Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre sixième/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.

Derniers développements de la société germano-romaine.

Rentrons dans l’empire de Charlemagne, puisque c’est là, de toute nécessité, que la civilisation moderne doit naître. Les Germains non romanisés de la Scandinavie, du nord de l’Allemagne et des îles Britanniques ont perdu, par le frottement, la naïveté de leur essence ; leur vigueur est désormais sans souplesse. Ils sont trop pauvres d’idées pour obtenir une grande fécondité ni surtout une grande variété de résultats. Les pays slaves à ce même inconvénient ajoutent l’hurailité des aptitudes, et cette cause d’incapacité se montrera si forte que, lorsque certains d’entre eux se trouveront en rapports étroits avec la romanité orientale, avec l’empire grec, rien ne sortira de cet hymen. Je me trompe  ; il en sortira des combinaisons plus misérables encore que le compromis byzantin.

C’est donc au sein des provinces de l’empire d’Occident qu’il faut se transporter pour assister à l’avènement de notre forme sociale. La juxtaposition de la barbarie et de la romanité n’y existe plus d’une manière accusée  ; ces deux éléments de la vie future du monde ont commencé à se pénétrer, et, comme pour rendre plus rapide l’achèvement de la tâche, le travail s’est subdivisé  ; il a cessé de se faire en commun sur toute l’étendue du territoire Impérial. Des amalgames rudimentaires se sont empressés de se détacher partout de la grande masse ; ils s’enferment dans des limites incertaines, ils imaginent des nationalités approximatives ; la grande agglomération se fend de toutes parts ; la fusion dénature les éléments divers qui bouillonnent dans son sein.

Est-ce là un spectacle nouveau pour le lecteur de ce livre ? En aucune façon ; mais c’est un spectacle plus complet de ce qui lui fut déjà montré. L’immersion des races fortes au sein des sociétés antiques s’est opérée à des époques tellement lointaines et dans des régions si éloignées des nôtres, que nous n’en suivons les phases qu’avec diffficulté. A peine quelquefois en pouvons-nous saisir plus que les catastrophes finales à de telles distances et de temps et de lieux, multipliées par les grands contrastes d’habitudes intellectuelles existant entre nous et les autres groupes. L’histoire, que soutient mal une chronologie imparfaite, et que souvent déguisent des formes mythiques, l’histoire, qui, dénaturée par des traducteurs intermédiaires aussi étrangers à la nation mise en jeu qu’à nous-mêmes, l’histoire, dis-je, reproduit bien moins les faits que leurs images. Encore ces images nous arrivent-elles par une succession de miroirs réfracteurs dont il est quelquefois difficile de rectifier les raccourcis.

Mais lorsqu’il s’agit de la civilisation qui nous touche, quelle différence ! Ce sont nos pères qui racontent, et qui racontent comme nous le ferions nous-mêmes. Pour lire leurs récits, nous nous asseyons à la place même où ils écrivirent ; nous n’avons qu’à lever les yeux, et nous contemplons le théâtre entier des événements qu’ils ont décrits. Il nous est d’autant plus facile de bien comprendre ce qu’ils nous disent et de deviner ce qu’ils nous taisent, que nous sommes nous-mêmes les résultats de leurs œuvres ; et, si nous éprouvons un embarras à nous rendre un compte exact et vrai de l’ensemble de leur action, à en suivre les développements, à en éprouver la logique, à en démêler exactement les conséquences, bien loin que nous en puissions accuser la pénurie des renseignements, c’est au contraire à l’opulence embarrassante des détails que notre débilité doit s’en prendre. Nous restons comme accablés sous le monceau des faits. Notre œil les distingue, les sépare, les pénètre avec une peine extrême, parce qu’ils sont trop nombreux et trop touffus, et c’est en nous efforçant de les classer que nos principales erreurs se commettent et nous fourvoient.

Nous sommes si directement en jeu dans les souffrances ou les joies, dans les gloires ou les humiliations de ce passé paternel, que nous avons peine à conserver en l’étudiant cette froide impassibilité sans laquelle il n’y a cependant pas de justesse de coup d’œil. En retrouvant dans les capitulaires carlovingiens, dans les chartes de l’âge féodal, dans les ordonnances de l’époque administrative, les premières traces de tous ces principes qui aujourd’hui excitent notre admiration ou soulèvent notre haine, nous ne savons pas le plus souvent contenir l’explosion de notre personnalité.

Ce n’est cependant pas avec des passions contemporaines, ce n’est pas avec des sympathies ou des répugnances du jour, qu’il convient d’aborder une pareille étude. Bien qu’il ne soit pas défendu de se réjouir ou de s’attrister des tableaux qu’elle présente, bien que le sort des hommes d’autrefois ne doive pas laisser insensibles les hommes d’aujourd’hui, il faut cependant savoir subordonner ces tressaillements du cœur à la recherche plus noble et plus auguste de la pure réalité. En imposant silence à ses prédilections, on n’est que juste, et partant plus humain. Ce n’est pas seulement une classe, ce ne sont plus quelques noms, qui dès lors intéressent, c’est la foule entière des morts  ; ainsi cette impartiale pitié que tous ceux qui vivent, que tous ceux qui vivront ont le droit d’exciter, s’attache aux actes de ceux qui ne sont plus, soit qu’ils aient porté la couronne des rois, le casque des nobles, le chaperon des bourgeois ou le bonnet des prolétaires. Pour arriver à cette sérénité de vue, il n’est d’autre moyen que de se refroidir en parlant de nos pères au même degré que nous le sommes en jugeant les civilisations moins directement parentes. Alors ces aïeux ne nous apparaissent plus, et c’est déjà fixer la vraie mesure des choses, que comme les représentants d’une agglomération d’hommes qui a subi précisément l’action des mêmes lois et qui a parcouru les mêmes phases auxquelles nous avons vu assujetties les autres grandes sociétés aujourd’hui mortes ou mourantes.

D’après tous les principes exposés et observés dans ce livre, la civilisation nouvelle doit se développer d’abord, dans ses premières formes, sur les points où la fusion de la barbarie et de la romanité possédera, du côté de la première, les éléments les plus chargés de principes hellénistiques, puisque ces derniers renferment l’essence de la civilisation impériale. En effet, trois contrées dominent moralement toutes les autres depuis le IXe siècle jusqu’au XIIIe : la haute Italie, les contrées moyennes du Rhin, la France septentrionale.

Dans la haute Italie, le sang lombard se trouve avoir gardé une énergie réveillée à différentes fois par des immigrations de Franks. Cette condition remplie, la contrée possède la vigueur nécessaire pour bien servir les destinées ultérieures. D’autre part, la population indigène est chargée d’éléments hellénistiques autant qu’on peut le désirer, et, comme elle est fort nombreuse comparativement à la colonisation barbare, la fusion va promptement l’amener à la prépondérance. Le système communal romain se maintient, se développe avec rapidité. Les villes, Milan, Venise, Florence à leur tête, prennent une importance que, de longtemps encore, les cités n’auront pas ailleurs. Leurs constitutions affectent quelque chose des exigences de l’absolutisme propre aux républiques de l’antiquité. L’autorité militaire s’affaiblit ; la royauté germanique n’est qu’un voile transparent et fragile jeté sur le tout. Dès le XIe siècle, la noblesse féodale est presque totalement anéantie, elle ne subsiste guère qu’à l’état de tyrannie locale et romanisée, la bourgeoisie lui substitue, dans tous les lieux où elle domine, un patriciat à la manière antique ; le droit impérial renaît, les sciences de l’esprit reparaissent ; le commerce est respecté  ; un éclat, une splendeur inconnue rayonne autour de la ligue lombarde. Mais il ne faut pas le méconnaître : le sang teutonique, instinctivement détesté et poursuivi dans toutes ces populations qui se ruent avec fureur vers le retour à la romanité, est précisément ce qui leur donne leur sève et les anime. Il perd chaque jour du terrain ; mais il existe, et l’on en peut voir la preuve dans la longue obstination avec laquelle le droit individuel se maintient, même parmi les hommes d’église, sur ce sol qui si avidement cherche à absorber ses régénérateurs (1)[1].

De nombreux États se modèlent de leur mieux, bien qu’avec des nuances innombrables, d’après le prototype lombard. Les provinces mal réunies du royaume de Bourgogne, la Provence, puis le Languedoc, la Suisse méridionale, lui ressemblent sans avoir son éclat. Généralement l’élément barbare est trop affaibli dans ces contrées pour prêter autant de forces à la romanité (2)[2]. Dans le centre et dans le sud de la Péninsule, il est presque absent ; aussi n’y voit-on que des agitations sans résultat et des convulsions sans grandeur. Sur ces territoires, les invasions teutoniques, n’ayant été que passagères, n’ont produit que des résultats incomplets, n’ont agi que dans un sens dissolvant. Le désordre ethnique n’en est devenu que plus considérable. De nombreux retours des Grecs et les colonisations sarrasines n’ont pas été de nature à y porter remède. Un moment, la domination normande a donné une valeur inattendue à l’extrémité de la Péninsule et à la Sicile. Malheureusement ce courant, toujours assez minime, se tarit bientôt, de sorte que son influence va se mourant, et les empereurs de la maison de Hohenstauffen en épuisent les derniers filons.

Lorsque le sang germanique eut presque achevé, au XVe siècle, de se subdiviser dans les masses de la haute Italie, la contrée entra dans une phase analogue à celle que traversa la Grèce méridionale après les guerres persiques. Elle échangea sa vitalité politique contre un grand développement d’aptitudes artistiques et littéraires. Sous ce point de vue, elle atteignit à des hauteurs que l’Italie romaine, toujours courbée sur la copie des modèles athéniens, n’avait point atteintes. L’originalité manquant à cette devancière lui fut acquise dans une noble mesure  ; mais ce triomphe fut aussi peu durable qu’il l’avait été chez les contemporains de Platon : à peine, comme pour ceux-ci, brilla-t-il une centaine d’années, et, lorsqu’il fut éteint, l’agonie de toutes les facultés recommença. Le XVIIe et le XVIIIe siècle n’ont rien ajouté à la gloire de l’Italie, et certes lui ont beaucoup ôté.

Sur les bords du Rhin et dans les provinces belgiques, les éléments romains étaient primés numériquement par les éléments germaniques. En outre, ils étaient nativement plus affectés par l’essence utilitaire des détritus celtiques que ne le pouvaient être les masses indigènes de l’Italie. La civilisation locale suivit la direction conforme aux causes qui la produisaient. Dans l’application qui y fut faite du droit féodal, le système impérial des bénéfices se montra peu puissant ; les liens par lesquels il rattachait le possesseur de fief à la couronne furent toujours très relâchés, tandis qu’au contraire les doctrines indépendantes de la législation primitivement germanique se maintinrent assez pour conserver longtemps aux propriétaires de châteaux une individualité libre qu’ils n’avaient plus ailleurs. La chevalerie du Hainaut ; celle du Palatinat méritèrent, jusque dans le XVIe siècle, d’être citées comme les plus riches, les plus indépendantes et les plus fières de l’Europe. L’empereur, leur suzerain immédiat, avait peu de prise sur elles, et les princes de second ordre, beaucoup plus nombreux qu’ailleurs dans ces provinces, étaient impuissants à leur faire plier le cou. Les progrès de la romanité s’effectuaient néanmoins, parce que la romanité était trop vaste pour ne pas être irrésistible à la longue ; ils amenèrent, bien que très laborieusement, la reconnaissance imparfaite des règles principales du droit de Justinien. Alors la féodalité perdit la plupart de ses prérogatives, mais elle en conserva cependant assez pour que l’explosion révolutionnaire de 1793 trouvât plus à niveler dans ces pays que dans aucun autre. Sans ce renfort, sans ce secours étranger apporté aux éléments locaux opposants, les restes de l’organisation féodale se seraient défendus longtemps encore dans les électorats de l’ouest, et ils auraient prouvé autant de solidité que sur les autres points de l’Allemagne, où ces dernières années seulement ont consommé leur destruction.

En face de cette noblesse si lente à succomber, la bourgeoisie fît son chef-d’œuvre en érigeant l’édifice hanséatique, combinaison d’idées celtiques et slaves où ces dernières dominaient, mais que toujours animait une somme suffisante de fermeté germanique. Couvertes de la protection impériale, on ne vit point les cités associées, impatientes de tutelle, protester à tout propos contre ce joug à la manière des villes d’Italie. Elles abandonnèrent volontiers les honneurs du haut domaine à leurs souverains, et ne surveillèrent avec jalousie que la libre administration de leurs intérêts communaux et les avantages de leur commerce. Chez elles, point de luttes intestines, point de tendances à l’absolutisme républicain, mais le prompt abandon des doctrines exagérées, qui ne se montrent dans leurs murs que comme un accident. L’amour du travail, la soif du profit, peu de passion, beaucoup de raison, un attachement fidèle à des libertés positives, voilà leur naturel. Ne méprisant ni les sciences ni les arts, s’associant d’une façon grossière mais active au goût de la noblesse pour la poésie narrative, elles avaient peu conscience de la beauté, et leur intelligence essentiellement attachée à des conquêtes pratiques n’offre guère les côtés brillants du génie italien à ses différentes époques. Cependant l’architecture ogivale leur dut ses plus beaux monuments. Les églises et les hôtels de ville des Flandres et de l’Allemagne occidentale montrent encore que ce fut la forme favorite et particulièrement bien comprise de l’art dans ces régions ; cette forme semble avoir correspondu directement à la nature intime de leur génie, qui ne s’en écarta guère sans perdre son originalité.

L’influence exercée par les contrées rhénanes fut très grande sur toute l’Allemagne ; elle se prolongea jusque dans l’extrême nord. C’est en elles que les royaumes scandinaves aperçurent longtemps la nuance de civilisation méridionale qui, se rapprochant davantage de leur essence, leur convenait le mieux. A l’est, du côté des duchés d’Autriche, la dose du sang germanique étant plus faible, la mesure du sang celtique moins grande, et les couches slaves et romaines tendant à exercer une action prépondérante, l’imitation se tourna de bonne heure vers l’Italie, non toutefois sans être sensible aux exemples venus du Rhin, ni même, par ailleurs, aux suggestions slaves. Les contrées gouvernées par la maison de Habsbourg furent essentiellement un terrain de transition, comme la Suisse, qui, d’une manière moins compliquée sans doute, partageait son attention entre les modèles rhénans et ceux de la haute Italie. Dans les anciens territoires helvètes, le point mitoyen des deux systèmes était Zurich. Je répéterai ici, pour compléter le tableau, que, aussi longtemps que l’Angleterre demeura plus particulièrement germanique, après qu’elle eut à peu près absorbé les apports français de la conquête normande et avant que les immigrations protestantes eussent commencé à la rallier à nous, ce furent les formes flamandes et hollandaises qui lui furent les plus sympathiques. Elles rattachèrent de loin ses idées à celles du groupe rhénan.

Aient maintenant le troisième centre de civilisation, qui avait son foyer à Paris. La colonisation franke avait été puissante aux environs de cette ville. La romanité s’y était composée d’éléments celtiques au moins aussi nombreux que sur les bords du Rhin, mais beaucoup plus hellénisés, et, en somme, elle dominait l’action barbare par l’importance de sa masse. De bonne heure, les idées germaniques reculèrent devant elle (1)[3]. Dans les plus anciens poèmes du cycle carlovingien, les héros teutoniques sont pour la plupart oubliés ou représentés sous des couleurs odieuses, par exemple, les chevaliers de Mayence, tandis que les paladins de l’ouest, tels que Roland, Olivier, ou même du midi, comme Gérars de Roussillon, occupent les premières places dans l’estime générale. Les traditions du Nord n’apparaissent que de plus en plus défigurées sous un habit romain.

La coutume féodale pratiquée dans cette région s’inspire de plus en plus des notions impériales, et, circonvenant avec mie infatigable activité la résistance de l’esprit contraire, complique à l’excès l’état des personnes, déploie une richesse de restrictions, de distinctions, d’obligations dont on n’avait pas l’idée ni en Allemagne, où la tenure des fiefs était plus libre, ni en Italie, où elle était plus soumise à la prérogative du souverain. Il n’y eut qu’en France où l’on vit le roi, suzerain de tous, pouvoir être en même temps l’arrière-vassal d’un de ses hommes, et, comme tel, soumis théoriquement à l’obligation de le servir contre lui-même, sous peine de forfaiture.

Mais la victoire de la prérogative royale était au fond de tous ces conflits, par la raison que leur action incessante favorisait l’élévation des basses classes de la population, et ruinait l’autorité des classes chevaleresques. Tout ce qui ne possédait pas de droits personnels ou territoriaux était en droit d’en acquérir, et, au rebours, tout ce qui avait à un degré quelconque les uns ou les autres, les voyait insensiblement s’atténuer (2)[4]. Dans cette situation critique pour tout le monde, les antagonismes et les conflits éclatèrent avec une extrême vivacité et durèrent plus longtemps qu’ailleurs, parce qu’ils se prononcèrent plus tôt qu’en Allemagne et finirent plus tard qu’en Italie.

La catégorie des cultivateurs libres, des hommes de guerre indépendants, disparut peu à peu devant le besoin général de protection. De même on vit de moins en moins des chevaliers n’obéissant qu’au roi. Moyennant l’abandon d’une partie de ses droits, chacun voulut et dut acheter l’appui de plus fort que lui. De cet enchaînement universel des fortunes résultèrent beaucoup d’inconvénients pour les contemporains et pour leurs descendants, un acheminement irrésistible vers le nivellement universel (1)[5].

Les communes n’atteignirent jamais un bien haut degré de puissance. Les grands fiefs eux-mêmes devaient à la longue s’affaiblir et cesser d’exister. De grandes indépendances personnelles, des individualités fortes et fières, constituaient autant d’anomalies, qui tôt ou tard allaient fléchir devant l’antipathie si naturelle de la romanité. Ce qui persista le plus longtemps, ce fut le désordre, dernière forme de protestation des éléments germaniques. Les rois, chefs instinctifs du mouvement romain, eurent encore bien de la peine à venir à bout de ces suprêmes efforts. Des convulsions générales et terribles, des douleurs universelles, déchirèrent ces temps héroïques. Personne n’y fut à l’abri des plus méchants coups de la fortune. Comment donc ne pas mettre un grain de mépris dans le sourire, à voir de nos jours ce qui s’appelle philanthropie croire légitime de s’apitoyer sur ce qu’étaient alors les basses classes, compter les chaumières détruites, et supputer le dommage des moissons ravagées ? Quel bon sens, quelle vérité, quelle justice de rapporter les choses du Xe siècle à la même mesure que les nôtres ! Il s’agit bien là de moissons, de chaumières et de paysans mal satisfaits ! Si l’on a des larmes en réserve, c’est à la société tout entière, c’est à toutes les classes, c’est à l’universalité des hommes qu’on les doit.

Mais pourquoi des larmes et de la pitié. Cette époque n’appelle pas la compassion. Ce n’est pas le sentiment que fait naître la lecture attentive des chroniques, soit que l’on s’arrête sur les pages austères et belliqueuses de Ville-Hardouin, sur les récits merveilleux de l’Aragonais Raymond Muntaner, ou sur les souvenirs pleins de sérénité, de gaieté, de courage, du noble Joinville, soit qu’on parcoure la biographie passionnée d’Abélard, les notes plus monacales et plus calmes de Guibert de Nogent, ou tant d’autres écrits pleins de vie et de charme qui nous sont restés de ces temps, l’imagination est confondue par la dépense de cœur, d’intelligence et d’énergie qui s’y fait de toutes parts. Souvent plus enthousiaste que sèchement raisonnable dans ses applications, la pensée d’alors est toujours vigoureuse et saine. Elle est inspirée par une curiosité, par une activité sans bornes ; elle ne laisse rien sans y toucher. En même temps qu’elle a des forces inépuisables pour alimenter sans relâche la guerre étrangère et la guerre intérieure, qu’à demi fidèle encore à la prédilection des Franks pour le glaive, elle entretient le fracas des armes de royaume à royaume, de cité à cité, de village à village, de manoir à manoir, elle trouve le goût et le temps de sauver les trésors de la littérature classique, et de les méditer d’une manière erronée peut-être à notre point de vue, mais à coup sûr originale. C’est là, en toutes choses, un suprême mérite, et, dans ce cas particulier, un mérite d’autant plus éclatant que nous en avons profité, et qu’il constitue toute la supériorité de la civilisation moderne sur l’ancienne romanité. Celle-ci n’avait rien inventé, n’avait fait que prendre, tant bien que mal, et de toutes mains, des résultats des produits d’ailleurs flétris par le temps. Nous, nous avons créé des conceptions nouvelles, nous avons fait une civilisation, et c’est au moyen âge que nous sommes redevables de cette grande œuvre. L’ardeur féodale, infatigable dans ses travaux, ne se borne pas à persévérer de son mieux dans l’esprit conservateur des barbares pour ce qui touche au legs romain. Elle ressaisit encore, elle retouche incessamment ce qu’elle peut retrouver des traditions du Nord et des fables celtiques ; elle en compose la littérature illimitée de ses poèmes, de ses romans, de ses fabliaux, de ses chansons, ce qui serait incomparable si la beauté de la forme répondait à la richesse illimitée du fond. Folle de discussion et de polémique, elle aiguise les armes déjà si subtiles de la dialectique alexandrine, elle épuise les thèmes théologiques, en extrait de nouvelles formules, fait naître dans tous les genres de philosophie les esprits les plus audacieux et les plus fermes, ajoute aux sciences naturelles, agrandit les sciences mathématiques, s’enfonce dans les profondeurs de l’algèbre. Secouant de son mieux la complaisance pour les hypothèses où s’est complue la stérilité romaine, elle sent déjà le besoin de voir de ses yeux et de toucher de ses mains avant que de prononcer. Les connaissances géographiques servent puissamment et exactement ces dispositions, et les petits royaumes du XIIIe siècle, sans ressources matérielles, sans argent, sans ces excitations accessoires et mesquines de lucre et de vanité qui déterminent tout de nos jours, mais ivres de foi religieuse et de juvénile curiosité, savent trouver chez eux des Plan-Carpin, des Maundeville, des Marco-Polo, et pousser sur leurs pas des nuées de voyageurs intrépides vers les coins les plus reculés du monde, que ni les Grecs ni les Romains n’avaient même jamais eu la pensée d’aller visiter.

Cette époque a pu beaucoup souffrir, je le veux ; je n’examinerai pas si son imagination vive et sa statistique imparfaite, commentées par le dédain que nous aimons à éprouver pour tout ce qui n’est pas nous, n’en ont pas sensiblement exagéré les misères. Je prendrai les fléaux dans toute l’étendue vraie ou fausse qui leur est attribuée, et je demanderai seulement si, au milieu des plus grands désastres, on est vraiment bien malheureux quand on est si vivace ? Vit-on nulle part que le serf opprimé, le noble dépouillé, le roi captif aient jamais tourné de désespoir leur dernière arme contre eux-mêmes ? Il semblerait que ce qui est plus vraiment à plaindre, ce sont les nations dégénérées et bâtardes qui, n’aimant rien, ne voulant rien, ne pouvant rien, ne sachant où se prendre au sein des accablants loisirs d’une civilisation qui décline, considèrent avec une morne indulgence le suicide ennuyé d’Apicius.

La proportion spéciale des mélanges germaniques et gallo-romains dans les populations de la France septentrionale, en amenant par des voies douloureuses, mais sûres, l’agglomération en même temps que l’étiolement des forces, fournit aux différents instincts politiques et intellectuels le moyen d’atteindre à une hauteur moyenne, il est vrai, mais généralement assez élevée pour attirer à la fois les sympathies des deux autres centres de la civilisation européenne. Ce que l’Allemagne ne possédait pas, et qui se trouvait dans une trop grande plénitude en Italie, nous l’avions sous des proportions restreintes qui le rendaient compréhensible à nos voisins du nord  ; et, d’autre part, telles provenances d’origine teutonique, très mitigées par nous, séduisaient les hommes du sud, qui les auraient repoussées, si elles leur fussent parvenues plus complètes. Cette sorte de pondération développa le grand crédit où l’on vit, aux XIIe et XIIIe siècles, parvenir la langue française chez les peuples du nord comme chez ceux du midi, à Cologne comme à Milan. Tandis que les minnesingers traduisaient nos romans et nos poèmes, Brunetto Latini, le maître du Dante, écrivait en français, et de même les rédacteurs des mémoires du Vénitien Marco-Polo. Ils considéraient notre idiome comme seul capable de répandre dans l’Europe entière les nouvelles connaissances qu’ils voulaient propager. Pendant ce temps, les écoles de Paris attiraient tout ce qu’il y avait de par le monde d’hommes savants et d’esprits studieux. Ainsi les âges féodaux furent spécialement pour la France d’au delà de la Seine une période de gloire et de grandeur morale, que n’obscurcirent nullement les difficultés ethniques dont elle était travaillée (1)[6].

Mais l’extension du royaume des premiers Valois vers le sud, en augmentant dans une proportion considérable l’action de l’élément gallo-romain, avait préparé et commença, avec le XIVe siècle, la grande bataille qui, sous le couvert des guerres anglaises, fut de nouveau livrée aux éléments germanisés (2)[7]. La législation féodale, alourdissant de plus en plus les obligations des possesseurs de terres envers la royauté, et diminuant de leurs droits, proclama bientôt, avec une entière franchise, sa prédilection pour des doctrines encore plus purement romaines. Les mœurs publiques, s’associant à cette tendance, portèrent à la chevalerie un coup terrible en transformant contre elle les idées jusqu’alors admises par elle-même au sujet du point d’honneur.

L’honneur avait été jadis chez les nations arianes, était presque encore resté pour les Anglais et même pour les Allemands, une théorie du devoir qui s’accordait bien avec la dignité du guerrier libre. On peut même se demander si, sous ce mot d’honneur, le gentilhomme immédiat de l’Empire et le tenancier des Tudors ne comprenaient pas surtout la haute obligation de maintenir ses prérogatives personnelles au-dessus des plus puissantes attaques. Dans tous les cas, il n’admettait pas qu’il en dût faire le sacrifice à personne. Le gentilhomme français fut, au contraire, sommé de reconnaître que les obligations strictes de l’honneur l’astreignaient à tout sacrifier à son roi, ses biens, sa liberté, ses membres, sa vie. Dans un dévouement absolu consista pour lui l’idéal de sa qualité de noble, et, parce qu’il était noble, il n’y eut pas d’agression de la part de la royauté qui pût le relever, en stricte conscience, de cette abnégation sans bornes. Cette doctrine, comme toutes celles qui s’élèvent à l’absolu, ne manquait certainement pas de beauté ni de grandeur. Elle était embellie par le plus brillant courage, mais ce n’était réellement qu’un placage germanique sur des idées impériales ; sa source, si l’on veut la rechercher à fond, n’était pas loin des inspirations sémitiques, et la noblesse française, en l’acceptant, devait à la fin tomber dans des habitudes bien voisines de la servilité.

Le sentiment général ne lui laissa pas le choix. La royauté, les légistes, la bourgeoisie, le peuple, se figurèrent le gentilhomme indissolublement voué à l’espèce d’honneur que l’on inventait : le propriétaire armé commença dès lors à ne plus être la base de l’État ; à peine en fut-il encore le soutien. Il tendit à en devenir surtout la décoration. Il est inutile d’ajouter que, s’il se laissa ainsi dégrader, c’est que son sang n’était plus assez pur pour lui donner la conscience du tort qu’on lui faisait, et lui fournir des forces suffisantes pour la résistance. Moins romanisé que la bourgeoisie, qui à son tour l’était moins que le peuple, il l’était beaucoup cependant ; ses efforts attestèrent, par la dose d’énergie qu’on y peut constater, la mesure dans laquelle il possédait encore les causes ethniques de sa primitive supériorité (1)[8]. Ce fut dans les contrées où avaient existé les principaux établissements des Franks que l’opposition chevaleresque se signala davantage ; au delà de la Loire, il n’y eut pas, en général, une volonté aussi persistante. Enfin, avec le temps, à des nuances près, un niveau de soumission s’étendit partout, et la romanité commença à reparaître, presque reconnaissable, comme le XVe siècle finissait.

Cette explosion des anciens éléments sociaux fut puissante, extraordinaire ; elle usa avec empire des alliages germaniques qu’elle avait réussi à dompter et à tourner en quelque sorte contre eux-mêmes ; elle les employa à battre en brèche les créations qu’ils avaient jadis produites en commun avec elle  ; elle voulut reconstruire l’Europe sur un nouveau plan de plus en plus conforme à ses instincts, et avoua hautement cette prétention.

L’Italie du sud et celle du centre se retrouvaient à peu près à la même hauteur que la Lombardie déchue. Les rapports que cette dernière contrée avait, quelques siècles en çà, entretenus avec la Suisse et la Gaule méridionale étaient fort relâchés ; la Suisse était plus inclinée vers l’Allemagne rhénane, le sud de la Gaule vers les provinces moyennes. Et quel était le lien commun de ces rapprochements ? L’élément romain à coup sûr, mais, dans cet élément composite, plus particulièrement l’essence celtique qui reparaît de son côté. La preuve en est que, si la partie sémitisée avait agi en cette circonstance, la Suisse et le sud de la Gaule auraient resserré leurs anciens rapports avec l’Italie, au lieu de les rendre moins intimes.

L’Allemagne tout entière, agissant sous la même influence celtique, se chercha, et maria plus étroitement ses intérêts autrefois si sporadiques. L’élément romano-gallique, dans sa résurrection, trouvait peu de diflicultés à se combiner avec les principes slaves, en vertu de l’antique analogie. Les pays scandinaves devinrent plus attentifs pour un pays qui avait eu le temps de nouer avec eux des rapports ethniques non germains déjà suffisamment considérables. Au milieu de ce resserrement universel, les contrées rhénanes perdirent leur suprématie, et il devait nécessairement en être ainsi, puisque c’était la nature gallique qui désormais y avait le dessus.

Quelque chose de grossier et de commun, qui n’appartenait ni à l’élément germanique ni au sang hellénisé, s’infiltra partout. La littérature chevaleresque disparut des forteresses qui bordent le cours du Rhin ; elle fut remplacée par les compositions railleuses, bassement obscènes, lourdement grotesques de la bourgeoisie des villes. Les populations se complurent aux trivialités de Hans Sachs. C’est cette gaieté que nous appelons si justement la gaieté gauloise, et dont la France produisit, à cette même époque, le plus parfait spécimen, comme, en elTet, elle en avait le droit inné, en faisant naître les facéties de haulte graisse, compilées par Rabelais, le géant de la facétie.

Toute l’Allemagne se trouva capable de rivaliser de mérite avec les villes rhénanes dans la nouvelle phase de civilisation dont cette bonne humeur frondeuse fut l’enseigne. La Saxe, la Bavière, l’Autriche, le Brandebourg même, se virent portés à peu près sur un même plan, tandis que du côté du sud, et la Bourgogne servant de lien, la France entière, dont l’Angleterre arrivait à goûter le génie, la France se sentait en plus parfaite harmonie d’humeur avec ses voisins du nord et de l’ouest, de qui elle reçut alors à peu près autant qu’elle leur donna.

L’Espagne, à son tour, fut atteinte par cette assimilation générale des instincts en voie de conquérir tous les pays de l’Occident. Jusqu’alors cette terre n’avait fait des emprunts à ses voisins du nord que pour les transformer d’une manière à peu près complète, unique moyen de les rendre accessibles au goût spécial de ses populations combinées d’une manière si particulière. Tant que l’élément gothique avait eu quelque force extérieurement manifestée, les relations de la péninsule ibérique avaient été au moins aussi fréquentes avec l’Angleterre qu’avec la France, tout en restant médiocres. Au XVIe siècle, l’élément romano-sémitique prenant de la puissance, ce fut avec l’Italie, et l’Italie du sud, que les royaumes de Ferdinand s’entendirent le mieux, bien qu’ils tinssent aussi à nous par le lien du Roussillon. N’ayant qu’une assez faible teinte celtique, le genre d’esprit trivial des bourgeoisies du Nord ne prit que difficilement pied chez elle, comme aussi dans l’autre péninsule  ; cependant il ne laissa pas de s’y montrer, mais avec une dose d’énergie et d’enflure toute sémitique, avec une verve locale qui n’était pas la force musculeuse de la barbarie germanique, mais qui, dans son espèce de délire africain, produisit encore de très grandes choses. Malgré ces restes d’originalité, on sent bien que l’Espagne avait perdu la meilleure part de ses forces gothiques, qu’elle éprouvait, comme tous les autres pays, l’influence restaurée de la romanité, par ce fait seul qu’elle sortait de son isolement.

Dans cette renaissance, comme on l’a appelée avec raison, dans cette résurrection du fond romain, les instincts politiques de l’Europe se montrant plus assouplis à mesure que l’on s’avançait au milieu de populations plus débarrassées de l’instinct germanique, c’était là que l’on trouvait moins de nuances dans l’état des personnes, une plus grande concentration des forces gouvernementales, plus de loisirs pour les sujets, une préoccupation plus exclusive du bien-être et du luxe, partant plus de civilisation à la mode nouvelle. Les centres de culture se déplacèrent donc. L’Italie, prise dans son ensemble, fut encore une fois reconnue pour le prototype sur lequel il fallait s’efforcer de se régler. Rome remonta au premier rang. Quant à Cologne, Mayence, Trêves, Strasbourg, Liège, Gand, Paris même, toutes ces villes, naguère si admirées, durent se contenter de l’emploi d’imitateurs plus ou moins heureux. On ne jura plus que par les Latins et les Grecs, ces derniers, bien entendu, compris à la façon latine. Ou redoubla de haine pour tout ce qui sortait de ce cercle ; on ne voulut plus reconnaître ni dans la philosophie, ni dans la poésie, ni dans les arts, ce qui avait forme ou couleur germanique, ce fut une croisade inexorable et violente contre ce qui s’était fait depuis un millier d’années. On pardonna à peine au christianisme.

Mais si l’Italie, par ses exemples, réussit à se maintenir à la tête de cette révolution pendant quelques années, où il ne fut encore question d’agir que dans la sphère intellectuelle, cette suprématie lui échappa aussitôt que la logique inévitable de l’esprit humain voulut de l’abstraction passer à la pratique sociale. Cette Italie si vantée était redevenue trop romaine pour pouvoir servir même la cause romaine ; elle s’affaissa promptement dans une nullité semblable à celle du IVe siècle, et la France, sa plus proche parente, continua, par droit de naissance, la tâche que son aînée ne pouvait pas accomplir. La France poursuivit l’œuvre avec une vivacité de procédés qu’elle pouvait employer seule. Elle dirigea, exécuta en chef l’absorption des hautes positions sociales au sein d’une vaste confusion de tous les éléments ethniques que leur incohérence et leur fractionnement lui livraient sans défense. L’âge de l’égalité était revenu pour la plus grande partie des populations de l’Europe ; le reste n’allait pas cesser désormais de graviter de son mieux vers la même fin, et cela aussi rapidement que la constitution physique des différents groupes voudrait le permettre. C’est l’état auquel on est aujourd’hui parvenu (1)[9].

Les tendances politiques ne suffiraient pas à caractériser cette situation d’une manière sûre  ; elles pourraient, à la rigueur, être considérées comme transitoires et provenant de causes secondes. Mais ici, outre qu’il n’est guère possible de n’attribuer qu’une importance de passage à la persistante direction des idées pendant cinq à six siècles, nous voyons encore des marques de la réunion future des nations occidentales, au sein d’une romanité nouvelle, dans la ressemblance croissante de toutes leurs productions littéraires et scientifiques, et surtout dans le mode singulier de développement de leurs idiomes.

Les uns et les autres ils se dépouillent, autant qu’il est possible, de leurs éléments originaux et se rapprochent. L’espagnol ancien est incompréhensible pour un Français ou pour un Italien  ; l’espagnol moderne ne leur offre presque plus de difficultés lexicologiques. La langue de Pétrarque et du Dante abandonne aux dialectes les mots, les formes non romaines, et, à première vue, n’a plus pour nous d’obscurités. Nous-mêmes, jadis riches de tant de vocables teutoniques, nous les avons abandonnés, et, si nous acceptons sans trop de répugnance des expressions anglaises, c’est que, pour la majeure partie, elles sont venues de nous ou appartiennent à une souche celtique. Pour nos voisins d’outre-Manche la proscription des éléments anglo-saxons marche vite ; le dictionnaire en perd tous les jours. Mais c’est en Allemagne que cette rénovation s’accomplit de la manière et par les voies les plus étranges.

Déjà, suivant un mouvement analogue à ce qu’on observe en Italie, les dialectes les plus chargés d’éléments germaniques, comme, par exemple, le frison et le bernois, sont relégués parmi les plus incompréhensibles pour la majorité. La plupart des langages provinciaux, riches d’éléments kymriques, se rapprochent davantage de l’idiome usuel. Celui-ci, connu sous le nom de haut allemand moderne, a relativement peu de ressemblances lexicologiques avec le gothique ou les anciennes langues du Nord, et des affinités de plus en plus étroites avec le celtique  ; il y mêle aussi, çà et là, des emprunts slaves. Mais c’est surtout vers le celtique qu’il incline, et, comme il ne lui est pas possible d’en retrouver aisément les débris natifs dans l’usage moderne, il se rapproche avec effort du composé qui en est le plus voisin, c’est-à-dire du français. Il lui prend, sans nécessité apparente, des séries de mots dont il pourrait trouver sans peine les équivalents dans son propre fonds ; il s’empare de phrases entières qui produisent au milieu du discours l’effet le plus bizarre ; et, en dépit de ses lois grammaticales, dont il cherche d’ailleurs à modifier aussi la souplesse primitive pour se rapprocher de nos formes plus strictes et plus roides, il se romanise par toutes les voies qu’il peut se frayer ; mais il se romanise d’après la nuance celtique qui est le plus à sa portée, tandis que le français abonde de son mieux dans la nuance méridionale, et ne fait pas moins de pas vers l’italien que celui-ci n’en fait vers lui.

Jusqu’ici je n’ai éprouvé aucun scrupule à employer le mot de romanité pour indiquer l’état vers lequel retournent les populations de l’Europe occidentale. Cependant, afin d’être plus précis, il faut ajouter que sous cette expression on aurait tort d’entendre une situation complètement identique à celle d’aucune époque de l’ancien univers romain. De même que dans l’appréciation de celui-ci je me suis servi des mots de sémitique, d’hellénistique, pour déterminer approximativement la nature des mélanges vers laquelle il abondait, en prévenant qu’il ne s’agissait pas de mixtures ethniques absolument pareilles à celles qui avaient jadis existé dans le monde assyrien et dans l’étendue des territoires syro-macédoniens, de même ici on ne doit pas oublier que la romanité nouvelle possède des nuances ethniques qui lui sont propres, et par conséquent développe des aptitudes inconnues à l’ancienne. Un fond complètement le même, un désordre plus grand, une assimilation croissante de toutes les facultés particulières par l’extrême subdivision des groupes primitivement distincts, voilà ce qui est commun entre les deux situations et ce qui ramène, chaque jour, nos sociétés vers l’imitation de l’univers impérial  ; mais ce qui nous est propre, en ce moment du moins, et ce qui crée la différence, c’est que, dans la fermentation des parties constitutives de notre sang, beaucoup de détritus germaniques agissent encore et d’une manière fort spéciale, suivant qu’on les observe dans le Nord ou dans le Midi : ici, chez les Provençaux, en quantité dissolvante ; là, au contraire, chez les Suédois, avec un reste d’énergie qui retarde le mouvement prononcé de décadence.

Ce mouvement, opérant du sud au nord, a porté, depuis deux siècles déjà, les masses de la péninsule italique à un état très voisin de celui de leurs prédécesseurs du IIIe siècle de notre ère, sauf des détails. Le haut pays, à l’exception de certaines parties du Piémont, en diffère peu. L’Espagne, saturée d’éléments plus directement sémitiques, jouit dans ses races d’une sorte d’unité relative qui rend le désordre ethnique moins flagrant, mais qui est loin de donner le dessus aux facultés mâles ou utilitaires. Nos provinces françaises méridionales sont annulées  ; celles du centre et de l’est, avec le sud-ouest de la Suisse, sont partagées entre l’influence du Midi et celle du Nord. La monarchie autrichienne maintient de son mieux, et avec une conscience de sa situation qu’on pourrait appeler scientifique, la prépondérance des éléments teutons dont elle dispose sur ses populations slaves. La Grèce, la Turquie d’Europe, sans force devant l’Europe occidentale, doivent au voisinage inerte de l’Anatolie un reste d’énergie relative, due aux infiltrations de l’élément germanique qu’à différentes reprises les âges moyens y ont apporté. On en peut dire autant des petits États voisins du Danube, avec cette différence que ceux-là doivent le peu d’immixtions arianes qui semblent les animer encore à une époque beaucoup plus ancienne, et que, chez eux, le désordre ethnique en est à sa plus douloureuse période. L’empire russe, terre de transition entre les races jaunes, les nations sémitisées et romanisées du sud et l’Allemagne, manque essentiellement d’homogénéité, n’a reçu jamais que de trop faibles apports de l’essence noble, et ne peut s’élever qu’à des appropriations imparfaites d’emprunts faits de tous côtés à la nuance hellénique, comme à la nuance italienne, comme à la nuance française, comme à la conception allemande. Encore ces appropriations ne dépassent-elles pas l’épiderme des masses nationales.

La Prusse, à la prendre d’après son extension actuelle, possède plus de ressources germaniques que l’Autriche, mais dans son noyau elle est inférieure à ce pays, où le groupe fortement arianisé des Madjars fait pencher la balance, non pas suivant la mesure de la civilisation, mais suivant celle de la vitalité, ce dont seulement il s’agit dans ce livre, on ne saurait trop s’en pénétrer.

En somme, la plus grande abondance de vie, l’agglomération de forces la plus considérable se trouve aujourd’hui concentrée et luttant avec désavantage contre le triomphe infaillible de la confusion romaine dans la série de territoires qu’embrasse un contour idéal qui, partant de Tornéo, enfermant le Danemark et le Hanovre, descendant le Rhin à une faible distance de sa rive droite jusqu’à Bâle, enveloppe l’Alsace et la haute Lorraine, serre le cours de la Seine, le suit jusqu’à son embouchure, se prolonge jusqu’à la Grande-Bretagne et rejoint à l’ouest l’Islande (1)[10].

Dans ce centre subsistent les dernières épaves de l’élément arian, bien défigurées, bien dénudées, bien flétries sans doute, mais non pas encore tout à fait vaincues. C’est aussi là que bat le cœur de la société, et par suite de la civilisation moderne. Cette situation n’a jamais été analysée, expliquée, ni comprise jusqu’à présent ; néanmoins elle est vivement sentie par l’intelligence générale. Elle l’est si bien que beaucoup d’esprits en font instinctivement le point de départ de leurs spéculations sur l’avenir. Ils prévoient le jour où les glaces de la mort auront saisi les contrées qui nous semblent les plus favorisées, les plus florissantes  ; et, supposant même peut-être cette catastrophe plus prochaine qu’elle ne le sera, ils cherchent de là le lieu de refuge où l’humanité pourra, suivant leur désir, reprendre un nouveau lustre avec une nouvelle vie. Les succès actuels d’un des États situés en Amérique leur semblent présager cette ère si nécessaire. Le monde de l’ouest, voilà la scène immense sur laquelle ils imaginent que vont éclore des nations qui, héritant de l’expérience de toutes les civilisations passées, en enrichiront la nôtre et accompliront des œuvres que le monde n’a pu encore que rêver.

Examinons cette donnée avec tout l’intérêt qu’elle comporte. Nous allons trouver, dans l’examen approfondi des races diverses qui peuplent et ont peuplé les régions américaines, les motifs les plus décisifs de l’admettre ou de la rejeter.



  1. (1) Sismondi, Histoire des républiques italiennes. — Cet auteur, complètement inattentif aux questions de races, donne avec une exactitude qui n’en est que plus frappante une foule d’indications ethniques dans le sens indiqué ici. Mais ce qu’on peut lire de mieux à cet égard, c’est le poème d’un contemporain, le moine Gunther (Ligurinus, sive de rebus gestis imperatoris Caesaris Friderici Primi Aug., cognomento Ænobarbi libri X, Heydelbergæ ; 1812, in-8o). Ce poème se trouve aussi imprimé dans des collections. Il peint avec une vérité admirable, et qui n’est ni sans grandeur ni sans beauté, l’antagonisme violent et irréconciliable des groupes romains et barbares. — Voir aussi Muratori. Script, rerum Italie.
  2. (2) Dans toutes ces contrées, des établissements germaniques de très faible étendue ont conservé leur individualité jusqu’à nos jours. Ce que sont, dans l’Italie orientale, la république de Saint-Martin et les VII et VIII Communes, les Teutons du mont Rosa et du Valais le sont également. — On trouve également des débris Scandinaves dans certaines parties des petits cantons.
  3. (1) Les dernières traces en sont visibles dans les romans de Garin. Voir à ce sujet la savante dissertation de M. Paulin Pâris dans son édition d’une partie du poème, et quelques idées émises par M. Edelestand du Méril au début de la Mort de Garin. — Voir aussi dom Calmet, Histoire de Lorraine ; Wusseburg, Antiquités de la Gaule Belgique, liv. III, p. 157.
  4. (2) Guérard, le Polyptique d’Irminon, t. I, p. 251 : « A partir de la fin du IXe siècle, le colon et le lide deviennent de plus en plus rares dans les documents qui concernent la France, et ces deux classes de personnes ne tardèrent pas à disparaître. Elles sont, en partie, remplacées par celle des colliberti, qui n’a pas une longue existence. Le serf, à son tour, se montre moins fréquemment, et c’est le villanus, le rusticus, l’homo potestatis qui lui succèdent. » On voit par là quelle rapidité de modifications, toutes favorables à la romanité, s’opérait dans cette société en fusion. (Voir aussi, même ouvr., t. I, p. 392.)
  5. (1) Les appréciations de Palsgrave sur la constitution politique de la Gaule dans la première partie des âges moyens sont, en grande partie, ce que l’on a écrit de plus vrai et de plus clair sur ce sujet, en apparence compliqué. Il montre très bien : 1o que l’idée d’étudier la France d’alors dans son étendue d’aujourd’hui est une erreur, et que nulle institution d’alors ne pouvait viser à satisfaire un tel ensemble, puisqu’il n’existait pas ; 2o il établit que les communes modernes n’ont jamais commencé, parce que les communes gallo-romaines et gallo-frankes n’ont jamais fini. (Palsgrave, the Rise and Progress of the English Commonwealth, t. I, pp. 494, 545 et seqq.) — Voir également C. Leber, Histoire du pouvoir municipal en France, Paris, 1829, in-8o. Ouvrage excellent et qui a été mis à contribution plus souvent que les emprunteurs ne l’ont avoué. — Raynouard, Histoire du droit municipal en France, Paris, 1829, 2 vol. in-8o. Livre tout romain.
  6. (1) Au XIIIe siècle, on exigeait d’un chevalier accompli les mêmes perfections intellectuelles que les Scandinaves imposaient jadis à leurs jarls. Il devait surtout connaître plusieurs langues et les poésies qui les illustraient. Guillaume de Nevers parlait avec une égale facilité le bourguignon, le français, le flamand et le breton. En Allemagne, on faisait venir des maîtres de France pour instruire les enfants nobles dans la langue qu’ils ne devaient pas ignorer. Les vers suivants de Berthe aux grands piés confirment cet usage :

      « Tout droit a celui tems que je ci vous décris
    Avoit une coutume ans el Tyois païs
    Que tout li grant seignor, li conte et li marchis
    Avoient, entour aus, gent françoise tous-dis
    Pour aprendre françois leurs filles et leurs fils,
    Li rois et la royne et Berte o le cler vis
    Savent près d’aussi bien le françois de Paris
    Com se il fussent nés el bour à Saint-Denis »

    « ... François savoit Aliste...
          C’est la fille à la Serve »

    (Paulin Pâris, li Romans de Berte aux grans piés, Paris, 1836, in-12, p. 10.)

  7. (2) La fusion du sud et du nord de la France fut assurée par le mélange ethnique qui eut lieu après la guerre des Albigeois. Dans un parlement tenu à Pamiers en 1212, Simon de Monfort fit décider que les veuves et les filles héritières de fiefs nobles, dans les provinces vaincues, ne pourraient épouser que des Français pendant les dix années qui allaient suivre. De là, transplantation d’un grand nombre de familles picardes, champenoises, tourangelles en Languedoc, et extinction de beaucoup de vieilles maisons gothiques.
  8. (1) La décomposition ethnique de la noblesse française avait commencé du jour où les leudes germaniques s’étaient alliés au sang des leudes gallo-romains ; mais elle avait marché vite, en partie parce que les guerriers germaniques s’étaient éteints en grand nombre dans les guerres incessantes, et parce que des révolutions fréquentes leur avaient substitué des hommes venus de plus bas. C’est ainsi que, sur l’autorité d’une chronique (Gesta Consul. Andegav., 2), M. Guérard constate une des phases principales de cette dégénération : « Au milieu des troubles et des secousses de la société, il s’éleva de toutes parts des hommes nouveaux sous le règne de Charles le Chauve. De petits vassaux s’érigèrent en grands feudataires et les officiers publics du royaume en seigneurs presque indépendants. » (Ouvr. cité, t.I, p. 205.)
  9. (1) Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l’administration romaine, t. I, Introd., p. 347 : « Nous-mêmes, Européens du XIXe siècle, quels idiomes parlons-nous pour la plupart ? A quel cachet est marqué notre génie littéraire ? Qui nous a fourni nos théories de l’art ? Quel système de droit est écrit dans nos codes, ou se retrouve au fond de nos coutumes ? Enfin, quelle est notre religion à tous ? La réponse à ces questions nous prouve la vitalité de ces institutions romaines dont nous portons encore l’empreinte après quinze siècles, empreinte qui, au lieu de s’effacer par l’action moderne, ne fait, en quelque sorte, que se reproduire plus nette et plus éclatante, à mesure que nous nous dégageons de la barbarie féodale. »
  10. (1) Pour saisir dans sa véritable signification l'opinion exprimée ici, il faut se rappeler qu’il n’est question que d’une agglomération approximative. Des débris arians, plus ou moins bien conservés, se trouvent encore sur toutes les lignes de routes suivies par les races germaniques. De même qu’on en peut remarquer de très petits vestiges en Espagne, en Italie, en Suisse, partout où la configuration du sol a favorise la formation et la conservation de ces dépôts, de même encore il s’en trouve dans le Tyrol, dans la Transylvanie, dans les montagnes de l’Albanie, dans le Caucase, dans l’Hindou-Koh, et jusqu’au fond des vallées hautes les plus orientales du Thibet. Il serait même imprudent d’affirmer qu’on n’en pourrait plus découvrir quelques-uns dans la haute Asie. Mais ce sont des spécimens fortement oblitérés déjà pour la plupart, impuissants, à peine perceptibles, qui n’échappent à une disparition, pour ainsi dire, instantanée, que grâce à l’inaction dans laquelle ils se maintiennent, et qui les défend heureusement de tout contact.