Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 3/Chapitre 3

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Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 328-337).


CHAPITRE III.

Des Termes généraux.


§. 1. La plus grande partie des Mots ſont généraux.
TOut ce qui exiſte, étant des choſes particulières, on pourroit peut-être s’imaginer, qu’il faudroit que les Mots qui doivent être conformes aux choſes, fuſſent auſſi particuliers par rapport à leur ſignification. Nous voyons pourtant que c’eſt tout le contraire, car la plus grande partie des mots qui compoſent les diverſes Langues du Monde, ſont des termes généraux : ce qui n’eſt pas arrivé par négligence ou par hazard, mais par raiſon & par néceſſité.

§. 2. Il eſt impoſſible que chaque choſe particulière ait un nom particulier & distinct. Prémiérement, il eſt impoſſible que chaque choſe particuliére pût avoir un nom particulier & diſtinct. Car la ſignification & l’uſage des mots dépendant de la connexion que l’Eſprit met entre ſes Idées & les ſons qu’il employe pour en être les ſignes, il eſt néceſſaire qu’en appliquant les noms aux choſes l’Eſprit aît des idées diſtinctes des choſes, & qu’il retienne auſſi le nom particulier qui appartient à chacune avec l’adaptation particuliére qui en eſt faite à cette idée. Or il eſt au deſſus de la capacité humaine de former & de retenir des idées diſtinctes de toutes les choſes particuliéres qui ſe préſentent à nous. Il n’eſt pas poſſible que chaque Oiſeau, chaque Bête que nous voyons, que chaque Arbre & chaque Plante qui frappent nos Sens, trouvent place dans le plus vaſte Entendement. Si l’on a regardé comme un exemple d’une memoire prodigieuſe, que certains Généraux ayent pû appeller chaque ſoldat de leur Armée par ſon propre nom, il eſt aiſé de voir la raiſon pourquoi les hommes n’ont jamais tenté de donner des noms à chaque Brebis dont un Troupeau eſt compoſé, ou à chaque Corbeau qui vole ſur leurs têtes, & moins encore de déſigner par un nom particulier, chaque feuille des Plantes qu’ils voyent, ou chaque grain de ſable qui ſe trouve ſur leur chemin.

§. 3. Cela ſeroit inutile. En ſecond lieu, ſi cela pouvoit ſe faire, il ſeroit pourtant inutile, parce qu’il ne ſerviroit point à la fin principale du Langage. C’eſt en vain que les hommes entaſſeroient des noms de choſes particuliéres, cela ne leur ſeroit d’aucun uſage pour s’entre-communiquer leurs penſées. Les hommes n’apprennent des mots & ne s’en ſervent dans leurs entretiens avec les autres hommes, que pour pouvoir être entendus ; ce qui ne ſe peut faire que lorſque par l’uſage pour par un mutuel conſentement, les ſons que je forme par les organes de la voix, excitent dans l’Eſprit d’un autre qui l’écoute, l’idée que j’y attache en moi-même lorſque je le prononce. Or c’eſt ce qu’on ne pourroit faire par des noms appliquez à des choſes particuliéres, dont les idées ſe trouvant uniquement dans mon Eſprit, les noms que je leur donnerois, ne pourroient être intelligibles à une autre perſonne, qui ne connoîtroit pas préciſément toutes les mêmes choſes qui ſont venuës à ma connoiſſance.

§. 4. Mais en troiſiéme lieu, ſuppoſé que cela pût ſe faire, (ce que je ne croi pas) cependant un nom diſtinct pour chaque choſe particuliére ne ſeroit pas d’un grand uſage pour l’avancement de nos connoiſſances, qui, bien que fondées ſur des choſes particulières, s’étendent par des vûës générales qu’on ne peut former qu’en réduiſant les choſes à certaines eſpèces ſous des noms généraux. Ces Eſpèces ſont alors renfermées dans certaines bornes avec les noms qui leur appartiennent, & ne ſe multiplient pas chaque moment au delà de ce que l’Eſprit eſt capable de retenir, ou que l’uſage le requiert. C’eſt pour cela que les hommes ſe ſont arrêtez pour l’ordinaire à ces conceptions générales ; mais non pas pourtant juſqu’à s’abſtenir de diſtinguer les choſes particuliéres par des noms diſtincts, lorſque la néceſſité l’exige. C’eſt pourquoi dans leur propre Eſpèce avec qui ils ont le plus à faire, & qui leur fournit ſouvent des occaſions de faire mention de perſonnes particulières, ils ſe ſervent de noms propres, chaque Individu diſtinct étant déſigné par une particuliére & diſtincte dénomination.

§. 5.A quoi c’eſt qu’on a donné des noms propres. Outre les perſonnes, on a donné communément des noms particuliers aux Païs, aux Villes, aux Riviéres, aux Montagnes ; à d’autres telles diſtinctions de Lieu, & cela par la même raiſon ; je veux dire, à cauſe que les hommes ont ſouvent occaſion de les déſigner en particulier, & de les mettre, pour ainſi dire, devant les yeux des autres dans les entretiens qu’ils ont avec eux. Et je ſuis perſuadé que, ſi nous étions obligez de faire mention de Chevaux particuliers auſſi ſouvent que nous avons occaſion de parler de différens hommes en particulier, nous aurions pour déſigner les Chevaux des noms propres, qui nous ſeroient auſſi familiers, que ceux dont nous nous ſervons pour déſigner les hommes ; que le mot de Bucephale, par exemple, ſeroit d’un uſage auſſi commun que celui d’Alexandre. Auſſi voyons-nous que les Maquignons donnent des noms propres à leurs chevaux auſſi communément qu’à leurs valets, pour pouvoir les reconnoître, & les diſtinguer les uns des autres, parce qu’ils ont ſouvent occaſion de parler de tel ou tel cheval particulier, lorſqu’il eſt éloigné de leur vûë.

§. 6.Comment ſe font les termes généraux. Une autre choſe qu’il faut conſiderer après cela, c’eſt, comment ſe font les termes généraux. Car tout ce qui exiſte, étant particulier, comment eſt-ce que nous avons des termes généraux, & où trouvons-nous ces natures univerſelles que ces termes ſignifient ? Les Mots deviennent généraux lorſqu’ils ſont inſtituez ſignes d’Idées générales ; & les Idées deviennent générales lorſqu’on en ſépare les circonſtances du temps, du lieu & de toute autre idée qui peut les déterminer à telle ou telle exiſtence particuliére. Par cette ſorte d’abſtraction elles ſont renduës capables de repréſenter également pluſieurs choſes individuelles, dont chacune étant en elle-même conforme à cette idée abſtraite, eſt par-là de cette eſpèce de choſe, comme on parle.

§. 7. Mais pour expliquer ceci un peu plus diſtinctement, il ne ſera peut-être par hors de propos de conſiderer nos notions & les noms que nous leur donnons dès leur origine ; & d’obſerver par quels dégrez nous venons à former & à étendre nos Idées depuis notre prémiére Enfance. Il eſt tout viſible que les idées que les Enfans ſe font des perſonnes avec qui ils converſent (pour nous arrêter à cet exemple) ſont ſemblables aux perſonnes mêmes, & ne ſont que particuliéres. Les idées qu’ils ont de leur Nourrice & de leur Mére, ſont fort bien tracées dans leur Eſprit, & comme autant de fidelles tableaux y repréſentent uniquement ces Individus. Les noms qu’ils leur donnent d’abord, ſe terminent auſſi à ces Individus : ainſi les noms de Nourrice & de Maman, dont ſe ſervent les Enfans, ſe rapportent uniquement à ces perſonnes. Quand après cela le temps & une plus grande connoiſſance du Monde leur a fait obſerver qu’il y a pluſieurs autres Etres, qui par certains communs rapports de figure & de pluſieurs autres qualitez reſſemblent à leur Pére, à leur Mére, & aux autres perſonnes qu’ils ont accoûtumé de voir, ils forment une idée à laquelle ils trouvent que tous ces Etres particuliers participent également, & ils lui donnent comme les autres le nom d’homme, par exemple. Voilà comment ils viennent à avoir un nom général & une idée générale. En quoi ils ne forment rien de nouveau, mais écartant ſeulement de l’idée complexe qu’ils avoient de Pierre & de Jacques, de Marie & d’Elizabeth, ce qui eſt particulier & chacun d’eux, ils ne retiennent que ce qui leur eſt commun à tous.

§. 8. Par le même moyen qu’ils acquiérent le nom & l’idée générale d’Homme, ils acquiérent aiſément des noms, & des notions plus générales. Car venant à obſerver que pluſieurs choſes qui différent de l’idée qu’ils ont de l’Homme, & qui ne ſauroient par conſéquent être compriſes ſous ce nom, ont pourtant certaines qualitez en quoi elles conviennent avec l’Homme, ils ſe forment une autre idée plus générale en retenant ſeulement ces Qualitez & les réuniſſant dans une ſeule idée ; & en donnant un nom à cette idée, ils font un terme d’une comprehenſion plus étenduë. Or cette nouvelle Idée ne ſe fait point par aucune nouvelle addition, mais ſeulement comme la précedente, en ôtant la figure & quelques autres propriétez déſignées par le mot d’homme, & en retenant ſeulement un Corps, accompagné de vie, de ſentiment, & de motion ſpontannée, ce qui eſt compris ſous le nom d’Animal.

§. 9.Les Natures générales ne ſont autre choſe que des Idées abſtraites. Que ce ſoit là le moyen par où les hommes forment prémiérement les idées générales & les noms généraux qu’ils leur donnent, c’eſt, je croi, une choſe ſi évidente qu’il ne faut pour la prouver que conſiderer ce que nous faiſons nous-mêmes, ou ce que les autres font, & quelle eſt la route ordinaire que leur Eſprit prend pour arriver à la Connoiſſance. Que ſi l’on ſe figure que les natures ou notions générales ſont autre choſe que de telles idée abſtraites & partiales d’autres Idées plus complexes qui ont été prémiérement déduites de quelque exiſtence particuliére, on ſera, je penſe, bien en peine de ſavoir où les trouver. Car que quelqu’un refléchiſſe en ſoi-même ſur l’idée qu’il a de l’Homme, & qu’il me diſe enſuite en quoi elle différe de l’idée qu’il a de Pierre & de Paul, ou en quoi ſon idée de Cheval eſt différente de celle qu’il a de Bucephale, ſi ce n’eſt dans l’éloignement de quelque choſe qui eſt particulier à chacun de ces Individus, & dans la conſervation d’autant de particuliéres Idées complexes qu’il trouve convenir à pluſieurs exiſtences particulieres. De même, en ôtant, des Idées complexes, ſignifiées par les noms d’homme & de cheval, les ſeules idées particuliéres en quoi ils différent, en ne retenant que celles dans leſquelles ils conviennent, & en faiſant de ces idées une nouvelle & diſtincte Idée complexe, à laquelle on donne le nom d’Animal, on a un terme plus général, qui avec l’Homme comprend pluſieurs autres Créatures. Otez après cela, de l’idée d’Animal le ſentiment & le mouvement ſpontanée ; dès-là l’idée complexe qui reſte, compoſée d’idées ſimples de Corps, de vie & de nutrition, devient une idée encore plus générale, qu’on déſigne par le terme Vivant qui eſt d’une plus grande étenduë. Et pour ne pas nous arrêter plus long-temps ſur ce point qui eſt ſi évident par lui-même, c’eſt par la même voye que l’Eſprit vient à ſe former l’idée de Corps, de Subſtance, & enfin d’Être, de Choſe & de tels autres termes univerſels qui s’appliquent à quelque idée que ce ſoit que nous avions dans l’Eſprit. En un mot, tout ce myſtére des Genres & des Eſpèces dont on fait tant de bruit dans les Ecoles, mais qui hors de là eſt avec raiſon ſi peu conſideré, tout ce myſtére, dis-je, ſe réduit uniquement à la formation d’Idées abſtraites, plus ou moins étenduës, auxquelles on donne certains noms. Sur quoi ce qu’il y a de certain & d’invariable, c’eſt que chaque terme plus général ſignifie une certaine idée qui n’eſt qu’une partie de quelqu’une de celles qui ſont contenuës ſous elle.

§. 10.Pourquoi on ſe ſert ordinairement du Genre dans les Définitions. Nous pouvons voir par-là quelle eſt la raiſon pourquoi en définiſſant les mots, ce qui n’eſt autre choſe que faire connoître leur ſignification, nous nous ſervons du Genre, ou du terme général le plus prochain ſous lequel eſt compris le mot que nous voulons définir. On ne fait point cela par néceſſité, mais ſeulement pour s’épargner la peine de compter les différentes idées ſimples que le prochain terme général ſignifie, ou quelquefois peut-être pour s’épargner la honte de ne pouvoir faire cette énumeration. Mais quoi que la voye la plus courte de définir ſoit par le moyen du Genre & de la Différence, comme parlent les Logiciens, on peut douter, à mon avis, qu’elle ſoit la meilleure. Une choſe du moins, dont je ſuis aſſuré, c’eſt qu’elle n’eſt pas l’unique, ni par conſéquent abſolument néceſſaire. Car définir n’étant autre choſe que faire connoître à un autre par des paroles quelle eſt l’idée qu’emporte le mot qu’on définit, la meilleure définition conſiſte à faire le dénombrement de ces idées ſimples qui ſont renfermées dans la ſignification du terme défini ; & ſi au lieu d’un tel dénombrement les hommes ſe ſont accoûtumez à ſe ſervir du prochain terme général, ce n’a pas été par néceſſité, ou pour une plus grande clarté, mais pour abreger. Car je ne doute point que, ſi quelqu’un deſiroit de connoître quelle idée eſt ſignifiée par le mot Homme, & qu’on lui dit que l’Homme eſt une Subſtance ſolide, étenduë, qui a de la vie, du ſentiment, un mouvement ſpontanée, & la faculté de raiſonner, je ne doute pas qu’il n’entendît auſſi bien le ſens de ce mot Homme, & que l’idée qu’il ſignifie ne lui fût pour le moins auſſi clairement connuë, que lorſqu’on le définit un Animal raiſonnable, ce qui par les différentes definitions d’Animal, de Vivant, & de Corps, ſe réduit à ces autres idées dont on vient de voir le dénombrement. Dans l’explication du mot Homme je me ſuis attaché, en cet endroit, à la définition qu’on en donne ordinairement dans les Ecoles, qui quoi qu’elle ne ſoit peut-être pas la plus exacte, ſert pourtant aſſez bien à mon préſent deſſein. On peut voir par cet exemple, ce qui a donné occaſion à cette règle, Qu’une Définition doit être compoſée de Genre & de Différence : & cela ſuffit pour montrer le peu de néceſſité d’une telle Règle, ou le peu d’avantage qu’il y a à l’obſerver exactement. Car les Définitions n’étant, comme il a été dit, que l’explication d’un Mot par pluſieurs autres, en ſorte qu’on puiſſe connoître certainement le ſens ou l’idée qu’il ſignifie, les Langues ne ſont pas toûjours formées ſelon les règles de la Logique, de ſorte que la ſignification de chaque terme puiſſe être exactement & clairement exprimée par deux autres termes. L’experience nous fait voir ſuffiſamment le contraire : ou bien ceux qui ont fait cette Règle ont eu tort de nous avoir donné ſi peu de définitions qui y ſoient conformes. Mais nous parlerons plus au long des Définitions dans le Chapitre ſuivant.

§. 11.Ce qu’on appelle Général, & Univerſel eſt un Ouvrage de l’Entendement. Pour retourner aux termes généraux, il s’enſuit évidemment de ce que nous venons de dire, que ce qu’on appelle général & univerſel n’appartient pas à l’exiſtence réelle des choſes, mais que c’eſt un Ouvrage de l’Entendement qu’il fait pour ſon propre uſage, & qui ſe rapporte uniquement aux ſignes, ſoit que ce ſoient des Mots ou des Idées. Les Mots ſont généraux, comme il a été dit, lorſqu’on les employe pour être ſignes d’Idées générales ; ce qui fait qu’ils peuvent être indifferemment appliquez à pluſieurs choſes particuliéres : & les Idées ſont générales, lorſqu’elles ſont formées pour être des repréſentations de pluſieurs choſes particuliéres. Mais l’univerſalité n’appartient pas aux choſes mêmes qui ſont toutes particuliéres dans leur exiſtence, ſans en excepter les mots & les idées dont la ſignification eſt générale. Lors donc que nous laiſſons à part les ** Mots, idées ou choſes. Particuliers ; les Généraux qui reſtent, ne ſont que de ſimples productions de notre Eſprit, dont la nature générale n’eſt autre choſe que la capacité que l’Entendement leur communique, de ſignifier ou de repréſenter pluſieurs Particuliers. Car la ſignification qu’ils ont, n’eſt qu’une relation, qui leur eſt attribuée par l’Eſprit de l’Homme.

§. 12.Les Idées abſtraites ſont les eſſences des Genres & des Eſpèces. Ainſi, ce qu’il faut conſiderer immédiatement après, c’eſt quelle ſorte de ſignification appartient aux Mots généraux. Car il eſt évident qu’ils ne ſignifient pas ſimplement une ſeule choſe particuliere, puiſqu’en ce cas-là ce ne ſeroient pas des termes généraux, mais des noms propres. D’autre part il n’eſt pas moins évident qu’ils ne ſignifient pas une pluralité de choſes, car ſi cela étoit, homme & hommes ſignifieroient la meme choſe ; & la diſtinction des nombres, comme parlent les Grammairiens, ſeroit ſuperfluë & inutile. Ainſi, ce que les termes généraux ſignifient c’eſt une eſpèce particuliére de choſes ; & chacun de ces termes acquiert cette ſignification en devenant ſigne d’une Idée abſtraite que nous avons dans l’Eſprit ; & à meſure que les choſes exiſtantes ſe trouvent conformes à cette idée, elles viennent à être rangées ſous cette domination, ou ce qui eſt la même choſe, à être de cette eſpèce. D’où il paroit clairement que les Eſſences de chaque Eſpèce de choſes ne ſont que ces Idées abſtraites. Car puiſqu’avoir l’eſſence d’une Eſpèce, c’eſt avoir ce qui fait qu’une choſe eſt de cette Eſpèce ; & puiſque la conformité à l’idée à laquelle le nom ſpécifique eſt attaché, eſt ce qui donne droit à ce nom de déſigner cette idée, il s’enſuit néceſſairement de là, qu’avoir cette eſſence, & avoir cette conformité, c’eſt une ſeule & même choſe, parce qu’être d’une telle Eſpèce, & avoir droit au nom de cette Eſpèce, eſt une ſeule & même choſe. Ainſi par exemple, c’eſt la même choſe d’être homme, ou de l’Eſpèce d’homme, & d’avoir droit au nom d’homme : comme être homme, ou de l’Eſpèce d’homme, & avoir l’eſſence d’homme, eſt une ſeule & même choſe. Or comme rien ne peut être homme, ou avoir droit au nom d’homme que ce qui a de la conformité avec l’idée abſtraite que le nom d’homme ſignifie ; & qu’aucune choſe ne peut être un homme ou avoir droit à l’Eſpèce d’homme, que ce qui a l’eſſence de cette Eſpèce, n’eſt qu’une ſeule & même choſe. Par où il eſt aiſé de voir que les eſſences des Eſpèces des Choſes & par conſéquent la réduction des Choſes en eſpèces eſt un ouvrage de l’Entendement qui forme lui-même ces idées générales par abſtraction.

§. 13.Les Eſpèces ſont l’ouvrage de l’Entendement, mais elles ſont fondées ſur la reſſemblance des Choſes. Je ne voudrois pas qu’on s’imaginât ici, que j’oublie, & moins encore que je nie que la Nature dans la production des Choſes en fait pluſieurs ſemblables. Rien n’eſt plus ordinaire ſur-tout dans les races des Animaux, & dans toutes les choſes qui ſe perpetuent par ſemence. Cependant, je croi pouvoir dire que la réduction de ces Choſes en eſpèces ſous certaines dénominations, eſt l’Ouvrage de l’Entendement qui prend occaſion de la reſſemblance qu’il remarque entre elles de former des idées abſtraites & générales, & de les fixer dans l’Eſprit ſous certains noms, qui ſont attachez à ces idées dont ils ſont comme autant de modèles, de ſorte qu’à meſure que les choſes particuliéres actuellement exiſtantes ſe trouvent conformes, à tels ou tels modelles, elles viennent à être d’une telle Eſpèce, à avoir une telle dénomination, ou à être rangées ſous une telle Claſſe. Car lorſque nous diſons, c’eſt un homme, c’eſt un cheval, c’eſt juſtice, c’eſt cruauté, c’eſt une montre, c’eſt une bouteille ; que faiſons-nous par-là que ranger ces choſes ſous différens noms ſpécifiques entant qu’elles conviennent aux idées abſtraites dont nous avons établi que ces noms ſeroient les ſignes ? Et que ſont les Eſſences de ces Eſpèces, diſtinguées & déſignées par certains noms, ſinon ces idées abſtraites, qui ſont comme des liens par où les choſes particulières actuellement exiſtantes ſont attachées aux noms ſous leſquels elles ſont rangées ? En effet, lorſque les termes généraux ont quelque liaiſon avec des Etres particuliers, ces idées abſtraites ſont comme un milieu qui unit ces Etres enſemble, de ſorte que les Eſſences des Eſpèces, ſelon que nous les diſtinguons, & les déſignons par des noms, ne ſont, & ne peuvent être autre choſe que ces Idées préciſes & abſtraites que nous avons dans l’Eſprit. C’eſt pourquoi ſi les Eſſences, ſuppoſées réelles, des Subſtances, ſont différentes de nos Idées abſtraites, elles ne ſauroient être les Eſſences des Eſpèces ſous leſquelles nous les rangeons. Car deux Eſpèces peuvent être avec autant de fondement une ſeule Eſpèce, que deux différentes Eſſences peuvent être l’eſſence d’une ſeule Eſpèce : & je voudrois bien qu’on me dît quelles ſont les altérations qui peuvent ou ne peuvent pas être faites dans un Cheval, ou dans le Plomb, ſans que l’une ou l’autre de ces choſes ſoit d’une autre Eſpèce. Si nous terminons les Eſpèces de ces Choſes par nos Idées abſtraites, il eſt aiſé de réſoudre cette Queſtion ; mais quiconque voudra ſe borner en cette occaſion à des Eſſences ſuppoſées réelles, ſera, je m’aſſure, tout-à-fait déſorienté, & ne pourra jamais connoître quand une Choſe ceſſe préciſément d’être de l’eſpèce d’un Cheval, ou de l’eſpèce du Plomb.

§. 14.Chaque Idée abſtraite diſtincte eſt une Eſſence diſtincte. Perſonne, au reſte, ne ſera ſurpris de m’entendre dire, que ces Eſſences ou Idées abſtraites qui ſont les meſures des noms & les bornes des Eſpèces, ſoient l’Ouvrage de l’Entendement, ſi l’on conſidére qu’il y a du moins des Idées complexes qui dans l’Eſprit de diverſes perſonnes ſont ſouvent différentes collections d’Idées ſimples ; & qu’ainſi ce qui eſt Avarice dans l’Eſprit d’un homme, ne l’eſt pas dans l’Eſprit d’un autre. Bien plus, dans les Subſtances dont les Idées abſtraites ſemblent être tirées des Choſes mêmes, on ne peut pas dire que ces Idées ſoient conſtamment les mêmes, non pas même dans l’Eſpèce qui nous eſt la plus familiére, & que nous connoiſſons de la maniére la plus intime : puiſqu’on a douté pluſieurs fois ſi le fruit qu’une femme a mis au Monde étoit homme, juſqu’à diſputer ſi l’on devoit le nourrir & le baptiſer : ce qui ne pourroit être, ſi l’Idée abſtraite ou l’Eſſence à laquelle appartient le nom d’homme, étoit l’ouvrage de la Nature, & non une diverſe & incertaine collection d’Idées ſimples que l’Entendement unit enſemble, & à laquelle il attache un nom, après l’avoir renduë générale par voye d’abſtraction. De ſorte que dans le fond chaque Idée diſtincte formée par abſtraction eſt une eſſence diſtincte ; & les noms qui ſignifient de telles idées diſtinctes ſont des noms de Choſes eſſentiellement différentes. Ainſi, un Cercle différe auſſi eſſentiellement d’un Ovale, qu’une Brebis d’une Chèvre ; & la pluye eſt auſſi eſſentiellement différente de la Neige, que l’Eau différe de la Terre ; puiſqu’il eſt impoſſible que l’Idée abſtraite qui eſt l’Eſſence de l’une, ſoit communiquée à l’autre. Et ainſi deux Idées abſtraites qui différent entre elles par quelque endroit & qui ſont déſignées par deux noms diſtincts, conſtituent deux ſortes ou eſpèce diſtinctes, leſquelles ſont auſſi eſſentiellement différentes, que les deux Idées les plus oppoſées du monde.

§. 15.Il y a une Eſſence réelle, & une nominale. Mais parce qu’il y a des gens qui croyent, & non ſans raiſon, que les Eſſences des Choſes nous ſont entiérement inconnuës, il ne ſera pas hors de propos de conſiderer les différentes ſignifications du mot Eſſence.

Prémiérement, l’Eſſence peut ſe prendre pour la propre exiſtence de chaque choſe. Et ainſi dans les Subſtances en général, la conſtitution réelle, intérieure & inconnuë des Choſes, d’où dépendent les Qualitez qu’on y peut découvrir, peut être appelée leur eſſence. C’eſt la propre & originaire ſignification de ce mot, comme il paroît par ſa formation, le terme d’eſſence ſignifiant proprement ** Ab eſſe Eſſentia. l’Etre, dans ſa prémiére dénotation. Et c’eſt dans ce ſens que nous l’employons encore quand nous parlons de l’Eſſence des choſes particuliéres ſans leur donner aucun nom.

En ſecond lieu, la doctrine des Ecoles s’étant fort exercée ſur le Genre & l’Eſpèce qui y ont été le ſujet de bien des mots, le mot d’eſſence a preſque perdu ſa prémiére ſignification, & au lieu de déſigner la conſtitution réelle des choſes, il a preſque été entierement appliqué à la conſtitution artificielle du Genre & de l’Eſpèce. Il eſt vrai qu’on ſuppoſe ordinairement une conſtitution réelle de l’Eſpèce de chaque choſe, & il eſt hors de doute qu’il doit y avoir quelque conſtitution réelle, d’où chaque amas d’Idées ſimples coëxiſtantes doit dépendre. Mais comme il eſt évident que les Choſes ne ſont rangées en Sortes ou Eſpèces ſous certains noms qu’entant qu’elles conviennent avec certaines Idées abſtraites, auxquelles nous avons attaché ces noms-là, l’eſſence de chaque Genre ou Eſpèce vient ainſi à n’être autre choſe que l’Idée abſtraite, ſignifiée par le nom général ou ſpécifique. Et nous trouverons que c’eſt-là ce qu’emporte le mot d’eſſence ſelon l’uſage le plus ordinaire qu’on en fait. Il ne ſeroit pas mal, à mon avis, de déſigner ces deux ſortes d’eſſences par deux noms différens, & d’appeler la prémiére réelle, & l’autre eſſence nominale.

§. 16.Il y a une conſtante liaiſon entre le nom & l’eſſence nominale.

La ſuppoſition que les Eſpèces ſont diſtinguées par leurs eſſences réelles, eſt inutile.
Il y a une ſi étroite liaiſon entre l’eſſence nominale & le nom, qu’on ne peut attribuer le nom d’aucune ſorte de choſes à aucun Etre particulier qu’à celui qui a cette eſſence par où il répond à cette Idée abſtraite, dont le nom eſt le ſigne.

§. 17. A l’égard des Eſſences réelles des Subſtances corporelles, pour ne parler que de celles-là, il y a deux opinions, ſi je ne me trompe. L’une eſt de ceux qui ſe ſervant du mot eſſence ſans ſavoir ce que c’eſt, ſuppoſent un certain nombre de ces Eſſences, ſelon leſquelles toutes les choſes naturelles ſont formées, & auxquelles chacune d’elles participe exactement, par où elles viennent à être de telle ou de telle Eſpèce. L’autre opinion qui eſt beaucoup plus raiſonnable, eſt de ceux qui reconnoiſſent que toutes les Choſes naturelles ont une certaine conſtitution réelle, mais inconnuë, de leurs parties inſenſibles, d’où découlent ces Qualitez ſenſibles qui nous ſervent à diſtinguer en certaines ſortes, ſous de communes dénominations. La prémiére de ces Opinions qui ſuppoſe ces Eſſences comme autant de moule où ſont jettées toutes les choſes naturelles qui exiſtent & auxquelles elles ont également part, a, je penſe, fort embrouillé la connoiſſance des Choſes naturelles. Les fréquentes productions de Monſtres dans toutes les Eſpèces d’Animaux, la naiſſance des Imbecilles, & d’autres ſuites étranges des Enfantemens forment des difficultez qu’il n’eſt pas poſſible d’accorder avec cette hypothèſe : puiſqu’il eſt auſſi impoſſible que deux choſes qui participent exactement à la même eſſence réelle ayent différentes propriétez, qu’il eſt impoſſible que deux figures participant à la même eſſence réelle d’un Cercle ayent différentes propriétez. Mais quand il n’y auroit point d’autre raiſon contre une telle hypotheſe, cette ſuppoſition d’Eſſences qu’on ne ſauroit connoître, & qu’on regarde pourtant comme ce qui diſtingue les Eſpèces des Choſes, eſt ſi fort inutile, & ſi peu propre à avancer aucune partie de nos connoiſſances, que cela ſeul ſuffiroit pour nous le faire rejetter, & nous obliger à nous contenter de ces Eſſences des Eſpèces des Choſes, que nous ſommes capables de concevoir, & qu’on trouvera, après y avoir bien penſé, n’être autre choſe que ces Idées abſtraites & complexes auxquelles nous avons attaché certains noms généraux.

§.18.L’Eſſence réelle & nominale la même dans les Idées ſimples & dans les Modes ; différente dans les Subſtances. Les Eſſences étant ainſi diſtinguées en nominales & réelles, nous pouvons remarquer outre cela, que dans les Eſpèces des Idées ſimples & des Modes, elles ſont toûjours les mêmes, mais que dans les Subſtances elles ſont toûjours entiérement différentes. Ainſi, une Figure qui termine un Eſpace par trois lignes, c’eſt l’eſſence d’un Triangle, tant réelle que nominale : car c’eſt non ſeulement l’idée abſtraite à laquelle le nom général eſt attaché, mais l’Eſſence ou l’Etre propre de la choſe même, le véritable fondement d’où procedent toutes ſes propriétez, & auquel elles ſont inſeparablement attachées. Mais il en eſt tout autrement à l’égard de cette portion de matiére qui compoſe l’Anneau que j’ai au doigt, dans laquelle ces deux eſſences ſont viſiblement différentes. Car c’eſt de la conſtitution réelle de ſes parties inſenſibles que dépendent toutes ces propriétez de couleur, de peſanteur, de fuſibilité, de fixité, &c. qu’on y peut obſerver. Et cette conſtitution nous eſt inconnuë, de ſorte que n’en ayant point d’idée, nous n’avons point de nom qui en ſoit le ſigne. Cependant c’eſt ſa couleur, ſon poids, ſa fuſibilité, & ſa fixité, &c. qui la font être de l’or, ou qui lui donnent droit à ce nom, qui eſt pour cet effet ſon eſſence nominale : puiſque rien ne peut avoir le nom d’or que ce qui a cette conformité de qualitez avec l’idée complexe & abſtraite à laquelle ce nom eſt attaché. Mais comme cette diſtinction d’eſſences appartient principalement aux Subſtances, nous aurons occaſion d’en parler plus au long, quand nous traiterons des noms des Subſtances.

§. 19.Eſſence ingénérables & incorruptibles. Une autre choſe qui peut faire voir encore que ces Idées abſtraites, déſignées par certains noms, ſont les Eſſences que nous concevons dans les Choſes, c’eſt ce qu’on a accoûtumé de dire, qu’elles ſont ingénérables & incorruptibles. Ce qui ne peut être véritable des Conſtitutions réelles des choſes, qui commencent & périſſent avec elles. Toutes les choſes qui exiſtent, excepté leur Auteur, ſont ſujettes au changement, & ſur-tout celles qui ſont dans notre connoiſſance, & que nous avons réduit à certaines Eſpèces ſous des noms diſtincts. Ainſi, ce qui hier étoit l’herbe, eſt demain la chair d’une Brebis, & peu de jours après fait partie d’un homme. Dans tous ces changemens & autres ſemblables, l’Eſſence réelle des Choſes, c’eſt à dire, la conſtitution d’où dépendent leurs différentes propriétez, eſt détruite & périt avec elles. Mais les Eſſences étant priſes pour des Idées établies dans l’Eſprit avec certains noms qui leur ont été donnez, ſont ſuppoſées reſter conſtamment les mêmes, à quelques changemens que ſoient expoſées les Subſtances particuliéres. Car quoi qu’il arrive d’Alexandre & de Bucephale, les idées auxquelles on a attaché les noms d’homme & de cheval ſont toûjours ſuppoſées demeurer les mêmes ; & par conſéquent les eſſences de ces Eſpèces ſont conſervées dans leur entier, quelques changemens qui arrivent à aucun Individu, ou même à tous les Individus de ces Eſpèces. C’eſt ainſi, dis-je, que l’eſſence d’une Eſpèce reſte en ſureté & dans ſon entier, ſans l’exiſtence même d’un ſeul Individu de cette Eſpèce. Car bien qu’il n’y eût préſentement aucun Cercle dans le Monde (comme peut-être cette Figure n’exiſte nulle part tracée exactement) cependant l’idée qui eſt attachée à ce nom, ne ceſſeroit pas d’être ce qu’elle eſt, & de ſervir comme de modelle pour déterminer quelles des Figures particuliéres qui ſe préſentent à nous, ont ou n’ont pas droit à ce nom de Cercle, & pour faire voir par même moyen laquelle de ces Figures ſeroit de cette Eſpèce dès-là qu’elle auroit cette eſſence. De même, quand bien il n’y auroit préſentement, ou n’y auroit jamais eu dans la Nature aucune Bête telle que la Licorne, ni aucun Poiſſon tel que la Siréne, cependant ſi l’on ſuppoſe que ces noms ſignifient des idées complexes & abſtraites qui ne renferment aucune impoſſibilité, l’eſſence d’une Siréne eſt auſſi intelligible que celle d’un Homme ; & l’idée d’une Licorne eſt auſſi certaine, auſſi conſtante & auſſi permanent que celle d’un Cheval. D’où il s’enſuit évidemment que les Eſſences ne ſont autre choſe que des idées abſtraites, par cela même qu’on dit qu’elles ſont immuables ; que cette doctrine de l’immutabilité des Eſſences eſt fondée ſur la Rélation qui eſt établie entre ces Idées abſtraites & certains ſons conſiderez comme ſignes de ces Idées, & qu’elle ſera toûjours véritable, pendant que le même nom peut avoir la même ſignification.

§. 20.Recapitulation. Pour conclurre ; voici en peu de mots ce que j’ai voulu dire ſur cette matiére, c’eſt que tout ce qu’on nous débite à grand bruit ſur les Genres, ſur les Eſpèces & ſur leurs Eſſences, n’emporte dans le fond autre choſe que ceci, ſavoir, que les hommes venant à former des idées abſtraites, & à les fixer dans leur Eſprit avec des noms qu’ils leur aſſignent, ſe rendent par-là capables de conſiderer les choſes & d’en diſcourir, comme ſi elles étoient aſſemblées, pour ainſi dire, en divers faiſſeaux, afin de pouvoir plus commodément, plus promptement & plus facilement s’entre-communiquer leurs Penſées, & avancer dans la connoiſſance des choſes, où ils ne pourroient faire que des progrès fort lents, ſi leurs mots & leurs penſées étoient entiérement bornées à des choſes particuliéres.