Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 3/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 381-383).


CHAPITRE VII.

Des Particules.


§. 1. Les Particules lient les parties des Propoſitions ou les Propoſitions entiéres.
OUtre les Mots ſervent à nommer les idées qu’on a dans l’Eſprit, il y en a un grand nombre d’autres, qu’on employe pour ſignifier la connexion que l’Eſprit met entre les Idées ou les Propoſitions, qui compoſent le Diſcours. Lorſque l’Eſprit communique ſes penſées aux autres, il n’a pas ſeulement beſoin de ſignes qui marquent les idées qui ſe préſentent alors à lui, mais d’autres encore pour déſigner ou faire connoître quelque action particuliére qu’il fait lui-même, & qui dans ce temps-là ſe rapporte à ces idées. C’eſt ce qu’il peut faire en diverſes maniéres. Cela eſt, cela n’eſt pas, ſont les ſignes généraux dont l’Eſprit ſe ſert en affirmant ou en niant. Mais outre l’affirmation & la negation, ſans quoi il n’y a ni vérité ni fauſſeté dans les paroles ; lorſque l’Eſprit veut faire connoître ſes penſées aux autres, il lie non ſeulement les parties des Propoſitions, mais des ſentences entiéres l’une à l’autre, dans toutes leurs différentes relations & dépendances, afin d’en faire un diſcours ſuivi.

§. 2. C’eſt dans le bon uſage des Particules que conſiſte l’art de bien parler. Or ces Mots par leſquels l’Eſprit exprime cette liaiſon qu’il donne aux différentes affirmations ou negations pour en faire un raiſonnement continué, ou une narration ſuivie, on les appelle en général des Particules ; & c’eſt de la juſte application qu’on en fait, que dépend principalement la clarté & la beauté du ſtile. Pour qu’un homme penſe bien, il ne ſuffit pas qu’il ait des idées claires & diſtinctes en lui-même, ni qu’il obſerve la convenance ou la diſconvenance qu’il y a entre quelques-unes de ces Idées, il doit encore lier ſes penſées, & remarquer la dépendance que ſes raiſonnemens ont l’un avec l’autre. Et pour bien exprimer ces ſortes de penſées, rangées méthodiquement, & enchaînées l’une à l’autre par des raiſonnemens ſuivis, il lui faut des termes qui montrent la connexion, la reſtriction, la diſtinction, l’oppoſition, l’emphaſe, &c. qu’il met dans chaque partie reſpective de ſon Diſcours. Que ſi l’on vient à ſe méprendre dans l’application de ces particules, on embarraſſe celui qui écoute, bien loin de l’inſtruire. Voilà pourquoi ces Mots, qui par eux-mêmes ne ſont point effectivement le nom d’aucune idée, ſont d’un uſage ſi conſtant & ſi indispenſable dans la Langue, & ſervent ſi fort aux hommes pour ſe bien exprimer.

§. 3. Les Particules ſervent à montrer quel rapport l’Eſprit met entre les penſées. Cette partie de la Grammaire qui traite des Particules a peut-être été auſſi négligée que quelques autres ont été cultivées avec trop d’exactitude. Il eſt aiſé d’écrire l’un après l’autre des Cas & des Genres, des Modes & des Temps, des Gerondifs & des Supins. C’eſt à quoi l’on s’eſt attaché avec grand ſoin ; & dans quelques Langues on a auſſi rangé les particules ſous différens chefs avec une extrême apparence d’exactitude. Mais quoi que les Prépoſitions, les Conjonctions, &c. ſoient des noms forts connus dans la Grammaire, & que les Particules qu’on renferme ſous ces titres, ſoient rangées exactement ſous des ſubdiviſions diſtinctes ; cependant qui voudra montrer le véritable uſage des Particules, leur force & toute l’étenduë de leurs ſignifications, ne doit pas ſe borner à parcourir ces Catalogues : il faut qu’il prenne un peu plus de peine, qu’il réflêchiſſe ſur ſes propres penſées, & qu’il obſerve avec la derniére exactitude les différentes formes que ſon Eſprit prend en diſcourant.

§. 4. Et pour expliquer ces Mots, il ne ſuffit pas de les rendre, comme on fait ordinairement dans les Dictionnaires par des Mots d’une autre Langue qui approchent le plus de leur ſignification, car pour l’ordinaire il eſt auſſi mal-aiſé de comprendre dans une Langue que dans l’autre ce qu’on entend préciſement par ces Mots-là. Ce ſont tout autant de marques de quelque action de l’Eſprit ou de quelque choſe qu’il veut donner à entendre : ainſi, pour bien comprendre ce qu’ils ſignifient, il faut conſiderer avec ſoin les différentes vûës, poſtures, ſituations, tours, limitations, exceptions & autres penſées de l’Eſprit que nous ne pouvons exprimer faute de noms, ou parce que ceux que nous avons, ſont très-imparfaits. Il y a une grande variété de ces ſortes de penſées, & qui ſurpaſſent de beaucoup le nombre des Particules que la plûpart des Langues fourniſſent pour les exprimer. C’eſt-pourquoi l’on ne doit pas être ſurpris que la plûpart de ces particules ayent des ſignifications différentes, & quelquefois preſque oppoſées. Dans la Langue Hébraïque il y a une particule qui n’eſt compoſée que d’une ſeule lettre, mais dont on compte, s’il m’en ſouvient bien, ſoixante-dix, ou certainement plus de cinquante ſignifications différentes.

§. 5.Exemple tiré de la Particule Mais.[1] Mais eſt une des particules les plus communes dans notre Langue, & après avoir dit que c’eſt une Conjonction diſcrétive qui répond au Sed des Latins, on penſe l’avoir ſuffiſamment expliquée. Cependant il me ſemble qu’elle donne à entendre divers rapports que l’Eſprit attribuë à différentes Propoſitions ou parties de Propoſitions qu’il joint par ce Monoſyllabe.

Prémiérement, cette Particule ſert à marquer contrariété, exception, différence. Il eſt fort honnête homme, Mais il eſt trop prompt. Vous pouvez faire un tel marché, Mais prenez garde qu’on ne vous trompe. Elle n’eſt pas ſi belle qu’une telle, Mais enfin elle eſt jolie.

II. Elle ſert à rendre raiſon de quelque choſe dont on ſe veut excuſer. Il eſt vrai, je l’ai battu, Mais j’en avois ſujet.

III. Mais pour ne pas parler davantage ſur ce ſujet : Exemple où cette particule ſert à faire entendre que l’Eſprit s’arrête dans le chemin où il alloit, avant que d’être arrivé au bout.

IV.[2] Vous priez Dieu, Mais ce n’eſt pas, qu’il veuille vous amener à la connoiſſance de la vraye Religion. V. Mais qu’il vous confirme dans la vôtre. Le prémier de ces Mais déſigne une ſuppoſition dans l’Eſprit de quelque choſe qui eſt autrement qu’elle ne devroit être ; & le ſecond fait voir, que l’Eſprit met une oppoſition directe entre ce qui ſuit & ce qui précede.

VI. Mais ſert quelquefois de tranſition ([3]) pour revenir à un ſujet, ou pour quitter celui dont on parloit. Mais revenons à ce que nous diſions tantôt. ([4]) Mais laiſſons Chapelain pour la derniére fois.

§. 6. On n’a touché cette matiére que fort largement. A ces ſignifications du mot de Mais, j’en pourrois ajoûter ſans doute pluſieurs autres, ſi je me faiſois une affaire d’examiner cette Particule dans toute ſon étenduë, & de la conſiderer dans tous les Lieux où elle peut ſe rencontrer. Si quelqu’un vouloit prendre cette peine, je doute que dans tous les ſens qu’on lui donne, elle pût mériter le titre de diſcrétive, par où les Grammairiens la déſignent ordinairement. Mais je n’ai pas deſſein de donner une explication complete de cette eſpèce de ſignes. Les exemples que je viens de propoſer ſur cette ſeule particule, pourront donner occaſion de reflêchir ſur l’uſage & ſur la force que ces Mots ont dans le Diſcours, & nous conduire à la conſideration de pluſieurs actions que notre Eſprit a trouvé le moyen de faire ſentir aux autres par le ſecours de ces Particules, dont quelques-unes renferment conſtamment le ſens d’une Propoſition entiére, & d’autres ne le renferment que lors qu’elles ſont conſtruites d’une certaine maniére.


  1. En Anglois But. Notre Mais ne répond point exactement à ce mot Anglois, comme il paroît viſiblement par les divers rapports que l’Auteur remarque dans cette Particule, dont il y en a quelques-uns qui ne ſauroient être appliquez à note Mais. Comme je ne pouvois traduire ces exemples en notre Langue, j’en ai mis d’autres à la place, que j’ai tirez en partie du Dictionnaire de l’Academie Françoiſe.
  2. Cet exemple eſt dans l’Anglois. Nos Puriſtes blâmeront peut-être deux Mais dans une même periode, mais ce n’eſt pas dequoi il s’agit. Suffit qu’on voye par-là que l’Eſprit marque par une ſeule particule deux rapports fort différens : & je ne ſai même, ſi malgré les règles ſcrupuleuſes de nos Grammairiens, il n’eſt pas néceſſaire d’employer quelquefois ces deux Mais, pour marquer plus vivement & plus nettement ce qu’on a dans l’Eſprit. Cela ſoit dit ſans décider.
  3. Une choſe digne de remarque, c’eſt que les Latins ſe ſervoient quelquefois de nam en ce ſens-là. Nam quid ego dicam de Partre, dit Terence, Andr. Act. I. Sc. VI. v. 18. Il ne faut que voir l’endroit pour être convaincu qu’on ne le peut mieux traduire en François que par ces paroles, Mais que dirai-je de mon Pere ? Ce qui, pour le dire en paſſant, prouve d’une maniére plus ſenſible ce que vient de dire M. Locke, qu’il ne faut pas chercher dans les Dictionnaires la ſignification de ces Particules, mais dans la diſpoſition d’eſprit où ſe trouve celui qui s’en ſert.
  4. Deſpreaux, Sat. IX. v. 242.