Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 3/Chapitre 4

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Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 337-344).


CHAPITRE IV.

Des Noms des Idées ſimples.


§. 1. Les noms des Idées ſimples, des Modes, & des Subſtances ont chacun quelque choſe de particulier.
QUoi que les Mots ne ſignifient rien immédiatement que les idées qui ſont dans l’Eſprit de celui qui parle, comme je l’ai déja montré ; cependant après avoir fait une revûë plus exacte, nous trouverons que les noms des Idées ſimples, des Modes mixtes (ſous leſquels je comprens auſſi les Relations) & des Subſtances ont chacun quelque choſe de particulier, par où ils différent les uns des autres.

§. 2. 1. Les noms des Idées ſimples & des Subſtances donnent à entendre une exiſtence réelle. Et prémiérement, les noms des Idées ſimples & des Subſtances marquent, outre les idées abſtraites qu’ils ſignifient immédiatement, quelque exiſtence réelle, d’où leur patron original a été tiré. Mais les noms des Modes mixtes ſe terminent à l’idée qui eſt dans l’Eſprit, & ne portent pas nos penſées plus avant, comme nous verrons dans le Chapitre ſuivant.

§. 3.II. Les noms des Idées ſimples & des Modes ſignifient toûjours l’eſſence réelle & nominale.
* Ch.VI. du Liv. III.
III. Les noms des idées ſimples ne peuvent être définis.
En ſecond lieu, les noms des Idées ſimples & des Modes ſignifient toujours l’eſſence réelle de leurs Eſpèces auſſi bien que la nominale. Mais les noms des Subſtances naturelles ne ſignifient que rarement, pour ne pas dire jamais, autre choſe que l’eſſence nominale de leurs Eſpèces, comme on verra dans le Chapitre où nous traitons * des Noms des Subſtances en particulier.

§. 4. En troiſiéme lieu, les noms des Idées complexes peuvent l’être. Juſqu’ici perſonne, que je ſache, n’a remarqué quels ſont les termes qui peuvent, ou ne peuvent pas être définis ; & je ſuis tenté de croire qu’il s’éleve ſouvent de grandes diſputes & qu’il s’introduit bien du galimathias dans les diſcours des hommes pour ne pas ſonger à cela, les uns demandant qu’on leur définiſſe des termes qui ne peuvent être définis, & d’autres croyant devoir ſe contenter d’une explication qu’on leur donne d’un mot par un autre plus général, & par ce qui en reſtraint le ſens, ou pour parler en termes de l’Art, par un Genre & une Différence, quoi que ſouvent ceux qui ont ouï cette définiton faite ſelon les règles, n’ayent pas une connoiſſance plus claire du ſens de ce mot qu’ils n’en avoient auparavant. Je croi du moins qu’il ne ſera pas tout-à-fait hors de propos de montrer en cet endroit quels mots peuvent être définis & quels ne ſauroient l’être, & en quoi conſiſte une bonne Définition ; ce qui ſervira peut-être ſi fort à faire connoître la nature de ces ſignes de nos Idées, qu’il vaut la peine d’être examiné plus particuliérement qu’il ne l’a été juſqu’ici.

§. 5.Si tous pouvoient être définis, cela iroit à l’infini. Je ne m’arrêterai pas ici à prouver que tous les Mots ne peuvent point être définis, par la raiſon tirée du progrès à l’infini, où nous nous engagerions viſiblement, ſi nous reconnoiſſions que tous les Mots peuvent être définis. Car où s’arrêter, s’il falloit définir les mots d’une Définition par d’autres mots ? Mais je montrerai par la nature de nos Idées, & par la ſignification de nos paroles, pourquoi certains noms peuvent être définis, & pourquoi d’autres ne ſauroient l’être, & quels ils ſont.

§. 6.Ce que c’eſt qu’une définition. On convient, je penſe, que Définir n’eſt autre choſe que faire connoître le ſens d’un Mot par le moyen de pluſieurs autres mots qui ne ſoient pas ſynonymes. Or comme le ſens des mots n’eſt autre choſe que les idées mêmes dont ils ſont établis par celui qui les employe, la ſignification d’un mot eſt connüe, ou le mot eſt défini dès que l’idée dont il eſt rendu ſigne, & à laquelle il eſt attaché dans l’Eſprit de celui qui parle, eſt, pour ainſi dire, repréſentée & comme expoſée aux yeux d’une autre perſonne par le moyen d’autres termes, & que par-là la ſignification en eſt déterminée. C’eſt-là le ſeul uſage & l’unique fin des Définitions, & par conſéquent l’unique règle par où l’on peut juger ſi une définition eſt bonne ou mauvaiſe.

§. 7.Les Idées ſimples pourquoi ne peuvent être définies. Cela poſé, je dis que les noms des Idées ſimples ne peuvent point être définis, & que ce ſont les ſeuls qui ne puiſſent l’être. En voici la raiſon. C’eſt que les différens termes d’une Définition ſignifiant différentes idées, ils ne ſauroient en aucune maniére repréſenter une idée qui n’a aucune compoſition. Et par conſéquent, une Définition, qui n’eſt proprement autre choſe que l’explication du ſens d’un Mot par le moyen de pluſieurs autres Mots qui ne ſignifient point la même choſe ne peut avoir lieu dans Les noms des Idées ſimples.

§. 8.Exemple tiré du Mouvement. Ces célèbres vetilles dont on fait tant de bruit dans les Ecoles, ſont venues de ce qu’on n’a pas pris garde à cette différence qui ſe trouve dans nos idées & dans les noms dont nous nous ſervons pour les exprimer, comme il eſt aiſé de voir dans les définitions qu’ils nous donnent de quelque peu d’Idées ſimples. Car les plus grands Maîtres dans l’art de définir, ont été contraints d’en laiſſer la plus grande partie ſans les définir, par la ſeule impoſſibilité qu’ils y ont trouvé. Le moyen, par exemple, que l’Eſprit de l’homme pût inventer un plus fin galimathias que celui qui eſt renfermé dans cette Définition, L’acte d’un Etre en puiſſance entant qu’il eſt en puiſſance ? Un homme raiſonnable, à qui elle ne ſeroit pas connuë d’avance par ſon extrême abſurdité qui l’a renduë ſi fameuſe, ſeroit ſans doute fort embarraſſé de conjecturer quel mot on pourroit ſuppoſer qu’on ait voulu expliquer par-là. Si, par exemple, Ciceron eût demandé à un Flamand ce que c’étoit que beweeginge & que le Flamand lui en eût donné cette explication en Latin, Eſt Actus Entis in potentia quatenus in potentia, je demande ſi l’on pourroit ſe figurer que Ciceron eût entendu par ces paroles ce que ſignifioit le mot de beweeginge ou qu’il eût même pû conjecturer qu’elle étoit l’idée qu’un Flamand avoit ordinairement dans l’Eſprit, & qu’il vouloit faire connoître à une autre perſonne, lorſqu’il prononçoit ** Qui ſignifie en Flamand ce que nous appellons mouvemens, en François. ce mot-là.

§. 9. Nos Philoſophes modernes qui ont tâché de ſe défaire du jargon des Ecoles & de parler intelligiblement, n’ont pas mieux réuſſi à définir les idées ſimples, par l’explication qu’ils nous donnent de leurs cauſes ou par quelque autre voye que ce ſoit. Ainſi les Partiſans des Atomes qui définiſſent le Mouvement, Un paſſage d’un lieu dans un autre, ne font autre choſe que mettre un mot ſynonyme à la place d’un autre. Car qu’eſt-ce qu’un paſſage ſinon un mouvement ? Et ſi l’on leur demandoit, ce que c’eſt que paſſage, comment le pourroient-ils mieux définir que par le terme de mouvement ? En effet, dire qu’un paſſage eſt un mouvement d’un lieu dans un autre, n’eſt-ce pas s’exprimer pour le moins d’une maniére auſſi propre & auſſi ſignificative que de dire, Le mouvement eſt un paſſage d’un lieu dans l’autre ? C’eſt traduire & non pas définir, que de mettre ainſi deux mots de la même ſignification l’un à la place de l’autre. A la vérité, quand l’un eſt mieux entendu que l’autre, cela peut ſervir à faire connoître quelle idée eſt ſignifiée par le terme inconnu ; mais il s’en faut pourtant beaucoup que ce ſoit une définition, à moins que nous ne diſions que chaque mot François qu’on trouve dans un Dictionnaire eſt la définition du mot Latin qui lui répond, & que le mot de mouvement eſt une définition de celui de motus. Que ſi l’on examine bien la définiton que les cartéſiens nous donnent du Mouvement, quand ils diſent que c’eſt l’application ſucceſſive des parties de la ſurface d’un Corps aux parties d’un autre Corps, on trouvera qu’elle n’eſt pas meilleure.

§. 10.Autre exemple tiré de la Lumière. L’Acte de Tranſparent entant que tranſparent, eſt une autre définition que les Peripateticiens ont prétendu donner d’une Idée ſimple, qui n’eſt pas dans le fond plus abſurde que celle qu’ils nous donnent du Mouvement, mais qui paroit plus viſiblement inutile, & ne ſignifier abſolument rien ; parce que l’expérience convaincra aiſément quiconque y fera reflexion, qu’elle ne peut faire entendre à un Aveugle le mot de lumiére dont on veut qu’elle ſoit l’explication. La définition du Mouvement ne paroît pas d’abord ſi frivole, parce qu’on ne peut pas la mettre à cette épreuve. Car cette Idée ſimple s’introduiſant dans l’Eſprit par l’attouchement auſſi bien que par la vuë, il eſt impoſſible de citer quelqu’un qui n’ait point eu d’autre moyen d’acquerir l’idée du Mouvement que par la ſimple définition de ce Mot. Ceux qui diſent que la Lumiére eſt un grand nombre de petits globules qui frappent vivement le fond de l’œuil, parlent plus intelligiblement qu’on ne parle ſur ce ſujet dans les Ecoles : mais que ces mots ſoient entendus avec la derniére évidence, ils ne ſauroient pourtant jamais faire que l’idée ſignifiée par le mot de Lumiére ſoit plus connuë à un homme qui ne l’entend pas auparavant, que ſi on lui diſoit que la Lumiére n’eſt autre choſe qu’un amas de petites balles que des Fées pouſſent tout le jour avec des raquettes contre le front de certains hommes, pendant qu’elles négligent de rendre le même ſervice à d’autres. Car ſuppoſé que l’explication de la choſe ſoit véritable, cette idée de la cauſe de la Lumiére auroit beau nous être connuë avec toute l’exactitude poſſible, elle ne ſerviroit non plus à nous donner l’idée de la Lumiére même, entant que c’eſt une perception particuliére qui eſt en nous, que l’idée de la figure & du mouvement d’une épingle nous pourroit donner l’idée de la douleur qu’une épingle eſt capable de produire en nous. Car dans toutes les Idées ſimples qui nous viennent par un ſeul Sens, la cauſe de la ſenſation, & la ſenſation elle-même ſont deux idées, & qui ſont ſi différentes & ſi éloignées l’une de l’autre, que deux Idées ne ſauroient l’être davantage. C’eſt pourquoi les Globules de Deſcartes auroient beau frapper la retine d’un homme que la maladie nommée Gutta ſerena auroit rendu aveugle, jamais il n’auroit, par ce moyen, aucune idée de lumiére ni de quoi que ce ſoit d’approchant, encore qu’il comprît à merveille ce que ſont ces petits Globules, & ce que c’eſt que frapper un autre Corps. Pour cet effet les Carteſiens qui ont fort bien compris cela, diſtinguent exactement entre cette lumiére qui eſt la cauſe de la ſenſation qui s’excite en nous à la vûë d’un Objet, & entre l’idée qui eſt produite en nous par cette cauſe, & qui eſt proprement la Lumiére.

§. 11.On continuë d’expliquer pourquoi les Idées ſimples ne peuvent être définies. Les Idées ſimples ne nous viennent, comme on a dejà vû, que par le moyen des impreſſions que les Objets ſont ſur notre Eſprit, par les organes appropriez à chaque eſpèce. Si nous ne les recevons pas de cette maniére, tous les mots qu’on employeroit pour expliquer ou définir quelqu’un des noms qu’on donne à ces Idées, ne pourroient jamais produire en nous l’idée que ce nom ſignifie. Car les mots n’étant que des ſons, ils ne peuvent exciter aucune idée ſimple en nous que celle de ces ſons mêmes, ni nous faire avoir aucune idée qu’en vertu de la liaiſon volontaire qu’on reconnoit être eux & ces idées ſimples dont ils ont été établis ſignes par l’uſage ordinaire. Que celui qui penſe autrement ſur cette matiére, éprouve s’il trouvera des mots qui puiſſent lui donner le goût des Ananas, & lui faire avoir la vraye idée de l’exquiſe ſaveur de ce Fruit. Que ſi l’on lui dit que ce goût approche de quelque autre goût, dont il a dejà l’idée dans ſa Mémoire où elle a été imprimée par des Objets ſenſibles qui ne ſont pas inconnus à ſon palais, il peut approcher de ce goût en lui-même ſelon ce dégré de reſſemblance. Mais ce n’eſt pas nous faire avoir cette idée par le moyen d’une définition. C’eſt ſeulement exciter en nous d’autres idées ſimples par leurs noms connus ; ce qui ſera toûjours fort différent du véritable goût de ce Fruit. Il en eſt de même à l’égard de la Lumiére, des Couleurs & de toutes les autres Idées ſimples ; car la ſignification des ſons n’eſt pas naturelle, mais impoſée par une inſtitution arbitraire. C’eſt pourquoi il n’y a aucune définition de la Lumiére ou de la Rougeur qui ſoit plus capable d’exciter en nous aucune de ces Idées, que le ſon du mot lumiére, ou rougeur pourroit le faire par lui-même. Car eſpérer de produire une idée de lumiére ou de couleur par un ſon, de quelque maniére qu’il ſoit formé, c’eſt ſe figurer que les ſons pourront être vûs ou que les couleurs pourront être ouïes ; & attribuer aux oreilles la fonction de tous les autres Sens ; ce qui eſt autant que ſi l’on diſoit que nous pouvons goûter, flairer, & voir par le moyen des oreilles ; eſpèce de Philoſophie qui ne peut convenir qu’à Sancho Pança qui avoit la faculté de voir Dulcinée par ouï-dire. Soit donc conclu que quiconque n’a pas dejà reçu dans ſon Eſprit par la porte naturelle, l’idée ſimple qui eſt ſignifiée par un certain mot, ne ſauroit jamais venir à connoître la ſignification de ce Mot par le moyen d’autres mots ou ſons, quels qu’ils puiſſent être, de quelque maniére qu’ils ſoient joints enſemble par aucunes règles de Définition qu’on puiſſe jamais imaginer. Le ſeul moyen de la lui faire connoître, c’eſt de frapper ſes ſens par l’objet qui leur eſt propre, & de produire ainſi en lui l’idée dont il a déja appris le nom. Un homme aveugle qui aimoit l’étude, s’étant fort tourmenté la tête ſur le ſujet des Objets viſibles, & ayant conſulté les Livres & ſes Amis pour pouvoir comprendre les mots de lumiére & de couleur qu’il rencontroit ſouvent dans ſon chemin, dit un jour avec une extrême confiance, qu’il comprenoit enfin ce que ſignifioit l’Ecarlate. Sur quoi ſon Ami lui ayant demandé ce que c’étoit l’Ecarlate, C’eſt, répondit-il, quelque choſe de ſemblable au ſon de la Trompette. Quiconque prétendra découvrir ce qu’emporte le nom de quelque autre Idée ſimple par le ſeul moyen d’une Définition, ou par d’autres termes qu’on peut employer pour l’expliquer, ſe trouvera juſtement dans le cas de cet Aveugle.

§. 12.Le contraire paroit dans les Idées complexes par les exemples d’une Statuë & de l’Arc-en-Ciel. Il en eſt tout autrement à l’égard des Idées complexes. Comme elles ſont compoſées de pluſieurs Idées ſimples, les Mots qui ſignifient les différentes idées qui entrent dans cette compoſition, peuvent imprimer dans l’Eſprit des idées complexes qui n’y avoient jamais été, & en rendre par là les noms intelligibles. C’eſt dans de telles collections d’Idées, déſignées par un ſeul nom qu’à lieu la définition ou l’explication d’un Mot par pluſieurs autres, & qu’elle peut nous faire entendre les noms de certaines choſes qui n’étoient jamais tombées ſous nos Sens, & nous engager à former des Idées conformes à celles que les autres hommes ont dans l’Eſprit, lorſqu’ils ſe ſervent de ces noms-là ; pourvû que nul des termes de la Définition ne ſignifie aucune idée ſimple, que celui à qui on la propoſe, n’ait encore jamais eu dans l’Eſprit. Ainſi, le mot de Statuë peut bien être expliqué à un Aveugle par d’autres mots, mais non pas celui de peinture, ſes Sens lui ayant fourni l’idée de la figure, & non celle des couleurs, qu’on ne ſauroit pour cet effet exciter en lui par le ſecours des mots. C’eſt ce qui fit gagner le prix au Peintre ſur le Statuaire. Etant venus à diſputer de l’excellence de leur Art, le Statuaire prétendit que la Sculpture devoit être préferée à cauſe qu’elle s’étendoit plus loin, & que ceux-là même qui étoient privez de la vûë, pouvoient encore s’appercevoir de ſon excellence. Le Peintre convint de s’en rapporter au jugement d’un Aveugle. Celui-ci étant conduit où étoit la Statuë du Sculpteur & le Tableau du Peintre, on lui préſenta prémiérement la Statuë, dont il parcourut avec ſes mains tous les traits du viſage & la forme du Corps, & plein d’admiration il exalta l’adresse de l’Ouvrier. Mais étant conduit auprès du Tableau, on lui dit, à meſure qu’il étendoit la main deſſus, que tantôt il touchoit la tête, tantôt le front, les yeux, le nez, &c. à meſure que ſa main ſe mouvoit ſur les différentes parties de la peinture qui avoit été tirée ſur la Toile, ſans qu’il y trouvât la moindre diſtinction ; ſur quoi il s’écria que ce devoit être ſans contredit un Ouvrage tout-à-fait admirable & divin, puiſqu’il pouvoit leur repréſenter toutes ces parties où il n’en pouvoit ni ſentir ni appercevoir la moindre trace.

§.13. Celui qui ſe ſerviroit du mot Arc-en-ciel, en parlant à une perſonne qui connoîtroit toutes les couleurs dont il eſt compoſé mais qui n’auroit pourtant jamais vû ce Phénomène, définiroit ſi bien ce mot en repréſentant la figure, la grandeur, la poſition & l’arrangement des Couleurs, qu’il pourroit le lui faire tout-à-fait bien comprendre. Mais quelque exacte & parfaite que fût cette définition, elle ne feroit jamais entendre à un Aveugle ce que c’eſt que l’Arc-en-ciel, parce que pluſieurs des Idées ſimples qui forment cette idée complexe, étant de telle nature qu’elles ne lui ont jamais été connuës par ſenſation & par expérience, il n’y a point de paroles qui puiſſent les exciter dans ſon Eſprit.

§. 14.Quand les noms des Idées complexes peuvent être rendus intelligibles par le ſecours des Mots. Comme les Idées ſimples ne nous viennent que de l’expérience le moyen des Objets qui ſont propres à produire ces perceptions en nous, dès que notre Eſprit a acquis par ce moyen une certaine quantité de ces Idées, avec la connoiſſance des noms qu’on leur donne, nous ſommes en état de définir, & d’entendre, à la faveur des définitions, les noms des Idées complexes qui ſont compoſées de ces Idées ſimples. Mais lorſqu’un terme ſignifie une idée ſimple qu’un homme n’a point eu encore dans l’Eſprit, il eſt impoſſible de lui en faire comprendre le ſens par des paroles. Au contraire, ſi un terme ſignifie une idée qu’un homme connoit dejà, mais ſans ſavoir que ce terme en ſoit le ſigne, on peut lui faire entendre le ſens de ce mot par le moyen d’un autre qui ſignifie la même idée & auquel il eſt accoûtumé. Mais il n’y a abſolument aucun cas où le nom d’aucune idée ſimple puiſſe être défini.

§. 15.IV. Les noms des Idées ſimples ſont les moins douteux. En quatriéme lieu, quoi qu’on ne puiſſe point faire concevoir la ſignification préciſe des noms des Idées ſimples en les définiſſant, cela n’empeche pourtant pas qu’en général ils ne ſoient moins douteux, & moins incertains que ceux des Modes Mixtes & des Subſtances. Car comme ils ne ſignifient qu’une ſimple perception, les hommes pour l’ordinaire s’accordent facilement & parfaitement ſur leur ſignification ; & ainſi, l’on n’y trouve pas grand ſujet de ſe méprendre, ou de diſputer. Celui qui fait une fois que la blancheur eſt le nom de la Couleur qu’il a obſervée dans la Neige ou dans le Lait, ne pourra guere ſe tromper dans l’application de ce mot, tandis qu’il conſerve cette idée dans l’Eſprit ; & s’il vient à la perdre entierement, il n’eſt plus ſujet à n’en prendre le vrai ſens, mais il apperçoit qu’il ne l’entend abſolument point. Il n’y a, dans ce cas, ni multiplicité d’Idées ſimples qu’il faille joindre enſemble, ce qui rend douteux les noms des Modes mixtes ; ni une eſſence, ſuppoſée réelle, mais inconnuë, accompagnée de propriétez qui en dépendent & dont le juſte nombre n’eſt pas moins inconnu, ce qui met de l’obſcurité dans les noms des Subſtances. Au contraire dans les Idées ſimples toute la ſignification du nom eſt connuë tout à la fois, & n’eſt point compoſée de parties, de ſorte qu’en mettant un plus grand ou un plus petit nombre de parties l’idée puiſſe varier, & que la ſignification du nom qu’on lui donne, puiſſe être par conſéquent obſcure & incertaine.

§. 16.V. Les Idées ſimples ont très peu de ſubordination dans ce que les Logiciens nomment Linea prædicametalis.
* Species infima.
Genus ſupremum.
On peut obſerver, en cinquiéme lieu, touchant les Idées ſimples & leurs noms, qu’ils n’ont que très-peu de ſubordinations dans ce que les Logiciens appellent Linea prædicamentalis, depuis la * derniére Eſpèce juſqu’au † Genre ſuprême. Et la raiſon, c’eſt que la derniere Eſpèce n’étant qu’une ſeule Idée ſimple, on n’en peut rien retrancher pour faire que ce qui la diſtingue des autres étant ôté, elle puiſſe convenir avec quelque autre choſe par une idée qui leur ſoit commune à toute deux, & qui n’ayant qu’un nom, ſoit le genre des deux autres : par exemple, on ne peut rien retrancher de l’idée du Blanc & du Rouge pour faire qu’elles conviennent dans une commune apparence, & qu’ainſi elles ayent un ſeul nom général, comme lorſque la faculté de raiſonner étant retranchée de l’idée complexe d’Homme, la fait convenir avec celle de Bête, dans l’idée & la dénomination plus générale d’Animal. C’eſt pour cela que, lorſque les hommes ſouhaitans d’éviter de longues & ennuyeuſes énumerations ont voulu comprendre le Blanc & le Rouge & pluſieurs autres ſemblables Idées ſimples ſous un nom général, ils ont été obligez de le faire par un mot qui exprime uniquement le moyen par où elles s’introduiſent dans l’eſprit. Car lorſque le Blanc, le Rouge & le Jaune ſont tous compris ſous le Genre ou le nom de Couleur, cela ne déſigne autre choſe que ces Idées entant qu’elles ſont produites dans l’Eſprit uniquement par la vûë, & qu’elles n’y entrent qu’à travers les yeux. Et quand on veut former un terme encore plus général qui comprenne les Couleurs, les Sons & ſemblables Idées ſimples, on ſe ſert d’un mot qui ſignifie toutes ces ſortes d’Idées qui ne viennent dans l’Eſprit que par un ſeul Sens ; & ainſi ſous le terme général de Qualité pris dans le ſens qu’on lui donne ordinairement on comprend les Couleurs, les Sons, les Goûts, les Odeurs & les Qualitez tactiles, pour les diſtinguer de l’Entenduë, du Nombre, du Mouvement, du Plaiſir & de la Douleur qui agiſſent ſur l’Eſprit & y introduiſent leurs idées par plus d’un Sens.

§. 17.Les noms des Idées ſimples emportent des idées qui ne ſont nullement arbitraires. En ſixiéme lieu, une différence qu’il y a entre les noms des Idées ſimples, des Subſtances & des Modes mixtes, c’eſt que ceux des Modes mixtes déſignent des Idées parfaitement arbitraires, qu’il n’en eſt pas tout-à-fait de même de ceux des Subſtances, puiſqu’ils ſe rapportent à un modelle, quoi que d’une maniére un peu vague, & enfin que les noms des Idées ſimples ſont entierement pris de l’exiſtence des choſes & ne ſont nullement arbitraires. Nous verrons dans les Chapitres ſuivans quelle différence naît de là dans la ſignification des noms de ces trois ſortes d’Idées.

Quant aux noms des Modes ſimples, ils ne différent pas beaucoup de ceux des idées ſimples.