le mémoire fait à cette occasion par l’avocat Me Loiseau nous a aussi paru digne du grand intérêt que présentait cette cause.