Essai sur l’origine des connaissances humaines/Première Partie/Section 2

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SECTION SECONDE.

L’analyse & la génération des opérations de l’ame.

On peut distinguer les opérations de l’ame en deux espèces, selon qu’on les rapporte plus particulièrement à l’entendement ou à la volonté. L’objet de cet essai indique que je me propose de ne les considérer que par le rapport qu’elles ont à l’entendement.

Je ne me bornerai pas à en donner des définitions. Je vais essayer de les envisager sous un point de vue plus lumineux qu’on n’a encore fait. Il s’agit d’en développer les progrès, & de voir comment elles s’engendrent toutes d’une première qui n’est qu’une simple perception. Cette seule recherche est plus utile que toutes les règles des logiciens. En effet, pourroit-on ignorer la manière de conduire les opérations de l’ame, si l’on en connoissoit bien la génération ? Mais toute cette partie de la métaphysique a été jusqu’ici dans un si grand chaos, que j’ai été obligé de me faire, en quelque sorte, un nouveau langage. Il ne m’étoit pas possible d’allier l’exactitude avec des signes aussi mal déterminés qu’ils le sont dans l’usage ordinaire. Je n’en serai cependant que plus facile à entendre pour ceux qui me liront avec attention.


CHAPITRE PREMIER.

De la perception, de la conscience, de l’attention, & de la réminiscence.

§. 1. La perception, ou l’impression occasionnée dans l’ame par l’action des sens, est la première opération de l’entendement. L’idée en est telle qu’on ne peut l’acquérir par aucun discours. La seule réflexion sur ce que nous éprouvons, quand nous sommes affectés de quelque sensation, peut la fournir.

§. 2. Les objets agiroient inutilement sur les sens, & l’ame n’en prendroit jamais connoissance, si elle n’en avoit pas perception. Ainsi le premier & le moindre dégré de connoissance, c’est d’appercevoir.

§. 3. Mais, puisque la perception ne vient qu’à la suite des impressions qui se font sur les sens, il est certain que ce premier dégré de connoissance doit avoir plus ou moins d’étendue, selon qu’on est organisé pour recevoir plus ou moins de sensations différentes. Prenez des créatures qui soient privées de la vue, d’autres qui le soient de la vue & de l’ouie, & ainsi successivement ; vous aurez bientôt des créatures qui, étant privées de tous les sens, ne recevront aucune connoissance. Supposez au contraire, s’il est possible, de nouveaux sens dans des animaux plus parfaits que l’homme. Que de perceptions nouvelles ! Par conséquent, combien de connoissances à leur portée, ausquelles nous ne sçaurions atteindre, & sur lesquelles nous ne sçaurions même former des conjectures !

§. 4. Nos recherches sont quelquefois d’autant plus difficiles, que leur objet est plus simple. Les perceptions en sont un exemple. Quoi de plus facile, en apparence, que de décider si l’ame prend connoissance de toutes celles qu’elle éprouve ? Faut-il autre chose que réfléchir sur soi-même ? Sans doute que tous les philosophes l’ont fait : mais quelques-uns, préoccupés de leurs principes, ont dû admettre dans l’ame des perceptions dont elle ne prend jamais connoissance[1] ; & d’autres ont dû trouver cette opinion tout-à-fait inintelligible[2]. Je tâcherai de résoudre cette question dans les paragraphes suivans. Il suffit dans celui-ci de remarquer que, de l’aveu de tout le monde, il y a dans l’ame des perceptions qui n’y sont pas à son insçu. Or ce sentiment qui lui en donne la connoissance, & qui l’avertit du moins d’une partie de ce qui se passe en elle, je l’appellerai conscience. Si, comme le veut Locke, l’ame n’a point de perception dont elle ne prenne connoissance ; ensorte qu’il y ait contradiction qu’une perception ne soit pas connue : la perception & la conscience ne doivent être prises que pour une seule & même opération. Si, au contraire, le sentiment opposé étoit le véritable, elles seroient deux opérations distinctes ; & ce seroit à la conscience, & non à la perception, comme je l’ai supposé, que commenceroit proprement notre connoissance.

§. 5. Entre plusieurs perceptions dont nous avons en même temps conscience, il nous arrive souvent d’avoir plus conscience des unes que des autres, ou d’être plus vivement averti de leur existence. Plus même la conscience de quelques-unes augmente, plus celle des autres diminue. Que quelqu’un soit dans un spectacle où une multitude d’objets paroissent se disputer ses regards, son ame sera assaillie de quantité de perceptions, dont il est constant qu’il prend connoissance : mais, peu à peu, quelques-unes lui plairont & l’intéresseront davantage ; il s’y livrera donc plus volontiers. Dès-là il commencera à être moins affecté par les autres : la conscience en diminuera même insensiblement, jusqu’au point que, quand il reviendra à lui, il ne se souviendra pas d’en avoir pris connoissance. L’illusion qui se fait au théâtre en est la preuve. Il y a des momens où la conscience ne paroît pas se partager entre l’action qui se passe & le reste du spectacle. Il sembleroit d’abord que l’illusion devroit être d’autant plus vive, qu’il y auroit moins d’objets capables de distraire. Cependant chacun a pu remarquer qu’on n’est jamais plus porté à se croire le seul témoin d’une scène intéressante, que quand le spectacle est bien rempli. C’est peut-être que le nombre, la variété & la magnificence des objets remuent les sens, échauffent, élèvent l’imagination, &, par-là, nous rendent plus propres aux impressions que le poëte veut faire naître. Peut-être encore que les spectateurs se portent mutuellement, par l’exemple qu’ils se donnent, à fixer la vue sur la scène. Quoi qu’il en soit, cette opération, par laquelle notre conscience, par rapport à certaines perceptions, augmente si vivement qu’elles paroissent les seules dont nous ayons pris connoissance, je l’appelle attention. Ainsi être attentif à une chose, c’est avoir plus conscience des perceptions qu’elle fait naître que de celles que d’autres produisent, en agissant, comme elle, sur nos sens ; & l’attention a été d’autant plus grande, qu’on se souvient moins de ces dernières.

§. 6. Je distingue donc de deux sortes de perceptions, parmi celles dont nous avons conscience : les unes, dont nous nous souvenons, au moins le moment suivant ; les autres, que nous oublions aussitôt que nous les avons eues. Cette distinction est fondée sur l’expérience que je viens d’apporter. Quelqu’un qui s’est livré à l’illusion se souviendra fort bien de l’impression qu’a fait sur lui une scène vive & touchante ; mais il ne se souviendra pas toujours de celle qu’il recevoit en même temps du reste du spectacle.

§. 7. On pourroit ici prendre deux sentimens différens du mien. Le premier seroit de dire que l’ame n’a point éprouvé, comme je le suppose, les perceptions que je lui fais oublier si promptement ; ce qu’on essayeroit d’expliquer par des raisons physiques. Il est certain, diroit-on, que l’ame n’a des perceptions qu’autant que l’action des objets sur les sens se communique au cerveau[3]. Or on pourroit supposer les fibres de celui-ci dans une si grande contention, par l’impression qu’elles reçoivent de la scène qui cause l’illusion, qu’elles résisteroient à toute autre. D’où l’on concluroit que l’ame n’a eu d’autres perceptions que celles dont elle conserve le souvenir.

Mais il n’est pas vraisemblable que, quand nous donnons notre attention à un objet, toutes les fibres du cerveau soient également agitées, en sorte qu’il n’en reste pas beaucoup d’autres capables de recevoir une impression différente. Il y a donc lieu de présumer qu’il se passe en nous des perceptions dont nous ne nous souvenons pas le moment d’après que nous les avons eues. Ce qui n’est encore qu’une présomption sera bientôt démontré, même du plus grand nombre.

§. 8. le second sentiment seroit de dire qu’il ne se fait point d’impression dans les sens, qui ne se communique au cerveau, & ne produise, par conséquent, une perception dans l’ame. Mais on ajouteroit qu’elle est sans conscience, ou que l’ame n’en prend point connoissance. Ici je me déclare pour Locke ; car je n’ai point d’idée d’une pareille perception : j’aimerois autant qu’on dît que j’apperçois sans appercevoir.

§. 9. je pense donc que nous avons toujours conscience des impressions qui se font dans l’ame ; mais quelquefois d’une manière si légère, qu’un moment après nous ne nous en souvenons plus. Quelques exemples mettront ma pensée dans tout son jour.

J’avouerai que, pendant un temps, il m’a semblé qu’il se passoit en nous des perceptions dont nous n’avons pas conscience. Je me fondois sur cette expérience qui paroît assez simple ; que nous fermons des milliers de fois les yeux, sans que nous paroissions prendre connoissance que nous sommes dans les ténèbres. Mais, en faisant d’autres expériences, je découvris mon erreur. Certaines perceptions que je n’avois pas oubliées, & qui supposoient nécessairement que j’en avois eu d’autres dont je ne me souvenois plus un instant après les avoir eues, me firent changer de sentiment. Entre plusieurs expériences qu’on peut faire, en voici une qui est sensible.

Qu’on réfléchisse sur soi-même au sortir d’une lecture, il semblera qu’on n’a eu conscience que des idées qu’elle a fait naître. Il ne paroîtra pas qu’on en ait eu davantage de la perception de chaque lettre, que de celle des ténèbres, à chaque fois qu’on baissoit involontairement la paupière. Mais on ne se laissera pas tromper par cette apparence, si l’on fait réflexion que, sans la conscience de la perception des lettres, on n’en auroit point eu de celle des mots, ni, par conséquent, des idées.

§. 10. cette expérience conduit naturellement à rendre raison d’une chose dont chacun a fait l’épreuve. C’est la vîtesse étonnante avec laquelle le temps paroît quelquefois s’être écoulé. Cette apparence vient de ce que nous avons oublié la plus considérable partie des perceptions qui se sont succédées dans notre ame. Locke fait voir que nous ne nous formons une idée de la succession du temps, que par la succession de nos pensées. Or des perceptions, au moment qu’elles sont totalement oubliées, sont comme non avenues. Leur succession doit donc être autant de retranché de celle du temps. Par conséquent, une durée assez considérable, des heures, par exemple, doivent nous paroître avoir passé comme des instans.

§. 11. cette explication m’exempte d’apporter de nouveaux exemples : elle en fournira suffisamment à ceux qui voudront y réfléchir. Chacun peut remarque que, parmi les perceptions qu’il a éprouvées pendant un temps qui lui paroît avoir été fort court, il y en a un grand nombre dont sa conduite prouve qu’il a eu conscience, quoiqu’il les ait tout-à-fait oubliées. Cependant tous les exemples n’y sont pas également propres. C’est ce qui me trompa, quand je m’imaginai que je baissois involontairement la paupière, sans prendre connoissance que je fusse dans les ténèbres. Mais il n’est rien de plus raisonnable que d’expliquer un exemple par un autre. Mon erreur provenoit de ce que la perception des ténèbres étoit si prompte, si subite, & la conscience si foible, qu’il ne m’en restoit aucun souvenir. En effet, que je donne mon attention au mouvement de mes yeux ; cette même perception deviendra si vive, que je ne douterai plus de l’avoir eue.

§. 12. Non seulement nous oublions ordinairement une partie de nos perceptions, mais quelquefois nous les oublions toutes. Quand nous ne fixons point notre attention, en sorte que nous recevons les perceptions qui se produisent en nous, sans être plus avertis des unes que des autres ; la conscience en est si légère que, si l’on nous retire de cet état, nous ne nous souvenons pas d’en avoir éprouvé. Je suppose qu’on me présente un tableau fort composé, dont, à la première vue, les parties ne me frappent pas plus vivement les unes que les autres ; & qu’on me l’enlève avant que j’aie eu le temps de le considérer en détail : il est certain qu’il n’y a aucune de ses parties sensibles qui n’ait produit en moi des perceptions ; mais la conscience en a été si foible, que je ne puis m’en souvenir. Cet oubli ne vient pas de leur peu de durée. Quand on supposeroit que j’ai eu, pendant longtemps, les yeux attachés sur ce tableau ; pourvu qu’on ajoute que je n’ai pas rendu, tour à tour, plus vive la conscience des perceptions de chaque partie ; je ne serai pas plus en état, au bout de plusieurs heures, d’en rendre compte, qu’au premier instant.

Ce qui se trouve vrai des perceptions qu’occasionne ce tableau doit l’être, par la même raison, de celles que produisent les objets qui m’environnent. Si, agissant sur les sens avec des forces presque égales, ils produisent en moi des perceptions toutes, à peu près, dans un pareil dégré de vivacité ; &, si mon ame se laisse aller à leur impression, sans chercher à avoir plus conscience d’une perception que d’une autre, il ne me restera aucun souvenir de ce qui s’est passé en moi. Il me semblera que mon ame a été, pendant tout ce temps, dans une espèce d’assoupissement, où elle n’étoit occupée d’aucune pensée. Que cet état dure plusieurs heures, ou seulement quelques secondes ; je n’en sçaurois remarquer la différence dans la suite des perceptions que j’ai éprouvées, puisqu’elles sont également oubliées dans l’un & l’autre cas. Si même on le faisoit durer des jours, des mois, ou des années ; il arriveroit que, quand on en sortiroit par quelque sensation vive, on ne se rappelleroit plusieurs années que comme un moment.

§. 13. Concluons que nous ne pouvons tenir aucun compte du plus grand nombre de nos perceptions ; non qu’elles aient été sans conscience, mais parce qu’elles sont oubliées un instant après. Il n’y en a donc point dont l’ame ne prenne connoissance. Ainsi la perception & la conscience ne sont qu’une même opération sous deux noms. En tant qu’on ne la considère que comme une impression dans l’ame, on peut lui conserver celui de perception : en tant qu’elle avertit l’ame de sa présence, on peut lui donner celui de conscience. C’est en ce sens que j’emploierai désormais ces deux mots.

§. 14. les choses attirent notre attention par le côté par où elles ont le plus de rapport avec notre tempérament, nos passions & notre état. Ce sont ces rapports qui font qu’elles nous affectent avec plus de force, & que nous en avons une conscience plus vive. D’où il arrive que, quand ils viennent à changer, nous voyons les objets tout différemment, & nous en portons des jugemens tout-à-fait contraires. On est, communément, si fort la dupe de ces sortes de jugemens, que celui qui, dans un temps, voit & juge d’une manière, &, dans un autre, voit & juge tout autrement, croit toujours bien voir & bien juger : penchant qui nous devient si naturel, que, nous faisant toujours considérer les objets par les rapports qu’ils ont à nous, nous ne manquons pas de critiquer la conduite des autres autant que nous approuvons la nôtre. Joignez à cela que l’amour-propre nous persuade aisément que les choses ne sont louables qu’autant qu’elles ont attiré notre attention, avec quelque satisfaction de notre part ; & vous comprendrez pourquoi ceux même qui ont assez de discernement pour les apprécier dispensent d’ordinaire si mal leur estime, que tantôt ils la refusent injustement, & tantôt ils la prodiguent.

§. 15. lorsque les objets attirent notre attention, les perceptions qu’ils occasionnent en nous se lient avec le sentiment de notre être & avec tout ce qui peut y avoir quelque rapport. De-là il arrive que non seulement la conscience nous donne connoissance de nos perceptions ; mais encore, si elles se répètent, elle nous avertit souvent que nous les avons déjà eues ; & nous les fait connoître comme étant à nous, ou comme affectant, malgré leur variété & leur succession, un être qui est constamment le même nous. La conscience, considérée par rapport à ces nouveaux effets, est une nouvelle opération qui nous sert à chaque instant, & qui est le fondement de l’expérience. Sans elle, chaque moment de la vie nous paroîtroit le premier de notre existence, & notre connoissance ne s’étendroit jamais au-delà d’une première perception. Je la nommerai réminiscence.

Il est évident que, si la liaison qui est entre les perceptions que j’éprouve actuellement, celles que j’éprouvai hier, & le sentiment de mon être, étoit détruite, je ne sçaurois reconnoître que ce qui m’est arrivé hier soit arrivé à moi-même. Si, à chaque nuit, cette liaison étoit interrompue, je commencerois, pour ainsi dire, chaque jour une nouvelle vie ; & personne ne pourroit me convaincre que le moi d’aujourd’hui fût le moi de la veille. La réminiscence est donc produite par la liaison que conserve la suite de nos perceptions. Dans les chapitres suivans, les effets de cette liaison se développeront de plus en plus. Mais, si l’on me demande comment elle peut elle-même être formée par l’attention, je réponds que la raison en est uniquement dans la nature de l’ame & du corps. C’est pourquoi je regarde cette liaison comme une première expérience, qui doit suffire pour expliquer toutes les autres.

Afin de mieux analyser la réminiscence, il faudroit lui donner deux noms : l’un, en tant qu’elle nous fait reconnoître notre être ; l’autre, en tant qu’elle nous fait reconnoître les perceptions qui s’y répétent : car ce sont là des idées bien distinctes. Mais la langue ne me fournit pas de terme dont je puisse me servir, & il est peu utile pour mon dessein d’en imaginer. Il suffira d’avoir fait remarquer de quelles idées simples la notion complexe de cette opération est composée.

§. 16. le progrès des opérations dont je viens de donner l’analyse & d’expliquer la génération est sensible. D’abord il n’y a dans l’ame qu’une simple perception, qui n’est que l’impression qu’elle reçoit à la présence des objets. De-là naissent, dans leur ordre, les trois autres opérations. Cette impression, considérée comme avertissant l’ame de sa présence, est ce que j’appelle conscience. Si la connoissance qu’on en prend est telle qu’elle paroisse la seule perception dont on ait conscience, c’est attention. Enfin, quand elle se fait connoître comme ayant déjà affecté l’ame, c’est réminiscence. La conscience dit en quelque sorte à l’ame, voilà une perception : l’attention, voilà une perception qui est la seule que vous ayez : la réminiscence, voilà une perception que vous avez déjà eue.


CHAPITRE II.

De l’imagination, de la contemplation, & de la mémoire.

§. 17. Le premier effet de l’attention, l’expérience l’apprend, c’est de faire subsister dans l’esprit, en l’absence des objets, les perceptions qu’ils ont occasionnées. Elles s’y conservent même ordinairement dans le même ordre qu’elles avoient quand les objets étoient présens. Par-là il se forme entr’elles une liaison, d’où plusieurs opérations tirent, ainsi que la réminiscence, leur origine. La première est l’imagination : elle a lieu quand une perception, par la seule force de la liaison que l’attention a mise entr’elle & un objet, se retrace à la vue de cet objet. Quelquefois, par exemple, c’est assez d’entendre le nom d’une chose, pour se la représenter comme si on l’avoit sous les yeux.

§. 18. Cependant il ne dépend pas de nous de réveiller toujours les perceptions que nous avons éprouvées. Il y a des occasions où tous nos efforts se bornent à en rappeller le nom, quelques-unes des circonstances qui les ont accompagnées, & une idée abstraite de perception : idée que nous pouvons former à chaque instant, parce que nous ne pensons jamais sans avoir conscience de quelque perception qu’il ne tient qu’à nous de généraliser. Qu’on songe, par exemple, à une fleur dont l’odeur est peu familière : on s’en rappellera le nom : on se souviendra des circonstances où on l’a vue ; on s’en représentera le parfum sous l’idée générale d’une perception qui affecte l’odorat : mais on ne réveillera pas la perception même. Or j’appelle mémoire l’opération qui produit cet effet.

§. 19. il naît encore une opération de la liaison que l’attention met entre nos idées : c’est la contemplation. Elle consiste à conserver sans interruption la perception, le nom ou les circonstances d’un objet qui vient de disparoître. Par son moyen, nous pouvons continuer à penser à une chose, au moment qu’elle cesse d’être présente. On peut, à son choix, la rapporter à l’imagination ou à la mémoire : à l’imagination, si elle conserve la perception même ; à la mémoire, si elle n’en conserve que le nom ou les circonstances.

§. 20. Il est important de bien distinguer le point qui sépare l’imagination de la mémoire. Chacun en jugera par lui-même, lorsqu’il verra quel jour cette différence, qui est peut-être trop simple pour paroître essentielle, va répandre sur toute la génération des opérations de l’ame. Jusqu’ici, ce que les philosophes ont dit à cette occasion est si confus, qu’on peut souvent appliquer à la mémoire ce qu’ils disent de l’imagination, & à l’imagination ce qu’ils disent de la mémoire. Locke fait lui-même consister celle-ci en ce que l’ame a la puissance de réveiller les perceptions qu’elle a déjà eues, avec un sentiment qui, dans ce temps-là, la convainc qu’elle les a eues auparavant. Cependant cela n’est point exact ; car il est constant qu’on peut fort bien se souvenir d’une perception qu’on n’a pas le pouvoir de réveiller.

Tous les philosophes sont ici tombés dans l’erreur de Locke. Quelques-uns, qui prétendent que chaque perception laisse dans l’ame une image d’elle-même, à peu près comme un cachet laisse son empreinte, ne font pas exception : car que seroit-ce que l’image d’une perception, qui ne seroit pas la perception même ? La méprise en cette occasion vient de ce que, faute d’avoir assez considéré la chose, on a pris, pour la perception même de l’objet, quelques circonstances ou quelque idée générale, qui en effet se réveillent. Afin d’éviter de pareilles méprises, je vais distinguer les différentes perceptions que nous sommes capables d’éprouver ; & je les examinerai chacune dans leur ordre.

§. 21. Les idées d’étendue sont celles que nous réveillons le plus aisément ; parce que les sensations, d’où nous les tirons, sont telles que, tant que nous veillons, il nous est impossible de nous en séparer. Le goût & l’odorat peuvent n’être point affectés ; nous pouvons n’entendre aucun son, & ne voir aucune couleur : mais il n’y a que le sommeil qui puisse nous enlever les perceptions du toucher. Il faut absolument que notre corps porte sur quelque chose, & que ses parties pèsent les unes sur les autres. De-là naît une perception qui nous les représente comme distantes & limitées ; & qui, par conséquent, emporte l’idée de quelque étendue.

Or, cette idée, nous pouvons la généraliser, en la considérant d’une manière indéterminée. Nous pouvons ensuite la modifier, & en tirer, par exemple, l’idée d’une ligne droite ou courbe. Mais nous ne sçaurions réveiller exactement la perception de la grandeur d’un corps ; parce que nous n’avons point, là-dessus, d’idée absolue qui puisse nous servir de mesure fixe. Dans ces occasions, l’esprit ne se rappelle que les noms de pied, de toise, etc. Avec une idée de grandeur d’autant plus vague, que celle qu’il veut se représenter est plus considérable.

Avec le secours de ces premières idées, nous pouvons, en l’absence des objets, nous représenter exactement les figures les plus simples : tels sont des triangles & des quarrés. Mais, que le nombre des côtés augmente considérablement, nos efforts deviennent superflus. Si je pense à une figure de mille côtés, & à une de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, ce n’est pas par des perceptions que je les distingue ; ce n’est que par les noms que je leur ai donnés. Il en est de même de toutes les notions complexes. Chacun peut remarquer que, quand il en veut faire usage, il ne s’en retrace que les noms. Pour les idées simples qu’elles renferment, il ne peut les réveiller que l’une après l’autre ; & il faut l’attribuer à une opération différente de la mémoire.

§. 22. L’imagination s’aide naturellement de tout ce qui peut lui être de quelque secours. Ce sera par comparaison avec notre propre figure, que nous nous représenterons celle d’un ami absent ; & nous l’imaginerons grand ou petit, parce que nous en mesurerons, en quelque sorte, la taille avec la nôtre. Mais l’ordre & la simétrie sont principalement ce qui aide l’imagination ; parce qu’elle y trouve différens points ausquels elle se fixe, & ausquels elle rapporte le tout. Que je songe à un beau visage, les yeux, ou d’autres traits qui m’auront le plus frappé, s’offriront d’abord ; & ce sera relativement à ces premiers traits, que les autres viendront prendre place dans mon imagination. On imagine donc plus aisément une figure, à proportion qu’elle est plus régulière. On pourroit même dire qu’elle est plus facile à voir ; car le premier coup d’oeil suffit pour s’en former une idée. Si, au contraire, elle est fort irrégulière, on n’en viendra à bout qu’après en avoir longtemps considéré les différentes parties.

§. 23. Quand les objets qui occasionnent les sensations de goût, de son, d’odeur, de couleur & de lumière sont absens ; il ne reste point en nous de perception que nous puissions modifier, pour en faire quelque chose de semblable à la couleur, à l’odeur & au goût, par exemple, d’une orange. Il n’y a point non plus d’ordre, de simétrie, qui vienne ici au secours de l’imagination. Ces idées ne peuvent donc se réveiller qu’autant qu’on se les est rendues familières. Par cette raison, celles de la lumière & des couleurs doivent se retracer le plus aisément ; ensuite celles des sons. Quant aux odeurs & aux saveurs, on ne réveille que celles pour lesquelles on a un goût plus marqué. Il reste donc bien des perceptions dont on peut se souvenir, & dont cependant on ne se rappelle que les noms. Combien de fois même cela n’a-t-il pas lieu par rapport aux plus familières, surtout dans la conversation où l’on se contente souvent de parler des choses sans les imaginer ?

§. 24. On peut observer différens progrès dans l’imagination.

Si nous voulons réveiller une perception qui nous est peu familière, telle que le goût d’un fruit dont nous n’avons mangé qu’une fois ; nos efforts n’aboutiront ordinairement qu’à causer quelque ébranlement dans les fibres du cerveau & de la bouche, & la perception que nous éprouverons ne ressemblera point au goût de ce fruit. Elle seroit la même pour un melon, pour une pêche, ou même pour un fruit dont nous n’aurions jamais goûté. On en peut remarquer autant par rapport aux autres sens.

Quand une perception est familière, les fibres du cerveau, accoutumées à fléchir sous l’action des objets, obéissent plus facilement à nos efforts. Quelquefois même nos idées se retracent sans que nous y ayons part, & se présentent avec tant de vivacité que nous y sommes trompés, & que nous croyons avoir les objets sous les yeux. C’est ce qui arrive aux fous & à tous les hommes, quand ils ont des songes. Ces désordres ne sont vraisemblablement produits que par le grand rapport des mouvemens qui sont la cause physique de l’imagination, avec ceux qui font appercevoir les objets présens[4].

§. 25. Il y a entre l’imagination, la mémoire & la réminiscence un progrès, qui est la seule chose qui les distingue. La première réveille les perceptions mêmes ; la seconde n’en rappelle que les signes ou les circonstances ; & la dernière fait reconnoître celles qu’on a déjà eues. Sur quoi il faut remarquer que la même opération, que j’appelle mémoire par rapport aux perceptions dont elle ne retrace que les signes ou les circonstances, est imagination par rapport aux signes ou aux circonstances qu’elle réveille ; puisque ces signes & ces circonstances sont des perceptions. Quant à la contemplation, elle participe de l’imagination ou de la mémoire, selon qu’elle conserve les perceptions mêmes d’un objet absent auquel on continue à penser, ou qu’elle n’en conserve que le nom & les circonstances où on l’a vu. Elle ne diffère de l’une & de l’autre, que parce qu’elle ne suppose point d’intervalle entre la présence d’un objet & l’attention qu’on lui donne encore, quand il est absent. Ces différences paroîtront peut-être bien légères ; mais elles sont absolument nécessaires. Il en est ici comme dans les nombres, où une fraction négligée, parce qu’elle paroît de peu de conséquence, entraîne infailliblement dans de faux calculs. Il est bien à craindre que ceux qui traitent cette exactitude de subtilité, ne soient pas capables d’apporter dans les sciences toute la justesse nécessaire pour y réussir.

§. 26. En remarquant, comme je viens de le faire, la différence qui se trouve entre les perceptions qui ne nous quittent que dans le sommeil, & celles que nous n’éprouvons, quoiqu’éveillés, que par intervalles ; on voit aussitôt jusqu’où s’étend le pouvoir que nous avons de les réveiller : on voit pourquoi l’imagination retrace, à notre gré, certaines figures peu composées ; tandis que nous ne pouvons distinguer les autres que par les noms que la mémoire nous rappelle : on voit pourquoi les perceptions de couleur, de goût, etc. Ne sont à nos ordres qu’autant qu’elles nous sont familières ; & comment la vivacité, avec laquelle les idées se reproduisent, est la cause des songes & de la folie : enfin, on apperçoit sensiblement la différence qu’on doit mettre entre l’imagination & la mémoire.


CHAPITRE III.

Comment la liaison des idées, formée par l’attention, engendre l’imagination, la contemplation & la mémoire.

§. 27. On pourroit, à l’occasion de ce qui a été dit dans le chapitre précédent, me faire deux questions : la première, pourquoi nous avons le pouvoir de réveiller quelques-unes de nos perceptions ; la seconde, pourquoi, quand ce pouvoir nous manque, nous pouvons souvent nous en rappeller, au moins, les noms ou les circonstances.

Pour répondre d’abord à la seconde question, je dis que nous ne pouvons nous rappeller les noms ou les circonstances, qu’autant qu’ils sont familiers. Alors ils rentrent dans la classe des perceptions qui sont à nos ordres, & dont nous allons parler en répondant à la première question, qui demande un plus grand détail.

§. 28. La liaison de plusieurs idées ne peut avoir d’autre cause que l’attention que nous leur avons donnée, quand elles se sont présentées ensemble. Ainsi, les choses n’attirant notre attention que par le rapport qu’elles ont à notre tempérament, à nos passions, à notre état, ou, pour tout dire en un mot, à nos besoins ; c’est une conséquence que la même attention embrasse, tout à la fois, les idées des besoins & celles des choses qui s’y rapportent, & qu’elle les lie.

§. 29. tous nos besoins tiennent les uns aux autres ; & l’on en pourroit considérer les perceptions comme une suite d’idées fondamentales, ausquelles on rapporteroit tout ce qui fait partie de nos connoissances. Au-dessus de chacune s’éleveroient d’autres suites d’idées qui formeroient des espèces de chaînes, dont la force seroit entièrement dans l’analogie des signes, dans l’ordre des perceptions, & dans la liaison que les circonstances qui réunissent quelquefois les idées les plus disparates auroient formée. A un besoin est liée l’idée de la chose qui est propre à le soulager ; à cette idée est liée celle du lieu où cette chose se rencontre ; à celle-ci, celle des personnes qu’on y a vues ; à cette dernière, les idées des plaisirs ou des chagrins qu’on en a reçus, & plusieurs autres. On peut même remarquer qu’à mesure que la chaîne s’étend, elle se soudivise en différens chaînons ; ensorte que, plus on s’éloigne du premier anneau, plus les chaînons s’y multiplient. Une première idée fondamentale est liée à deux ou trois autres ; chacune de celles-ci à un égal nombre, ou même à un plus grand, & ainsi de suite.

§. 30. Les différentes chaînes ou chaînons, que je suppose au-dessus de chaque idée fondamentale, seroient liés par la suite des idées fondamentales, & par quelques anneaux qui seroient vraisemblablement communs à plusieurs ; car les mêmes objets, &, par conséquent, les mêmes idées, se rapportent souvent à différens besoins. Ainsi, de toutes nos connoissances, il ne se formeroit qu’une seule & même chaîne, dont les chaînons se réuniroient à certains anneaux pour se séparer à d’autres.

§. 31. Ces suppositions admises, il suffiroit, pour se rappeller les idées qu’on s’est rendues familières, de pouvoir donner son attention à quelques-unes de nos idées fondamentales, ausquelles elles sont liées. Or cela se peut toujours ; puisque, tant que nous veillons, il n’y a point d’instant où notre tempérament, nos passions & notre état n’occasionnent en nous quelques-unes de ces perceptions que j’appelle fondamentales. Nous réussirions donc avec plus ou moins de facilité, à proportion que les idées que nous voudrions nous retracer tiendroient à un plus grand nombre de besoins, & y tiendroient plus immédiatement.

§. 32. Les suppositions que je viens de faire ne sont pas gratuites. J’en appelle à l’expérience ; & je suis persuadé que chacun remarquera qu’il ne cherche à se ressouvenir d’une chose[5], que par le rapport qu’elle a aux circonstances où il se trouve ; & qu’il y réussit d’autant plus facilement que les circonstances sont en grand nombre, ou qu’elles ont avec elle une liaison plus immédiate. L’attention que nous donnons à une perception qui nous affecte actuellement nous en rappelle le signe ; celui-ci en rappelle d’autres avec lesquels il a quelque rapport ; ces derniers réveillent les idées ausquelles ils sont liés ; ces idées retracent d’autres signes ou d’autres idées, & ainsi successivement. Deux amis, par exemple, qui ne se sont pas vus depuis longtemps, se rencontrent. L’attention qu’ils donnent à la surprise & à la joie qu’ils ressentent, leur fait naître aussitôt le langage qu’ils doivent se tenir. Ils se plaignent de la longue absence où ils ont été l’un de l’autre ; s’entretiennent des plaisirs dont, auparavant, ils jouissoient ensemble, & de tout ce qui leur est arrivé depuis leur séparation. On voit facilement comment toutes ces choses sont liées entr’elles & à beaucoup d’autres. Voici encore un exemple.

Je suppose que quelqu’un me fait, sur cet ouvrage, une difficulté à laquelle je ne sçais, dans le moment, de quelle manière satisfaire. Il est certain que, si elle n’est pas solide, elle doit elle-même m’indiquer ma réponse. Je m’applique donc à en considérer toutes les parties ; & j’en trouve qui, étant liées avec quelques-unes des idées qui entrent dans la solution que je cherche, ne manquent pas de les réveiller. Celles-ci, par l’étroite liaison qu’elles ont avec les autres, les retracent successivement ; & je vois enfin tout ce que j’ai à répondre.

D’autres exemples se présenteront en quantité à ceux qui voudront remarquer ce qui arrive dans les cercles. Avec quelque rapidité que la conversation change de sujet, celui qui conserve son sang froid, & qui connoît un peu le caractère de ceux qui parlent, voit toujours par quelle liaison d’idées on passe d’une matière à une autre. Je me crois donc en droit de conclure que le pouvoir de réveiller nos perceptions, leurs noms, ou leurs circonstances, vient uniquement de la liaison que l’attention a mise entre ces choses & les besoins ausquels elles se rapportent. Détruisez cette liaison, vous détruisez l’imagination & la mémoire.

§. 33. Tous les hommes ne peuvent pas lier leurs idées avec une égale force, ni dans une égale quantité : voilà pourquoi l’imagination & la mémoire ne les servent pas tous également. Cette impuissance vient de la différente conformation des organes, ou peut-être encore de la nature de l’ame ; ainsi les raisons qu’on en pourroit donner sont toutes physiques & n’appartiennent pas à cet ouvrage. Je remarquerai seulement que les organes ne sont, quelquefois, peu propres à la liaison des idées, que pour n’avoir pas été assez exercés.

§. 34. Le pouvoir de lier nos idées a ses inconvéniens, comme ses avantages. Pour les faire appercevoir sensiblement, je suppose deux hommes ; l’un, chez qui les idées n’ont jamais pu se lier ; l’autre, chez qui elles se lient avec tant de facilité & tant de force, qu’il n’est plus le maître de les séparer. Le premier seroit sans imagination & sans mémoire ; & n’auroit, par conséquent, l’exercice d’aucune des opérations que celles-ci doivent produire. Il seroit absolument incapable de réflexion ; ce seroit un imbécille. Le second auroit trop de mémoire & trop d’imagination ; & cet excès produiroit presque le même effet qu’une entière privation de l’une & de l’autre. Il auroit à peine l’exercice de sa réflexion ; ce seroit un fou. Les idées les plus disparates étant fortement liées dans son esprit, par la seule raison qu’elles se sont présentées ensemble, il les jugeroit naturellement liées entr’elles, & les mettroit les unes à la suite des autres, comme de justes conséquences. Entre ces deux excès, on pourroit supposer un milieu, où le trop d’imagination & de mémoire ne nuiroit pas à la solidité de l’esprit, & où le trop peu ne nuiroit pas à ses agrémens. Peut-être ce milieu est-il si difficile que les plus grands génies ne s’y sont encore trouvés qu’à peu près. Selon que différens esprits s’en écartent, & tendent vers les extrémités opposées, ils ont des qualités plus ou moins incompatibles ; puisqu’elles doivent, plus ou moins, participer aux extrémités qui s’excluent tout-à-fait. Ainsi ceux qui se rapprochent de l’extrémité où l’imagination & la mémoire dominent, perdent à proportion des qualités qui rendent un esprit juste, conséquent & méthodique ; & ceux qui se rapprochent de l’autre extrémité, perdent dans la même proportion des qualités qui concourent à l’agrément. Les premiers écrivent avec plus de grace, les autres avec plus de suite & plus de profondeur.

On voit non seulement comment la facilité de lier nos idées produit l’imagination, la contemplation & la mémoire ; mais encore comment elle est le vrai principe de la perfection ou du vice de ces opérations.


CHAPITRE IV.

Que l’usage des signes est la vraie cause des progrès de l’imagination, de la contemplation & de la mémoire.

Pour développer entièrement les ressorts de l’imagination, de la contemplation & de la mémoire, il faut rechercher quels secours ces opérations retirent de l’usage des signes.

§. 35. je distingue trois sortes de signes. 1° les signes accidentels, ou les objets que quelques circonstances particulières ont liés avec quelques-unes de nos idées ; ensorte qu’ils sont propres à les réveiller. 2° les signes naturels, ou les cris que la nature a établis pour les sentimens de joie, de crainte, de douleur, etc. 3° les signes d’institution, ou ceux que nous avons nous-mêmes choisis, & qui n’ont qu’un rapport arbitraire avec nos idées.

§. 36. ces signes ne sont point nécessaires pour l’exercice des opérations qui précédent la réminiscence : car la perception & la conscience ne peuvent manquer d’avoir lieu tant qu’on est éveillé ; & l’attention n’étant que la conscience qui nous avertit plus particulièrement de la présence d’une perception, il suffit, pour l’occasionner, qu’un objet agisse sur les sens avec plus de vivacité que les autres. Jusques-là les signes ne seroient propres qu’à fournir des occasions plus fréquentes d’exercer l’attention.

§. 37. Mais supposons un homme qui n’ait l’usage d’aucun signe arbitraire. Avec le seul secours des signes accidentels, son imagination & sa réminiscence pourront déjà avoir quelque exercice ; c’est-à-dire, qu’à la vue d’un objet la perception, avec laquelle il s’est lié, pourra se réveiller, & qu’il pourra la reconnoître pour celle qu’il a déjà eue. Il faut cependant remarquer que cela n’arrivera qu’autant que quelque cause étrangère lui mettra cet objet sous les yeux. Quand il est absent, l’homme que je suppose n’a point de moyens pour se le rappeller de lui-même ; puisqu’il n’a à sa disposition aucune des choses qui y pourroient être liées. Il ne dépend donc point de lui de réveiller l’idée qui y est attachée. Ainsi l’exercice de son imagination n’est point encore à son pouvoir.

§. 38. Quant aux cris naturels, cet homme les formera, aussitôt qu’il éprouvera les sentimens ausquels ils sont affectés. Mais ils ne seront pas, dès la première fois, des signes à son égard ; puisqu’au lieu de lui réveiller des perceptions, ils n’en seront que des suites.

Lorsqu’il aura souvent éprouvé le même sentiment, & qu’il aura, tout aussi souvent, poussé le cri qui doit naturellement l’accompagner ; l’un & l’autre se trouveront si vivement liés dans son imagination, qu’il n’entendra plus le cri qu’il n’éprouve le sentiment en quelque manière. C’est alors que ce cri sera un signe. Mais il ne donnera de l’exercice à l’imagination de cet homme que quand le hasard le lui fera entendre. Cet exercice ne sera donc pas plus à sa disposition que dans le cas précédent.

Il ne faudroit pas m’opposer qu’il pourroit, à la longue, se servir de ces cris, pour se retracer à son gré les sentimens qu’ils expriment. Je répondrois qu’alors ils cesseroient d’être des signes naturels, dont le caractère est de faire connoître par eux-mêmes, & indépendamment du choix que nous en avons fait, l’impression que nous éprouvons, en occasionnant quelque chose de semblable chez les autres. Ce seroient des sons que cet homme auroit choisis, comme nous avons fait ceux de crainte, de joie, etc. Ainsi il auroit l’usage de quelques signes d’institution, ce qui est contraire à la supposition dans laquelle je raisonne actuellement.

§. 39. La mémoire, comme nous l’avons vu, ne consiste que dans le pouvoir de nous rappeller les signes de nos idées, ou les circonstances qui les ont accompagnées ; & ce pouvoir n’a lieu qu’autant que, par l’analogie des signes que nous avons choisis, & par l’ordre que nous avons mis entre nos idées, les objets que nous voulons nous retracer tiennent à quelques-uns de nos besoins présens. Enfin, nous ne sçaurions nous rappeller une chose qu’autant qu’elle est liée, par quelque endroit, à quelques-unes de celles qui sont à notre disposition. Or un homme qui n’a que des signes accidentels & des signes naturels n’en a point qui soient à ses ordres. Ses besoins ne peuvent donc occasionner que l’exercice de son imagination. Ainsi il doit être sans mémoire.

§. 40. Delà on peut conclure que les bêtes n’ont point de mémoire, & qu’elles n’ont qu’une imagination dont elles ne sont point maîtresses de disposer. Elles ne se représentent une chose absente qu’autant que, dans leur cerveau, l’image en est étroitement liée à un objet présent. Ce n’est pas la mémoire qui les conduit dans un lieu où, la veille, elles ont trouvé de la nourriture : mais c’est que le sentiment de la faim est si fort lié avec les idées de ce lieu & du chemin qui y mène, que celles-ci se réveillent aussitôt qu’elles l’éprouvent. Ce n’est pas la mémoire qui les fait fuir devant les animaux qui leur font la guerre. Mais quelques-unes de leur espèce ayant été dévorées à leurs yeux, les cris dont, à ce spectacle, elles ont été frappées ont réveillé dans leur ame les sentimens de douleur dont ils sont les signes naturels ; & elles ont fui. Lorsque ces animaux reparoissent, ils retracent en elles les mêmes sentimens ; parce que, ces sentimens ayant été produits, la première fois, à leur occasion, la liaison est faite. Elles reprennent donc encore la fuite.

Quant à celles qui n’en auroient vu périr aucune de cette manière ; on peut, avec fondement, supposer que leur mère ou quelque autre les ont, dans les commencemens, engagées à fuir avec elles, en leur communiquant, par des cris, la frayeur qu’elles conservent, & qui se réveille toujours à la vue de leur ennemi. Si l’on rejette toutes ces suppositions, je ne vois pas ce qui pourroit les porter à prendre la fuite.

Peut-être me demandera-t-on qui leur a appris à reconnoître les cris qui sont les signes naturels de la douleur : l’expérience. Il n’y en a point qui n’ait éprouvé la douleur de bonne heure ; & qui, par conséquent, n’ait eu occasion d’en lier le cri avec le sentiment. Il ne faut pas s’imaginer qu’elles ne puissent fuir qu’autant qu’elles auroient une idée précise du péril qui les menace : il suffit que les cris de celles de leur espèce réveillent en elles le sentiment d’une douleur quelconque.

§. 41. On voit que, si, faute de mémoire, les bêtes ne peuvent pas, comme nous, se rappeller d’elles-mêmes, & à leur gré, les perceptions qui sont liées dans leur cerveau, l’imagination y supplée parfaitement. Car, en leur retraçant les perceptions mêmes des objets absens, elle les met dans le cas de se conduire comme si elles avoient ces objets sous les yeux ; &, par-là, de pourvoir à leur conservation plus promptement & plus surement, que nous ne faisons quelquefois nous-mêmes avec le secours de la raison. Nous pouvons remarquer en nous quelque chose de semblable, dans les occasions où la réflexion seroit trop lente pour nous faire échapper à un danger. A la vue, par exemple, d’un corps prêt à nous écraser, l’imagination nous retrace l’idée de la mort, ou quelque chose d’approchant ; & cette idée nous porte aussitôt à éviter le coup qui nous menace. Nous péririons infailliblement, si, dans ces momens, nous n’avions que le secours de la mémoire & de la réflexion.

§. 42. L’imagination produit même souvent en nous des effets qui paroîtroient devoir appartenir à la réflexion la plus présente. Quoique fort occupés d’une idée, les objets qui nous environnent continuent d’agir sur nos sens : les perceptions qu’ils occasionnent en réveillent d’autres ausquelles elles sont liées, & celles-ci déterminent certains mouvemens dans notre corps. Si toutes ces choses nous affectent moins vivement que l’idée qui nous occupe, elles ne peuvent nous en distraire ; &, par-là, il arrive que, sans réfléchir sur ce que nous faisons, nous agissons de la même manière que si notre conduite étoit raisonnée. Il n’y a personne qui ne l’ait éprouvé. Un homme traverse Paris, & évite tous les embarras avec les mêmes précautions que s’il ne pensoit qu’à ce qu’il fait. Cependant il est assuré qu’il étoit occupé de toute autre chose. Bien plus : il arrive même souvent que, quoique notre esprit ne soit point à ce qu’on nous demande, nous y répondons exactement. C’est que les mots qui expriment la question sont liés à ceux qui forment la réponse, & que les derniers déterminent les mouvemens propres à les articuler. La liaison des idées est le principe de tous ces phénomènes. Nous connoissons donc, par notre expérience, que l’imagination, lorsque même nous ne sommes pas maîtres d’en règler l’exercice, suffit pour expliquer des actions qui paroissent raisonnées, quoiqu’elles ne le soient pas. C’est pourquoi on a lieu de croire qu’il n’y a point d’autre opération dans les bêtes. Quels que soient les faits qu’on en rapporte, les hommes en fourniront d’aussi surprenans, & qui pourront s’expliquer par le principe de la liaison des idées.

§. 43. En suivant les explications que je viens de donner, on se fait une idée nette de ce qu’on appelle instinct. C’est une imagination qui, à l’occasion d’un objet, réveille les perceptions qui y sont immédiatement liées, &, par ce moyen, dirige, sans le secours de la réflexion, toutes sortes d’animaux.

Faute d’avoir connu les analyses que je viens de faire, &, sur tout, ce que j’ai dit sur la liaison des idées, les philosophes ont été fort embarrassés pour expliquer l’instinct des bêtes. Il leur est arrivé ce qui ne peut manquer, toutes les fois qu’on raisonne sans être remonté à l’origine des choses : je veux dire, qu’incapables de prendre un juste milieu ils se sont égarés dans les deux extrémités. Les uns ont mis l’instinct à côté ou même au-dessus de la raison : les autres ont rejetté l’instinct & ont pris les bêtes pour de purs automates. Ces deux opinions sont également ridicules, pour ne rien dire de plus. La ressemblance qu’il y a entre les bêtes & nous prouve qu’elles ont une ame ; & la différence qui s’y rencontre prouve qu’elle est inférieure à la nôtre. Mes analyses rendent la chose sensible ; puisque les opérations de l’ame des bêtes se bornent à la perception, à la conscience, à l’attention, à la réminiscence, & à une imagination qui n’est point à leur commandement ; & que la nôtre a d’autres opérations dont je vais exposer la génération.

§. 44. Il faut appliquer à la contemplation ce que je viens de dire de l’imagination & de la mémoire, selon qu’on la rapportera à l’une ou à l’autre. Si on la fait consister à conserver les perceptions, elle n’a, avant l’usage des signes d’institution, qu’un exercice qui ne dépend pas de nous ; & elle n’en a point du tout, si on la fait consister à conserver les signes mêmes.

§. 45. Tant que l’imagination, la contemplation & la mémoire n’ont point d’exercice, ou que les deux premières n’en ont qu’un dont on n’est pas maître ; on ne peut disposer soi-même de son attention. En effet, comment en disposeroit-on, puisque l’ame n’a point encore d’opération à son pouvoir ? Elle ne va donc d’un objet à l’autre, qu’autant qu’elle est entraînée par la force de l’impression que les choses font sur elle.

§. 46. Mais, aussitôt qu’un homme commence à attacher des idées à des signes qu’il a lui-même choisis, on voit se former en lui la mémoire. Celle-ci acquise, il commence à disposer par lui-même de son imagination, & à lui donner un nouvel exercice. Car, par le secours des signes qu’il peut rappeller à son gré, il réveille, ou du moins il peut réveiller souvent, les idées qui y sont liées. Dans la suite, il acquerera d’autant plus d’empire sur son imagination, qu’il inventera davantage de signes, parce qu’il se procurera un plus grand nombre de moyens pour l’exercer.

Voilà où l’on commence à appercevoir la supériorité de notre ame sur celle des bêtes. Car, d’un côté, il est constant qu’il ne dépend point d’elles d’attacher leurs idées à des signes arbitraires ; &, de l’autre, il paroît certain que cette impuissance ne vient pas uniquement de l’organisation. Leurs corps n’est-il pas aussi propre au langage d’action que le nôtre ? Plusieurs d’entr’elles n’ont-elles pas tout ce qu’il faut pour l’articulation des sons ? Pourquoi donc, si elles étoient capables des mêmes opérations que nous, n’en donneroient-elles pas des preuves ?

Ces détails démontrent comment l’usage des différentes sortes de signes concourt aux progrès de l’imagination, de la contemplation & de la mémoire. Tout cela va encore se développer davantage dans le chapitre suivant.


CHAPITRE V.

De la réflexion.


§. 47. Aussitôt que la mémoire est formée, & que l’exercice de l’imagination est à notre pouvoir ; les signes que celle-là rappelle, & les idées que celle-ci réveille, commencent à retirer l’ame de la dépendance où elle étoit de tous les objets qui agissoient sur elle. Maîtresse de se rappeller les choses qu’elle a vues, elle y peut porter son attention, & la détourner de celles qu’elle voit. Elle peut ensuite la rendre à celles-ci, ou seulement à quelques-unes, & la donner alternativement aux unes & aux autres. A la vue d’un tableau, par exemple, nous nous rappellons les connoissances que nous avons de la nature & des règles qui apprennent à l’imiter ; & nous portons notre attention successivement de ce tableau à ces connoissances, & de ces connoissances à ce tableau, ou tour à tour à ses différentes parties. Mais il est évident que nous ne disposons ainsi de notre attention, que par le secours que nous prête l’activité de l’imagination, produite par une grande mémoire. Sans cela, nous ne la règlerions pas nous-mêmes ; mais elle obéiroit uniquement à l’action des objets.

§. 48. Cette manière d’appliquer, de nous-mêmes, notre attention tour à tour à divers objets, ou aux différentes parties d’un seul ; c’est ce qu’on appelle réfléchir. Ainsi on voit sensiblement comment la réflexion naît de l’imagination & de la mémoire. Mais il y a des progrès qu’il ne faut pas laisser échapper.

§. 49. Un commencement de mémoire suffit pour commencer à nous rendre maîtres de l’exercice de notre imagination. C’est assez d’un seul signe arbitraire pour pouvoir réveiller de soi-même une idée ; & c’est-là, certainement le premier & le moindre dégré de la mémoire & de la puissance qu’on peut acquérir sur son imagination. Le pouvoir qu’il nous donne de disposer de notre attention est le plus foible qu’il soit possible. Mais, tel qu’il est, il commence à faire sentir l’avantage des signes, &, par conséquent, il est propre à faire saisir, au moins, quelqu’une des occasions où il peut être utile ou nécessaire d’en inventer de nouveaux. Par ce moyen, il augmentera l’exercice de la mémoire & de l’imagination : dès-lors, la réflexion pourra aussi en avoir davantage ; &, réagissant sur l’imagination & la mémoire qui l’ont produite, elle leur donnera, à son tour, un nouvel exercice. Ainsi, par les secours mutuels que ces opérations se prêteront, elles concourront réciproquement à leurs progrès.

Si, en réfléchissant sur les foibles commencemens de ces opérations, on ne voit pas, d’une manière assez sensible, l’influence réciproque des unes sur les autres ; on n’a qu’à appliquer ce que je viens de dire à ces opérations considérées dans le point de perfection où nous les possédons. Combien, par exemple, n’a-t-il pas fallu de réflexion pour former les langues ! & de quel secours ces langues ne sont-elles pas à la réflexion ! Mais c’est-là une matière à laquelle je destine plusieurs chapitres.

Il semble qu’on ne sçauroit se servir des signes d’institution, si l’on n’étoit pas déjà capable d’assez de réflexion pour les choisir & pour y attacher des idées : comment donc, m’objectera-t-on peut-être, l’exercice de la réflexion ne s’acquerroit-il que par l’usage de ces signes ?

Je réponds que je satisferai à cette difficulté, lorsque je donnerai l’histoire du langage. Il me suffit ici de faire connoître qu’elle ne m’a pas échappé.

§. 50. Par tout ce qui a été dit, il est constant qu’on ne peut mieux augmenter l’activité de l’imagination, l’étendue de la mémoire, & faciliter l’exercice de la réflexion, qu’en s’occupant des objets qui, exerçant davantage l’attention, lient ensemble un plus grand nombre de signes & d’idées. Tout dépend de-là. Cela fait voir, pour le remarquer en passant, que l’usage où l’on est de n’appliquer les enfans, pendant les premières années de leurs études, qu’à des choses ausquelles ils ne peuvent rien comprendre, ni prendre aucun intérêt, est peu propre à développer leurs talens. Cet usage ne forme point de liaisons d’idées, ou les forme si légères qu’elles ne se conservent point.

§. 51. C’est à la réflexion que nous commençons à entrevoir tout ce dont l’ame est capable. Tant qu’on ne dirige point soi-même son attention, nous avons vu que l’ame est assujettie à tout ce qui l’environne, & ne possède rien que par une vertu étrangère. Mais si, maître de son attention, on la guide selon ses desirs ; l’ame alors dispose d’elle-même, en tire des idées qu’elle ne doit qu’à elle, & s’enrichit de son propre fonds.

L’effet de cette opération est d’autant plus grand, que, par elle, nous disposons de nos perceptions, à peu près comme si nous avions le pouvoir de les produire & de les anéantir. Que parmi celles que j’éprouve actuellement, j’en choisisse une ; aussitôt la conscience en est si vive & celle des autres si foible, qu’il me paroîtra qu’elle est la seule dont j’aie pris connoissance. Qu’un instant après je veuille l’abandonner, pour m’occuper principalement d’une de celles qui m’affectoient le plus légèrement ; elle me paroîtra rentrer dans le néant, tandis qu’une autre m’en paroîtra sortir. La conscience de la première, pour parler moins figurément, deviendra si foible, & celle de la seconde si vive, qu’il me semblera que je ne les ai éprouvées que l’une après l’autre. On peut faire cette expérience, en considérant un objet fort composé. Il n’est pas douteux qu’on n’ait, en même temps, conscience de toutes les perceptions que ses différentes parties, disposées pour agir sur les sens, font naître. Mais on diroit que la réflexion suspend, à son gré, les impressions qui se font dans l’ame, pour n’en conserver qu’une seule.

§. 52. La géométrie nous apprend que le moyen le plus propre à faciliter notre réflexion, c’est de mettre sous les sens les objets mêmes des idées dont on veut s’occuper ; parce qu’alors la conscience en est plus vive. Mais on ne peut pas se servir de cet artifice dans toutes les sciences. Un moyen qu’on emploira partout avec succès, c’est de mettre dans nos méditations de la clarté, de la précision, & de l’ordre. De la clarté ; parce que, plus les signes sont clairs, plus nous avons conscience des idées qu’ils signifient, & moins, par conséquent, elles nous échappent. De la précision ; afin que l’attention, moins partagée, se fixe avec moins d’effort. De l’ordre ; afin qu’une première idée, plus connue, plus familière, prépare notre attention pour celle qui doit suivre.

§. 53. Il n’arrive jamais que le même homme puisse exercer également sa mémoire, son imagination & sa réflexion sur toutes sortes de matières. C’est que ces opérations dépendent de l’attention, comme de leur cause ; & que celle-ci ne peut s’occuper d’un objet qu’à proportion du rapport qu’il a à notre tempérament & à tout ce qui nous touche. Cela nous apprend pourquoi ceux qui aspirent à être universels courent risque d’échouer dans bien des genres. Il n’y a que deux sortes de talens : l’un, qui ne s’acquiert que par la violence qu’on fait aux organes ; l’autre, qui est une suite d’une heureuse disposition & d’une grande facilité qu’ils ont à se développer. Celui-ci, appartenant plus à la nature, est plus vif, plus actif, & produit des effets bien supérieurs. Celui-là, au contraire, sent l’effort, le travail, & ne s’élève jamais au-dessus du médiocre.

§. 54. J’ai cherché les causes de l’imagination, de la mémoire & de la réflexion dans les opérations qui les précèdent ; parce que c’est l’objet de cette section d’expliquer comment les opérations naissent les unes des autres. Ce seroit à la physique à remonter à d’autres causes, s’il étoit possible de les connoître[6].


CHAPITRE VI.

Des opérations qui consistent à distinguer, abstraire, comparer, composer & décomposer nos idées.

Nous avons enfin développé ce qu’il y avoit de plus difficile à appercevoir dans le progrès des opérations de l’ame. Celles dont il nous reste à parler sont des effets si sensibles de la réflexion, que la génération s’en explique en quelque sorte d’elle-même.

§. 55. De la réflexion ou du pouvoir de disposer nous-mêmes de notre attention, naît le pouvoir de considérer nos idées séparément. En sorte que la même conscience, qui avertit plus particulièrement de la présence de certaines idées, (ce qui caractérise l’attention) avertit encore qu’elles sont distinctes. Ainsi, quand l’ame n’étoit point maîtresse de son attention, elle n’étoit pas capable de distinguer d’elle-même les différentes impressions qu’elle recevoit des objets. Nous en faisons l’expérience toutes les fois que nous voulons nous appliquer à des matières pour lesquelles nous ne sommes pas propres. Alors nous confondons si fort les objets, que même nous avons quelquefois de la peine à discerner ceux qui diffèrent davantage. C’est que, faute de sçavoir réfléchir ou porter notre attention sur toutes les perceptions qu’ils occasionnent, celles qui les distinguent nous échappent. Par-là, on peut juger que, si nous étions tout-à-fait privés de l’usage de la réflexion, nous ne distinguerions divers objets qu’autant que chacun feroit sur nous une impression fort vive. Tous ceux qui agiroient foiblement seroient comptés pour rien.

§. 56. Il est aisé de distinguer deux idées absolument simples ; mais, à mesure qu’elles se composent davantage, les difficultés augmentent. Alors, nos notions se ressemblant par un plus grand nombre d’endroits, il est à craindre que nous n’en prenions plusieurs pour une seule, ou que, du moins, nous ne les distinguions pas autant qu’elles doivent l’être. C’est ce qui arrive souvent en métaphysique & en morale. La matière que nous traitons actuellement est un exemple bien sensible des difficultés qu’on a à surmonter. Dans ces occasions, on ne sçauroit prendre trop de précautions pour remarquer jusqu’aux plus légères différences. C’est-là ce qui décidera de la netteté & de la justesse de notre esprit, & ce qui contribuera le plus à donner à nos idées cet ordre & cette précision si nécessaires pour arriver à quelques connoissances. Au reste, cette vérité est si peu reconnue, qu’on court risque de passer pour ridicule, quand on s’engage dans des analyses un peu fines.

§. 57. En distinguant ses idées, on considère quelquefois, comme entièrement séparées de leur sujet, les qualités qui lui sont le plus essentielles. C’est ce qu’on appelle plus particulièrement abstraire. Les idées qui en résultent se nomment générales ; parce qu’elles représentent les qualités qui conviennent à plusieurs choses différentes. Si, par exemple, ne faisant aucune attention à ce qui distingue l’homme de la bête, je réfléchis uniquement sur ce qu’il y a de commun entre l’un & l’autre ; je fais une abstraction qui me donne l’idée générale d’animal.

Cette opération est absolument nécessaire à des esprits bornés, qui ne peuvent considérer que peu d’idées à la fois, & qui, pour cette raison, sont obligés d’en rapporter plusieurs sous une même classe. Mais il faut avoir soin de ne pas prendre, pour autant d’êtres distincts, des choses qui ne le sont que par notre manière de concevoir. C’est une méprise où bien des philosophes sont tombés : je me propose d’en parler plus particulièrement dans la cinquième section de ce premier tome.

§. 58. la réflexion, qui nous donne le pouvoir de distinguer nos idées, nous donne encore celui de les comparer, pour en connoître les rapports. Cela se fait en portant alternativement notre attention des unes aux autres, ou en la fixant, en même temps, sur plusieurs. Quand des notions peu composées font une impression assez sensible pour attirer notre attention, sans effort de notre part ; la comparaison n’est pas difficile : mais les difficultés augmentent, à mesure que les idées se composent davantage, & qu’elles font une impression plus légère. Les comparaisons sont, par exemple, communément plus aisées en géométrie qu’en métaphysique.

Avec le secours de cette opération, nous rapprochons les idées les moins familières de celles qui le sont davantage ; & les rapports que nous y trouvons établissent entr’elles des liaisons très-propres à augmenter & à fortifier la mémoire, l’imagination, &, par contre-coup, la réflexion.

§. 59. Quelquefois, après avoir distingué plusieurs idées, nous les considérons comme ne faisant qu’une seule notion : d’autres fois, nous retranchons d’une notion quelques-unes des idées qui la composent. C’est ce qu’on nomme composer & décomposer ses idées. Par le moyen de ces opérations, nous pouvons les comparer sous toutes sortes de rapports, & en faire tous les jours de nouvelles combinaisons.

§. 60. Pour bien conduire la première, il faut remarquer quelles sont les idées les plus simples de nos notions ; comment, & dans quel ordre, elles se réunissent à celles qui surviennent. Par-là on sera en état de règler également la seconde ; car on n’aura qu’à défaire ce qui aura été fait. Cela fait voir comment elles viennent l’une & l’autre de la réflexion.


CHAPITRE VII.

Digression sur l’origine des principes, & de l’opération qui consiste à analyser.

§. 61. La facilité d’abstraire & de décomposer a introduit de bonne heure l’usage des propositions générales. On ne put être longtemps sans s’appercevoir, qu’étant le résultat de plusieurs connoissances particulières elles sont propres à soulager la mémoire & à donner de la précision au discours. Mais elles dégénérèrent bientôt en abus, & donnèrent lieu à une manière de raisonner fort imparfaite. En voici la raison.

§. 62. Les premières découvertes dans les sciences ont été si simples & si faciles, que les hommes les firent sans le secours d’aucune méthode. Ils ne purent même imaginer des règles, qu’après avoir déjà fait des progrès qui, les ayant mis dans la situation de remarquer comment ils étoient arrivés à quelques vérités, leur firent connoître comment ils pouvoient parvenir à d’autres. Ainsi ceux qui firent les premières découvertes ne purent montrer quelle route il falloit prendre pour les suivre, puisqu’eux-mêmes ils ne sçavoient pas encore quelle route ils avoient tenue. Il ne leur resta d’autre moyen pour en montrer la certitude, que de faire voir qu’elles s’accordoient avec les propositions générales que personne ne révoquoit en doute. Cela fit croire que ces propositions étoient la vraie source de nos connoissances. On leur donna, en conséquence, le nom de principe ; & ce fut un préjugé, généralement reçu, & qui l’est encore, qu’on ne doit raisonner que par principes[7]. Ceux qui découvrirent de nouvelles vérités, crurent, pour donner une plus grande idée de leur pénétration, devoir faire un mystère de la méthode qu’ils avoient suivie. Ils se contentèrent de les exposer par le moyen des principes généralement adoptés ; & le préjugé reçu, s’accréditant de plus en plus, fit naître des systêmes sans nombre.

§. 63. L’inutilité & l’abus des principes paroît surtout dans la synthèse : méthode où il semble qu’il soit défendu à la vérité de paroître qu’elle n’ait été précédée d’un grand nombre d’axiomes, de définitions & d’autres propositions prétendues fécondes. L’évidence des démonstrations mathématiques & l’approbation que tous les sçavans donnent à cette manière de raisonner suffiroient pour persuader que je n’avance qu’un paradoxe insoutenable. Mais il n’est pas difficile de faire voir que ce n’est point à la méthode synthétique que les mathématiques doivent leur certitude. En effet, si cette science avoit été susceptible d’autant d’erreurs, d’obscurités & d’équivoques que la métaphysique, la synthèse étoit tout-à-fait propre à les entretenir & à les multiplier de plus en plus. Si les idées des mathématiciens sont exactes, c’est qu’elles sont l’ouvrage de l’algèbre & de l’analyse. La méthode que je blâme, peu propre à corriger un principe vague, une notion mal déterminée, laisse subsister tous les vices d’un raisonnement, ou les cache sous les apparences d’un grand ordre, mais qui est aussi superflu qu’il est sec & rebutant. Je renvoye pour s’en convaincre aux ouvrages de métaphysique, de morale & de théologie, où l’on a voulu s’en servir[8].

§. 64. Il suffit de considérer qu’une proposition générale n’est que le résultat de nos connoissances particulières, pour s’appercevoir qu’elle ne peut nous faire descendre qu’aux connoissances qui nous ont élevés jusqu’à elle, ou qu’à celles qui auroient également pu nous en frayer le chemin. Par conséquent, bien loin d’en être le principe, elle suppose qu’elles sont toutes connues par d’autres moyens, ou que du moins elles peuvent l’être. En effet, pour exposer la vérité avec l’étalage des principes que demande la synthèse, il est évident qu’il faut déjà en avoir connoissance. Cette méthode propre, tout au plus, à démontrer d’une manière fort abstraite des choses qu’on pourroit prouver d’une manière bien plus simple, éclaire d’autant moins l’esprit qu’elle cache la route qui conduit aux découvertes. Il est même à craindre qu’elle n’en impose, en donnant de l’apparence aux paradoxes les plus faux ; parce qu’avec des propositions détachées & souvent fort éloignées, il est aisé de prouver tout ce qu’on veut, sans qu’il soit facile d’appercevoir par où un raisonnement pêche. On en peut trouver des exemples en métaphysique. Enfin elle n’abrége pas, comme on se l’imagine communément ; car il n’y a point d’auteurs qui tombent dans des redites plus fréquentes, & dans des détails plus inutiles, que ceux qui s’en servent.

§. 65. Il me semble, par exemple, qu’il suffit de réfléchir sur la manière dont on se fait l’idée d’un tout, & d’une partie, pour voir évidemment que le tout est plus grand que sa partie. Cependant plusieurs géométres modernes, après avoir blâmé Euclide parce qu’il a négligé de démontrer ces sortes de propositions, entreprennent d’y suppléer. En effet, la synthèse est trop scrupuleuse pour laisser rien sans preuve ; elle ne nous fait grace que sur une seule proposition, qu’elle regarde comme le principe des autres : encore faut-il qu’elle soit identique. Voici donc comment un géomètre a la précaution de prouver que le tout est plus grand que sa partie.

Il établi d’abord pour définition, qu’un tout est plus grand, dont une partie est égale à un autre tout ; & pour axiome, que le même est égal à lui-même ; c’est la seule proposition qu’il n’entreprend pas de démontrer. Ensuite il raisonne ainsi.

« Un tout, dont une partie est égale à un autre tout, est plus grand que cet autre tout, (par la def.) mais chaque partie d’un tout est égale à elle-même (par l’axiome) ; donc un tout est plus grand que sa partie.[9] »

J’avoue que ce raisonnement auroit besoin d’un commentaire pour être mis à ma portée. Quoiqu’il en soit, il me paroît que la définition n’est ni plus claire ni plus évidente que le théorême, & que par conséquent elle ne sçauroit servir à sa preuve. Cependant on donne cette démonstration pour exemple d’une analyse parfaite : car, dit-on, elle est renfermée dans un syllogisme, « dont une prémisse est une définition, & l’autre une proposition identique ; ce qui est le signe d’une analyse parfaite. »

§. 66. Si c’est-là ce que les géomètres entendent par analyse, je ne vois rien de plus inutile que cette méthode. Ils en ont sans doute une meilleure : les progrès qu’ils ont faits, en sont la preuve. Peut-être même leur analyse ne paroît-elle si éloignée de celle qu’on pourroit employer dans les autres sciences, que parce que les signes en sont particuliers à la géométrie. Quoi qu’il en soit, analyser, n’est, selon moi, qu’une opération qui résulte du concours des précédentes. Elle ne consiste qu’à composer & décomposer nos idées pour en faire différentes comparaisons, & pour découvrir, par ce moyen, les rapports qu’elles ont entre elles, & les nouvelles idées qu’elles peuvent produire. Cette analyse est le vrai secret des découvertes, parce qu’elle nous fait toujours remonter à l’origine des choses. Elle a cet avantage qu’elle n’offre jamais que peu d’idées à la fois, & toujours dans la gradation la plus simple. Elle est ennemie des principes vagues, & de tout ce qui peut être contraire à l’exactitude & à la précision. Ce n’est point avec le secours des propositions générales qu’elle cherche la vérité, mais toujours par une espèce de calcul, c’est-à-dire, en composant & décomposant les notions, pour les comparer de la manière la plus favorable aux découvertes qu’on a en vue. Ce n’est pas non plus par des définitions, qui d’ordinaire ne font que multiplier les disputes, mais c’est en expliquant la génération de chaque idée. Par ce détail on voit qu’elle est la seule méthode qui puisse donner de l’évidence à nos raisonnemens ; &, par conséquent, la seule qu’on doive suivre dans la recherche de la vérité. Mais elle suppose, dans ceux qui veulent en faire usage, une grande connoissance des progrès des opérations de l’ame.

§. 67. Il faut donc conclure que les principes ne sont que des résultats qui peuvent servir à marquer les principaux endroits par où on a passé ; qu’ainsi que le fil du labyrinthe, inutiles quand nous voulons aller en avant, ils ne font que faciliter les moyens de revenir sur nos pas. S’ils sont propres à soulager la mémoire, & à abréger les disputes, en indiquant briévement les vérités dont on convient de part & d’autre, ils deviennent ordinairement si vagues, que si on n’en use avec précaution, ils multiplient les disputes, & les font dégénérer en pures questions de mot. Par conséquent, le seul moyen d’acquérir des connoissances, c’est de remonter à l’origine de nos idées, d’en suivre la génération & de les comparer sous tous les rapports possibles ; ce que j’appelle analyser.

§. 68. On dit communément qu’il faut avoir des principes. On a raison ; mais je me trompe fort, ou la plûpart de ceux qui répétent cette maxime, ne sçavent guère ce qu’ils exigent. Il me paroît même que nous ne comptons pour principes que ceux que nous avons nous-mêmes adoptés, & en conséquence nous accusons les autres d’en manquer, quand ils refusent de les recevoir. Si l’on entend par principes des propositions générales qu’on peut au besoin appliquer à des cas particuliers ; qui est-ce qui n’en a pas ? Mais aussi quel mérite y a-t-il à en avoir ? Ce sont des maximes vagues, dont rien n’apprend à faire de justes applications. Dire d’un homme qu’il a de pareils principes, c’est faire connoître qu’il est incapable d’avoir des idées nettes de ce qu’il pense. Si l’on doit donc avoir des principes, ce n’est pas qu’il faille commencer par-là pour descendre ensuite à des connoissances moins générales : mais c’est qu’il faut avoir bien étudié les vérités particulières, & s’être élevé d’abstraction en abstractions, jusqu’aux propositions universelles. Ces sortes de principes sont naturellement déterminés par les connoissances particulières qui y ont conduit : on en voit toute l’étendue, & l’on peut s’assurer de s’en servir toujours avec exactitude. Dire qu’un homme a de pareils principes, c’est donner à entendre qu’il connoît parfaitement les arts & les sciences dont il fait son objet, & qu’il apporte par-tout de la netteté & de la précision.


CHAPITRE VIII.

Affirmer. Nier. Juger. Raisonner. Concevoir. L’entendement.

§. 69. Quand nous comparons nos idées, la conscience que nous en avons nous les fait connoître comme étant les mêmes par les endroits que nous les considérons, ce que nous manifestons en liant ces idées par le mot est, ce qui s’appelle affirmer : ou bien elle nous les fait connoître comme n’étant pas les mêmes, ce que nous manifestons en les séparant par ces mots, n’est pas, ce qui s’appelle nier. Cette double opération est ce qu’on nomme juger. Il est évident qu’elle est une suite des autres.

§. 70. De l’opération de juger, naît celle de raisonner. Le raisonnement n’est qu’un enchaînement de jugemens qui dépendent les uns des autres. Ces dernières opérations sont celles sur lesquelles il est le moins nécessaire de s’étendre. Ce que les logiciens en ont dit dans bien des volumes, me paroît entièrement superflu & de nul usage. Je me bornerai à rendre raison d’une expérience.

§. 71. On demande comment on peut, dans la conversation, developper, souvent sans hésiter, des raisonnemens fort étendus. Toutes les parties en sont-elles présentes dans le même instant ? & si elles ne le sont pas, (comme il est vraisemblable, puisque l’esprit est trop borné pour saisir tout à la fois un grand nombre d’idées), par quel hasard se conduit-il avec ordre ? Cela s’explique aisément par ce qui a déjà été exposé.

Au moment qu’un homme se propose de faire un raisonnement, l’attention qu’il donne à la proposition qu’il veut prouver, lui fait appercevoir successivement les propositions principales, qui sont le résultat des différentes parties du raisonnement qu’il va faire. Si elles sont fortement liées, il les parcourt si rapidement, qu’il peut s’imaginer les voir toutes ensemble. Ces propositions saisies, il considère celle qui doit être exposée la première. Par ce moyen les idées propres à la mettre dans son jour, se réveillent en lui selon l’ordre de la liaison qui est entr’elles. De-là il passe à la seconde, pour répéter la même opération, & ainsi de suite jusqu’à la conclusion de son raisonnement. Son esprit n’en embrasse donc pas en même temps toutes les parties ; mais, par la liaison qui est entr’elles, il les parcourt avec assez de rapidité pour devancer toujours la parole à peu près comme l’oeil de quelqu’un qui lit haut, devance la prononciation.

Peut-être demandera-t-on comment on peut appercevoir les résultats d’un raisonnement, sans en avoir saisi les différentes parties dans tout leur détail. Je réponds que cela n’arrive que quand nous parlons sur des matières qui nous sont familières, ou qui ne sont pas loin de l’être, par le rapport qu’elles ont à celles que nous connoissons davantage. Voilà le seul cas où le phénomène que je propose, peut être remarqué. Dans tout autre, l’on parle en hésitant, ce qui provient de ce que les idées étant liées trop foiblement, se réveillent avec lenteur : ou l’on parle sans suite, & c’est un effet de l’ignorance.

§. 72. Quand, par l’exercice des opérations précédentes, ou du moins de quelques-unes, on s’est fait des idées exactes, & qu’on en connoît les rapports, la conscience que nous en avons, est l’opération qu’on nomme concevoir. Par conséquent une condition essentielle pour bien concevoir, c’est de se représenter toujours les choses sous les idées qui leur sont propres.

§. 73. Ces analyses nous conduisent à avoir de l’entendement une idée plus exacte que celle qu’on s’en fait communément. On le regarde comme une faculté différente de nos connoissances, & comme le lieu où elles viennent se réunir. Cependant je crois que, pour parler avec plus de clarté, il faut dire que l’entendement n’est que la collection ou la combinaison des opérations de l’ame, appercevoir ou avoir conscience, donner son attention, reconnoître, imaginer, se ressouvenir, réfléchir, distinguer ses idées, les abstraire, les comparer, les composer, les décomposer, les analyser, affirmer, nier, juger, raisonner, concevoir : voilà l’entendement.

§. 74. Je me suis attaché dans ces analyses à faire voir la dépendance des opérations de l’ame, & comment elles s’engendrent toutes de la première. Nous commençons par éprouver des perceptions dont nous avons conscience. Nous formons-nous ensuite une conscience plus vive de quelques perceptions ? Cette conscience devient attention. Dès-lors les idées se lient, nous reconnoissons en conséquence les perceptions que nous avons eues, & nous nous reconnoissons pour le même être qui les a eues : ce qui constitue la réminiscence. L’ame réveille-t-elle ses perceptions, les conserve-t-elle, ou en rappelle-t-elle seulement les signes ? C’est imagination, contemplation, mémoire : & si elle dispose elle-même de son attention, c’est réflexion. Enfin, de celle-ci naissent toutes les autres. C’est proprement la réflexion qui distingue, compare, compose, décompose & analyse ; puisque ce ne sont-là que différentes manières de conduire l’attention. De-là se forment, par une suite naturelle le jugement, le raisonnement, la conception, & résulte l’entendement. Mais j’ai cru devoir considérer les différentes manières dont la réflexion s’exerce, comme autant d’opérations distinctes, parce qu’il y a du plus ou du moins dans les effets qui en naissent. Elle fait, par exemple, quelque chose de plus en comparant des idées, que lorsqu’elle s’en tient à les distinguer ; en les composant & décomposant, que lorsqu’elle se borne à les comparer, telles qu’elles sont : & ainsi du reste. Il n’est pas douteux qu’on ne puisse, selon la manière dont on voudra concevoir les choses, multiplier plus ou moins les opérations de l’ame. On pourroit même les réduire à une seule, qui seroit la conscience. Mais il y a un milieu entre trop diviser & ne pas diviser assez. Afin même d’achever de mettre cette matière dans tout son jour, il faut encore passer à de nouvelles analyses.


CHAPITRE IX.

Des vices & des avantages de l’imagination.

§. 75. Le pouvoir que nous avons de réveiller nos perceptions en l’absence des objets, nous donne celui de réunir & de lier ensemble les idées les plus étrangères. Il n’est rien qui ne puisse prendre, dans notre imagination, une forme nouvelle, par la liberté avec laquelle elle transporte les qualités d’un sujet dans un autre, elle rassemble dans un seul ce qui suffit à la nature pour en embellir plusieurs. Rien ne paroît d’abord plus contraire à la vérité que cette manière dont l’imagination dispose de nos idées. En effet, si nous ne nous rendons pas maîtres de cette opération, elle nous égarera infailliblement ; mais elle sera un des principaux ressorts de nos connoissances, si nous sçavons la règler[10]

§. 76. Les liaisons d’idées se font dans l’imagination de deux manières : quelquefois volontairement, & d’autre fois elles ne sont que l’effet d’une impression étrangère. Celles-là sont ordinairement moins fortes, desorte que nous pouvons les rompre plus facilement : on convient qu’elles sont d’institution. Celles-ci sont souvent si bien cimentées, qu’il nous est impossible de les détruire : on les croit volontiers naturelles. Toutes ont leurs avantages & leurs inconvéniens : mais les dernières sont d’autant plus utiles ou dangereuses, qu’elles agissent sur l’esprit avec plus de vivacité.

§. 77. Le langage est l’exemple le plus sensible des liaisons que nous formons volontairement. Lui seul, il fait voir quels avantages nous donne cette opération & les précautions qu’il faut prendre pour parler avec justesse, montrent combien il est difficile de la règler. Mais, me proposant de traiter bien-tôt de la nécessité, de l’usage, de l’origine & des progrès du langage, je ne m’arrêterai pas à exposer ici les avantages & les inconvéniens de cette partie de l’imagination. Je passe aux liaisons d’idées qui sont l’effet de quelque impression étrangère.

§. 78. J’ai dit qu’elles sont utiles & nécessaires. Il falloit, par exemple, que la vue d’un précipice, où nous sommes en danger de tomber, réveillât en nous l’idée de la mort. L’attention ne peut donc manquer à la première occasion de former cette liaison ; elle doit même la rendre d’autant plus forte, qu’elle y est déterminée par le motif le plus pressant : la conservation de notre être.

Mallebranche a crû cette liaison naturelle, ou en nous dès la naissance. « L’idée, dit-il, d’une grande hauteur que l’on voit au-dessous de soi, & de laquelle on est en danger de tomber, ou l’idée de quelque grand corps qui est prêt à tomber sur nous & à nous écraser, est naturellement liée avec celle qui nous représente la mort, & avec une émotion des esprits, qui nous dispose à la fuite, & au désir de fuir. Cette liaison ne change jamais, parce qu’il est nécessaire qu’elle soit toujours la même ; & elle consiste dans une disposition des fibres du cerveau, que nous avons dès notre enfance[11]. »

il est évident que, si l’expérience ne nous avoit appris que nous sommes mortels, bien loin d’avoir une idée de la mort, nous serions fort surpris à la vue de celui qui mourroit le premier. Cette idée est donc acquise, & Mallebranche se trompe pour avoir confondu ce qui est naturel, ou en nous dès la naissance, avec ce qui est commun à tous les hommes. Cette erreur est générale. On ne veut pas s’appercevoir que les mêmes sens, les mêmes opérations & les mêmes circonstances doivent produire partout les mêmes effets[12]. On veut absolument avoir recours à quelque chose d’inné ou de naturel, qui précède l’action des sens, l’exercice des opérations de l’ame & les circonstances communes.

§. 79. Si les liaisons d’idées qui se forment en nous par des impressions étrangères, sont utiles, elles sont souvent dangereuses. Que l’éducation nous accoutume à lier l’idée de honte ou d’infamie à celle de survivre à un affront, l’idée de grandeur d’ame ou de courage à celle de s’ôter soi-même la vie, ou de l’exposer en cherchant à en priver celui de qui on a été offensé, on aura deux préjugés : l’un qui a été le point d’honneur des romains ; l’autre qui est celui d’une partie de l’Europe. Ces liaisons s’entretiennent & se fomentent plus ou moins avec l’âge. La force que le tempéramment acquiert, les passions auxquelles on devient sujet, & l’état qu’on embrasse, en resserrent ou en coupent les nœuds.

Ces sortes de préjugés étant les premières impressions que nous ayons éprouvées, ils ne manquent pas de nous paroître des principes incontestables. Dans l’exemple que je viens d’apporter, l’erreur est sensible, & la cause en est connue. Mais il n’y a peut-être personne à qui il ne soit arrivé de faire quelquefois des raisonnemens bisarres, dont on reconnoît enfin tout le ridicule, sans pouvoir comprendre comment on a pu en être la dupe un seul instant. Ils ne sont souvent que l’effet de quelque liaison singulière d’idées : cause humiliante pour notre vanité, & que pour cela nous avons tant de peine à appercevoir. Si elle agit d’une manière si secrette, qu’on juge des raisonnemens qu’elle fait faire au commun des hommes.

§. 80. En général, les impressions que nous éprouvons dans différentes circonstances, nous font lier des idées que nous ne sommes plus maîtres de séparer. On ne peut, par exemple, fréquenter les hommes qu’on ne lie insensiblement les idées de certains tours d’esprit & de certains caractères avec les figures qui se remarquent davantage. Voilà pourquoi les personnes qui ont de la physionomie, nous plaisent ou nous déplaisent plus que les autres : car la physionomie n’est qu’un assemblage de traits auxquels nous avons lié des idées, qui ne se réveillent point sans être accompagnées d’agrément ou de dégoût. Il ne faut donc pas s’étonner si nous sommes portés à juger les autres d’après leur physionomie & si quelquefois nous sentons pour eux au premier abord de l’éloignement ou de l’inclination.

Par un effet de ces liaisons nous nous prévenons souvent jusqu’à l’excès en faveur de certaines personnes, & nous sommes tout-à-fait injustes par rapport à d’autres. C’est que tout ce qui nous frappe dans nos amis, comme dans nos ennemis, se lie naturellement avec les sentimens agréables ou désagréables qu’ils nous font éprouver ; & que, par conséquent, les défauts des uns empruntent toujours quelque agrément de ce que nous remarquons en eux de plus aimable, ainsi que les meilleures qualités des autres nous paroissent participer à leurs vices. Par-là ces liaisons influent infiniment sur toute notre conduite. Elles entretiennent notre amour ou notre haine, fomentent notre estime ou nos mépris, excitent notre reconnoissance ou notre ressentiment, & produisent ces simpathies, ces antipathies & tous ces penchans bisarres dont on a quelquefois tant de peine à se rendre raison. Je crois avoir lu, quelque part, que Descartes conserva toujours du goût pour les yeux louches ; parce que la première personne qu’il avoit aimée avoit ce défaut.

§. 81. Locke a fait voir le plus grand danger des liaisons d’idées, lorsqu’il a remarqué qu’elles sont l’origine de la folie. « Un homme, dit-il,[13] fort sage & de très-bon sens en toute autre chose, peut être aussi fou, sur un certain article, qu’aucun de ceux qu’on renferme aux petites maisons : si, par quelque violente impression qui se soit faite subitement dans son esprit, ou par une longue application à une espèce particulière de pensées, il arrive que des idées incompatibles soient jointes si fortement ensemble dans son esprit, qu’elles y demeurent unies. »

§. 82. Pour comprendre combien cette réflexion est juste, il suffit de remarquer que, par le physique, l’imagination & la folie ne peuvent différer que du plus au moins. Tout dépend de la vivacité & de l’abondance avec laquelle les esprits se portent au cerveau. C’est pourquoi, dans les songes, les perceptions se retracent si vivement, qu’au réveil on a quelquefois de la peine à reconnoître son erreur. Voilà certainement un moment de folie. Afin qu’on restât fou, il suffiroit de supposer que les fibres du cerveau eussent été ébranlées avec trop de violence pour pouvoir se rétablir. Le même effet peut être produit d’une manière plus lente.

§. 83. Il n’y a, je pense, personne, qui, dans des momens de désœuvrement, n’imagine quelque roman dont il se fait le héros. Ces fictions, qu’on appelle des châteaux en Espagne, n’occasionnent, pour l’ordinaire, dans le cerveau que de légères impressions ; parce qu’on s’y livre peu, & qu’elles sont bientôt dissipées par des objets plus réels dont on est obligé de s’occuper. Mais qu’il survienne quelque sujet de tristesse, qui nous fasse éviter nos meilleurs amis & prendre en dégoût tout ce qui nous a plu ; alors, livrés à tout notre chagrin, notre roman favori sera la seule idée qui pourra nous en distraire. Les esprits animaux creuseront, peu à peu, à ce château des fondemens d’autant plus profonds, que rien n’en changera le cours : nous nous endormirons en le bâtissant ; nous l’habiterons en songe ; & enfin, quand l’impression des esprits sera insensiblement parvenue à être la même que si nous étions en effet ce que nous avons feint, nous prendrons, à notre réveil, toutes nos chimères pour des réalités. Il se peut que la folie de cet athénien qui croyoit que tous les vaisseaux qui entroient dans le Pirée étoient à lui n’ait pas eu d’autre cause.

§. 84. Cette explication peut faire connoître combien la lecture des romans est dangereuse pour les jeunes personnes du sexe, dont le cerveau est fort tendre. Leur esprit, que l’éducation occupe ordinairement trop peu, saisit avec avidité des fictions qui flattent des passions naturelles à leur âge. Elles y trouvent des matériaux pour les plus beaux châteaux en Espagne. Elles les mettent en œuvre avec d’autant plus de plaisir, que l’envie de plaire & les galanteries qu’on leur fait sans cesse, les entretiennent dans ce goût. Alors il ne faut peut-être qu’un léger chagrin pour tourner la tête à une jeune fille, lui persuader qu’elle est Angélique, ou telle autre héroïne qui lui a plu, & lui faire prendre pour des médors tous les hommes qui l’approchent.

§. 85. Il y a des ouvrages faits dans des vues bien différentes, qui peuvent avoir de pareils inconvéniens. Je veux parler de certains livres de dévotion écrits par des imaginations fortes & contagieuses. Ils sont capables de tourner quelquefois le cerveau d’une femme, jusqu’à lui faire croire qu’elle a des visions, qu’elle s’entretient avec les anges, ou que même elle est déjà dans le ciel avec eux. Il seroit bien à souhaiter que les jeunes personnes des deux sexes fussent toujours éclairées dans ces sortes de lectures, par des directeurs qui connoîtroient la trempe de leur imagination.

§. 86. Des folies comme celles que je viens d’exposer sont reconnues de tout le monde. Il y a d’autres égaremens ausquels on ne pense pas à donner le même nom : cependant tous ceux qui ont leur cause dans l’imagination devroient être mis dans la même classe. En ne déterminant la folie que par la conséquence des erreurs, on ne sçauroit fixer le point où elle commence. Il la faut donc faire consister dans une imagination qui, sans qu’on soit capable de le remarquer, associe des idées d’une manière tout-à-fait désordonnée, & influe quelquefois dans nos jugemens ou dans notre conduite. Cela étant, il est vraisemblable que personne n’en sera exempt. Le plus sage ne différera du plus fou, que parce qu’heureusement les travers de son imagination n’auront pour objet que des choses qui entrent peu dans le train ordinaire de la vie, & qui le mettent moins visiblement en contradiction avec le reste des hommes. En effet, où est celui que quelque passion favorite n’engage pas constamment, dans de certaines rencontres, à ne se conduire que d’après l’impression forte que les choses font sur son imagination, & ne fasse retomber dans les mêmes fautes ? Observez surtout un homme dans ses projets de conduite ; car c’est-là l’écueil de la raison pour le grand nombre. Quelle prévention, quel aveuglement même, dans celui qui a le plus d’esprit ! Que le peu de succès lui fasse reconnoître combien il a eu tort ; il ne se corrigera pas. La même imagination qui l’a séduit le séduira encore ; & vous le verrez sur le point de commettre une faute semblable à la première, que vous ne l’en convaincrez pas.

§. 87. Les impressions qui se font dans les cerveaux froids s’y conservent longtemps. Ainsi les personnes dont l’extérieur est posé & réfléchi n’ont d’autre avantage, si c’en est un, que de garder constamment les mêmes travers. Par-là, leur folie, qu’on ne soupçonnoit pas au premier abord, n’en devient que plus aisée à reconnoître pour ceux qui les observent quelque temps. Au contraire, dans les cerveaux où il y a beaucoup de feu & beaucoup d’activité, les impressions s’effacent, se renouvellent, les folies se succèdent. A l’abord, on voit bien que l’esprit d’un homme a quelque travers ; mais il en change avec tant de rapidité, qu’on peut à peine le remarquer.

§. 88. Le pouvoir de l’imagination est sans bornes. Elle diminue ou même dissipe nos peines, & peut seule donner aux plaisirs l’assaisonnement qui en fait tout le prix. Mais, quelquefois, c’est l’ennemi le plus cruel que nous ayons : elle augmente nos maux, nous en donne que nous n’avions pas, & finit par nous porter le poignard dans le sein.

Pour rendre raison de ces effets, je dis d’abord que, les sens agissant sur l’organe de l’imagination, cet organe réagit sur les sens. On ne le peut révoquer en doute : car l’expérience fait voir une pareille réaction dans les corps les moins élastiques. Je dis, en second lieu, que la réaction de cet organe est plus vive que l’action des sens ; parce qu’il ne réagit pas sur eux avec la seule force que suppose la perception qu’ils ont produite, mais avec les forces réunies de toutes celles qui sont étroitement liées à cette perception, & qui, pour cette raison, n’ont pu manquer de se réveiller. Cela étant, il n’est pas difficile de comprendre les effets de l’imagination. Venons à des exemples.

La perception d’une douleur réveille, dans mon imagination, toutes les idées avec lesquelles elle a une liaison étroite. Je vois le danger, la frayeur me saisit, j’en suis abbatu, mon corps résiste à peine, ma douleur devient plus vive, mon accablement augmente ; & il se peut que, pour avoir eu l’imagination frappée, une maladie, légère dans ses commencemens, me conduise au tombeau.

Un plaisir que j’ai recherché retrace également toutes les idées agréables ausquelles il peut être lié. L’imagination renvoye aux sens plusieurs perceptions pour une qu’elle reçoit. Mes esprits sont dans un mouvement qui dissipe tout ce qui pourroit m’enlever aux sentimens que j’éprouve. Dans cet état, tout entier aux perceptions que je reçois par les sens & à celles que l’imagination reproduit, je goûte les plaisirs les plus vifs. Qu’on arrête l’action de mon imagination ; je sors aussitôt comme d’un enchantement ; j’ai sous les yeux les objets ausquels j’attribuois mon bonheur ; je les cherche, & je ne les vois plus.

Par cette explication, on conçoit que les plaisirs de l’imagination sont tout aussi réels & tout aussi physiques que les autres ; quoiqu’on dise communément le contraire. Je n’apporte plus qu’un exemple.

Un homme tourmenté par la goute, & qui ne peut se soutenir, revoit, au moment qu’il s’y attendoit le moins, un fils qu’il croyoit perdu : plus de douleur. Un instant après, le feu se met à sa maison : plus de foiblesse. Il est déjà hors du danger, quand on songe à le secourir. Son imagination, subitement & vivement frappée, réagit sur toutes les parties de son corps, & y produit la révolution qui le sauve.

Voilà, je pense, les effets les plus étonnans de l’imagination. Je vais, dans le chapitre suivant, dire un mot des agrémens qu’elle sçait prêter à la vérité.


CHAPITRE X.

Où l’imagination puise les agrémens qu’elle donne à la vérité.

§. 89. L’imagination emprunte ses agrémens du droit qu’elle a de dérober à la nature ce qu’il y a de plus riant & de plus aimable, pour embellir le sujet qu’elle manie. Rien ne lui est étranger, tout lui devient propre, dès qu’elle en peut paroître avec plus d’éclat. C’est une abeille, qui fait son trésor de tout ce qu’un parterre produit de plus belles fleurs. C’est une coquette, qui, uniquement occupée du desir de plaire, consulte plus son caprice que la raison. Toujours également complaisante, elle se prête à notre goût, à nos passions, à nos foiblesses. Elle attire & persuade l’un par son air vif & agaçant, surprend & étonne l’autre par ses manières grandes & nobles. Tantôt elle amuse par des propos rians ; d’autres fois, elle ravit par la hardiesse de ses saillies. Là, elle affecte la douceur pour intéresser : ici, la langueur & les larmes pour toucher ; &, s’il le faut, elle prendra bientôt le masque pour exciter des ris. Bien assurée de son empire, elle exerce son caprice sur tout. Elle se plaît quelquefois à donner de la grandeur aux choses les plus communes & les plus triviales ; &, d’autres fois, à rendre basses & ridicules les plus sérieuses & les plus sublimes. Quoiqu’elle altère tout ce qu’elle touche, elle réussit souvent, lorsqu’elle ne cherche qu’à plaire ; mais hors de-là, elle ne peut qu’échouer. Son empire finit où celui de l’analyse commence.

§. 90. Elle puise non seulement dans la nature, mais encore dans les choses les plus absurdes & les plus ridicules, pourvu que les préjugés les autorisent. Peu importe qu’elles soient fausses, si nous sommes portés à les croire véritables. L’imagination a surtout les agrémens en vue ; mais elle n’est pas opposée à la vérité. Toutes ses fictions sont bonnes, lorsqu’elles sont dans l’analogie de la nature, de nos connoissances ou de nos préjugés. Mais, dès qu’elle s’en écarte, elle n’enfante plus que des idées monstrueuses & extravagantes. C’est-là, je crois, ce qui rend cette pensée de Despréaux si juste.

Rien n’est beau que le vrai ; le vrai seul est aimable.
Il doit règner partout, & même dans la fable.

En effet, le vrai appartient à la fable : non que les choses soient absolument telles qu’elle nous les représente ; mais parce qu’elle les montre sous des images claires, familières, & qui, par conséquent, nous plaisent, sans nous engager dans l’erreur.

§. 91. Rien n’est beau que le vrai : cependant tout ce qui est vrai n’est pas beau. Pour y suppléer, l’imagination lui associe les idées les plus propres à l’embellir ; &, par cette réunion, elle forme un tout où l’on trouve la solidité & l’agrément. La poésie en donne une infinité d’exemples. C’est-là qu’on voit la fiction, qui seroit toujours ridicule sans le vrai, orner la vérité qui seroit souvent froide sans la fiction. Ce mélange plaît toujours, pourvu que les ornemens soient choisis avec discernement & répandus avec sagesse. L’imagination est à la vérité ce qu’est la parure à une belle personne : elle doit lui prêter tous ses secours, pour la faire paroître avec les avantages dont elle est susceptible.

Je ne m’arrêterai pas davantage sur cette partie de l’imagination ; ce seroit le sujet d’un ouvrage à part : il suffit pour mon plan de n’avoir pas oublié d’en parler.


CHAPITRE XI.

De la raison, de l’esprit & de ses différentes espèces.

§. 92. De toutes les opérations que nous avons décrites, il en résulte une qui, pour ainsi dire, couronne l’entendement : c’est la raison. Quelque idée qu’on s’en fasse, tout le monde convient que ce n’est que par elle qu’on peut se conduire sagement dans les affaires civiles, & faire des progrès dans la recherche de la vérité. Il en faut conclure qu’elle n’est autre chose que la connoissance de la manière dont nous devons règler les opérations de notre ame.

§. 93. Je ne crois pas, en m’expliquant de la sorte, m’écarter de l’usage : je ne fais que déterminer une notion qui ne m’a paru nulle part assez exacte. Je préviens même toutes les invectives qu’on ne dit contre la raison, que pour l’avoir prise dans un sens trop vague. Dira-t-on que la nature nous a fait un présent digne d’une marâtre, lorsqu’elle nous a donné les moyens de diriger sagement les opérations de notre ame ? Une pareille pensée pourroit-elle tomber dans l’esprit ? Dira-t-on que, quand l’ame ne seroit pas douée de toutes les opérations dont nous avons parlé, elle n’en seroit que plus heureuse ; parce qu’elles sont la source de ses peines par l’abus qu’elle en fait ? Que ne reprochons-nous donc à la nature de nous avoir donné une bouche, des bras & d’autres organes, qui sont souvent les instrumens de notre propre malheur. Peut-être que nous voudrions n’avoir de vie, qu’autant qu’il en faut pour sentir que nous existons ; & que nous abandonnerions volontiers toutes les opérations qui nous mettent si fort au-dessus des bêtes, pour n’avoir que leur instinct.

§. 94. Mais, dira-t-on, quel est l’usage que nous devons faire des opérations de l’ame ? Avec quels efforts, & avec combien peu de succès n’en a-t-on pas fait la recherche ? Peut-on se flatter d’y réussir mieux aujourd’hui ? Je réponds qu’il faut donc nous plaindre de n’avoir pas reçu la raison en partage. Mais plutôt n’outrons rien. Etudions bien les opérations de l’ame ; connoissons toute leur étendue, sans nous en cacher la foiblesse ; distinguons-les exactement ; démêlons-en les ressorts ; montrons-en les avantages & les abus ; voyons quels secours elles se prêtent mutuellement ; enfin, ne les appliquons qu’aux objets qui sont à notre portée, & je promets que nous apprendrons l’usage que nous en devons faire. Nous reconnoîtrons qu’il nous est tombé en partage autant de raison que notre état le demandoit ; & que, si celui de qui nous tenons tout ce que nous sommes ne prodigue pas ses faveurs, il sçait les dispenser avec sagesse.

§. 95. Il y a trois opérations qu’il est à propos de rapprocher pour en faire mieux sentir la différence. Ce sont l’instinct, la folie, & la raison. L’instinct n’est qu’une imagination, dont l’exercice n’est point du tout à nos ordres ; mais qui, par sa vivacité, concourt parfaitement à la conservation de notre être. Il exclue la mémoire, la réflexion & les autres opérations de l’ame. La folie admet, au contraire, l’exercice de toutes les opérations ; mais c’est une imagination déréglée qui les dirige. Enfin, la raison résulte de toutes les opérations de l’ame bien conduites. Si Pope avoit sçu se faire des idées nettes de ces choses, il n’auroit pas autant déclamé contre la raison, & encore moins conclu :

Envain de la raison tu vantes l’excellence. Doit-elle sur l’instinct avoir la préférence ? Entre ces facultés quelle comparaison ! Dieu dirige l’instinct, & l’homme la raison.

§. 96. Il est, au reste, bien aisé d’expliquer ici la distinction qu’on fait entre être au dessus de la raison, selon la raison & contre la raison. Toute vérité qui renferme quelques idées qui ne peuvent être l’objet des opérations de l’ame, parce qu’elles n’ont pu entrer par les sens ni être tirées des sensations, est au dessus de la raison. Une vérité qui ne renferme que des idées sur lesquelles notre esprit peut opérer est selon la raison. Enfin, toute proposition qui en contredit une qui résulte des opérations de l’ame bien conduites est contre la raison.

§. 97. On a pu facilement remarquer que, dans la notion de la raison, & dans les nouveaux détails que j’ai donnés sur l’imagination[14], il n’entre d’autres idées que celles des opérations qui ont été le sujet des huit premiers chapitres de cette section. Il étoit cependant à propos de considérer ces choses à part, soit pour se conformer à l’usage, soit pour marquer plus exactement les différens objets des opérations de l’entendement. Je crois même devoir suivre encore l’usage lorsqu’il distingue le bon sens, l’esprit, l’intelligence, la pénétration, la profondeur, le discernement, le jugement, la sagacité, le goût, l’invention, le talent, le génie & l’enthousiasme ; il me suffira cependant de ne dire qu’un mot sur toutes ces choses.

§. 98. Le bon sens & l’intelligence ne sont que concevoir ou imaginer, & ne diffèrent que par la nature de l’objet dont on s’occupe. Comprendre, par exemple, que deux & deux font quatre, ou comprendre tout un cours de mathématiques, c’est également concevoir ; mais avec cette différence, que l’un s’appelle bon sens, & l’autre intelligence. De même, pour imaginer des choses communes & qui tombent tous les jours sous les yeux, il ne faut que du bon sens : mais, pour imaginer des choses neuves, surtout si elles sont de quelqu’étendue, il faut de l’intelligence. L’objet du bon sens ne paroît donc se rencontrer que dans ce qui est facile & ordinaire ; & c’est à l’intelligence à faire concevoir, ou imaginer, des choses plus composées & plus neuves.

§. 99. Faute d’une bonne méthode pour analyser nos idées, nous nous contentons souvent de nous entendre à peu près. On en voit l’exemple dans le mot esprit, auquel on attache communément une notion bien vague, quoiqu’il soit dans la bouche de tout le monde. Qu’elle qu’en soit la signification, elle ne sçauroit s’étendre au-delà des opérations dont j’ai donné l’analyse. Mais, selon qu’on prend ces opérations à part, qu’on en réunit plusieurs, ou qu’on les considère toutes ensemble, on se forme différentes notions ausquelles on donne communément le nom d’esprit. Il faut cependant y mettre pour condition, que nous les conduisions d’une manière supérieure, & qui montre l’activité de l’entendement. Celles où l’ame dispose à peine d’elle-même ne méritent pas ce nom. Ainsi la mémoire & les opérations qui la précèdent ne constituent pas l’esprit. Si même l’activité de l’ame n’a pour objet que des choses communes ; ce n’est encore que bon sens, comme je l’ai dit. L’esprit vient immédiatement après, & se trouveroit à son plus haut période dans un homme qui, en toute occasion, sçauroit parfaitement bien conduire toutes les opérations de son entendement, & s’en serviroit avec toute la facilité possible. C’est une notion dont on ne trouvera jamais le modèle ; mais il faut le supposer, afin d’avoir un point fixe d’où l’on puisse, par divers endroits s’éloigner plus ou moins, & se faire, par ce moyen, quelque idée des espèces inférieures. Je me borne à celles ausquelles on a donné des noms.

§. 100. La pénétration suppose qu’on est capable d’assez d’attention, de réflexion & d’analyse, pour percer jusques dans l’intérieur des choses ; & la profondeur, qu’on les creuse au point d’en développer tous les ressorts, & qu’on voit d’où elles viennent, ce qu’elles sont, & ce qu’elles deviendront.

§. 101. Le discernement & le jugement comparent les choses, en font la différence, & apprécient exactement la valeur des unes aux autres : mais le premier se dit plus particulièrement de celles qui regardent la spéculation, & le second de celles qui concernent la pratique. Il faut du discernement dans les recherches philosophiques, & du jugement dans la conduite de la vie.

§. 102. La sagacité n’est que l’adresse avec laquelle on sçait se retourner pour saisir son objet plus facilement, ou pour le faire mieux comprendre aux autres ; ce qui ne se fait que par l’imagination jointe à la réflexion & à l’analyse.

§. 103. Le goût est une manière de sentir si heureuse, qu’on apperçoit le prix des choses sans le secours de la réflexion, ou plutôt sans se servir d’aucune règle pour en juger. Il est l’effet d’une imagination qui, ayant été exercée de bonne heure sur des objets choisis, les conserve toujours présens, & s’en fait naturellement des modèles de comparaison. C’est pourquoi le bon goût est ordinairement le partage des gens du monde.

§. 104. Nous ne créons pas proprement des idées ; nous ne faisons que combiner, par des compositions & des décompositions, celles que nous recevons par les sens. L’invention consiste à sçavoir faire des combinaisons neuves. Il y en a de deux espèces : le talent & le génie.

Celui-là combine les idées d’un art ou d’une science connue, d’une manière propre à produire les effets qu’on en doit naturellement attendre. Il demande tantôt plus d’imagination, tantôt plus d’analyse. Celui-ci ajoute au talent l’idée d’esprit, en quelque sorte, créateur. Il invente de nouveaux arts, ou, dans le même art, de nouveaux genres égaux, & quelquefois même supérieurs à ceux qui étoient déjà connus. Il envisage les choses sous des points de vue qui ne sont qu’à lui ; donne naissance à une science nouvelle, ou se fraye, dans celles qu’on cultive, une route à des vérités auxquelles on n’espéroit pas de pouvoir arriver. Il répand sur celles qu’on connoissoit avant lui, une clarté & une facilité dont on ne les jugeoit pas susceptibles. Un homme à talent a un caractère qui peut appartenir à d’autres : il est égalé & même quelquefois surpassé. Un homme de génie a un caractère original, il est inimitable. Aussi les grands écrivains qui le suivent, hazardent rarement de s’essayer dans le genre où il a réussi. Corneille, Molière & Quinault n’ont point eu d’imitateurs. Nous avons des modernes qui vraisemblablement n’en auront pas davantage.

On qualifie le génie d’étendu & de vaste. Comme étendu, il fait de grands progrès dans un genre : comme vaste, il réunit tant de genres, & à un tel dégré, qu’on a en quelque sorte de la peine à imaginer qu’il ait des bornes.

§. 105. On ne peut analyser l’enthousiasme quand on l’éprouve, puisqu’alors on n’est pas maître de sa réflexion : mais comment l’analyser, quand on ne l’éprouve plus ? C’est en considérant les effets qu’il a produits. Dans cette occasion la connoissance des effets doit conduire à la connoissance de leur cause, & cette cause ne peut être que quelqu’une des opérations dont nous avons déja fait l’analyse.

Quand les passions nous donnent de violentes secousses, ensorte qu’elles nous enlèvent l’usage de la réflexion, nous éprouvons mille sentimens divers. C’est que l’imagination plus ou moins excitée, selon que les passions sont plus ou moins vives, réveille avec plus ou moins de force les sentimens qui ont quelque rapport, &, par conséquent, quelque liaison avec l’état où nous sommes.

Supposons deux hommes dans les mêmes circonstances, & éprouvant les mêmes passions, mais dans un inégal dégré de force. D’un côté prenons pour exemple le vieil Horace, tel qu’il est dépeint dans Corneille, avec cette ame romaine qui lui feroit sacrifier ses propres enfans au salut de la république. L’impression qu’il reçoit, quand il apprend la fuite de son fils, est un assemblage confus de tous les sentimens que peuvent produire l’amour de la patrie & celui de la gloire, portés au plus haut point ; jusques-là qu’il ne doit pas regretter la perte de deux de ses fils, & qu’il doit souhaiter que le troisiéme eût également perdu la vie. Voilà les sentimens dont il est agité : mais les exprimera-t-il dans tout leur détail ? Non : ce n’est pas le langage des grandes passions. Il ne se contentera pas non plus d’en faire connoître un des moins vifs. Il préférera naturellement celui qui agit en lui avec le plus de violence, & il s’y arrêtera, parce que par la liaison qu’il a avec les autres, il les renferme suffisamment. Or, quel est ce sentiment ? C’est de souhaiter que son fils fût mort : car un pareil desir ou n’entre point dans l’ame d’un père, ou, quand il y entre, il doit seul en quelque sorte la remplir. C’est pourquoi, lorsqu’on lui demande ce que son fils pouvoit faire contre trois, il doit répondre, qu’il mourut.

Supposons d’un autre côté un romain qui, quoique sensible à la gloire de sa famille & au salut de la république, eut néanmoins éprouvé des passions beaucoup plus foibles que le vieil Horace ; il me paroît qu’il auroit presque conservé tout son sang froid. Les sentimens produits en lui par l’honneur & par l’amour de la patrie, l’auroient affecté plus foiblement, & chacun à peu près dans un égal dégré. Cet homme n’auroit pas été porté à exprimer l’un plutôt que l’autre ; ainsi il auroit été naturel qu’il les eût fait connoître dans tout leur détail. Il auroit dit combien il souffroit de voir la ruine de la république, & la honte dont son fils venoit de se couvrir ; il auroit défendu qu’il osât jamais se présenter devant lui ; &, au lieu d’en souhaiter la mort, il auroit seulement jugé qu’il eût mieux valu pour lui avoir le sort de ses frères.

Quoi qu’on entende par enthousiasme, il suffit de savoir qu’il est opposé au sang froid, pour remarquer que ce n’est que dans l’enthousiasme qu’on peut se mettre à la place du vieil Horace de Corneille : il n’en est pas de même pour se mettre à la place de l’homme que j’ai imaginé. Voyons encore un exemple.

Si Moïse ayant à parler de la création de la lumière, avoit été moins pénétré de la grandeur de Dieu, il se seroit étendu davantage à montrer la puissance de cet être suprême. D’un côté il n’auroit rien négligé pour exalter l’excellence de la lumière ; & de l’autre, il auroit représenté les ténèbres comme un chaos où toute la nature étoit ensevelie. Mais, pour entrer dans ces détails, il étoit trop rempli des sentimens que peut produire la vue de la supériorité du premier être, & la dépendance des créatures. Ainsi les idées de commandement & d’obéissance étant liées à celles de supériorité & de dépendance, elles n’ont pu manquer de se réveiller dans son ame ; & il a dû s’y arrêter, comme étant suffisantes pour exprimer toutes les autres. Il se borne donc à dire : Dieu dit que la lumière soit, & la lumière fut. Par le nombre & par la beauté des idées que ces expressions abrégées réveillent en même temps, elles ont l’avantage de frapper l’ame d’une manière admirable ; & sont, pour cette raison, ce qu’on nomme sublime.

En conséquence de ces analyses voici la notion que je me fais de l’enthousiasme ; c’est l’état d’un homme qui, considérant avec effort les circonstances où il se place, est vivement remué par tous les sentimens qu’elles doivent produire, & qui, pour exprimer ce qu’il éprouve, choisit naturellement parmi ces sentimens celui qui est le plus vif, & qui seul équivaut aux autres, par l’étroite liaison qu’il a avec eux. Si cet état n’est que passager, il donne lieu à un trait ; & s’il dure quelque temps, il peut produire une pièce entière. En conservant son sang froid, on pourroit imiter l’enthousiasme, si l’on s’étoit fait l’habitude d’analyser les beaux morceaux que les poëtes lui doivent. Mais la copie seroit-elle toujours égale à l’original ?

§. 106. L’esprit est proprement l’instrument avec lequel on acquiert les idées qui s’éloignent des plus communes. C’est pourquoi nos idées sont d’une nature bien différente selon le genre des opérations qui constituent plus particulièrement l’esprit de chaque homme. Les effets ne peuvent pas être les mêmes dans celui où vous supposerez plus d’analyse avec moins d’imagination, & dans celui où vous supposerez plus d’imagination avec moins d’analyse. L’imagination seule est susceptible d’une grande variété, & suffit pour faire des esprits de bien des espèces. Nous avons des modèles de chacune dans nos écrivains ; mais toutes n’ont pas des noms. D’ailleurs, pour considérer l’esprit dans tous ses effets, ce n’est pas assez d’avoir donné l’analyse des opérations de l’entendement, il faudroit encore avoir fait celle des passions ; & avoir remarqué comment toutes ces choses se combinent, & se confondent en une seule cause. L’influence des passions est si grande, que souvent sans elles l’entendement n’auroit presque point d’exercice, & que pour avoir de l’esprit, il ne manque quelquefois à un homme que des passions. Elles sont même absolument nécessaires pour certains talens. Mais une analyse des passions appartiendroit plutôt à un ouvrage où l’on traiteroit des progrès de nos connoissances, qu’à celui où il ne s’agit que de leur origine.

§. 107. Le principal avantage qui résulte de la manière dont j’ai envisagé les opérations de l’ame, c’est qu’on voit évidemment comment le bon sens, l’esprit, la raison & leurs contraires naissent également d’un même principe, qui est la liaison des idées les unes avec les autres ; que, remontant encore plus haut, on voit que cette liaison est produite par l’usage des signes. Voilà le principe. Je vais finir par une récapitulation de ce qui a été dit.

On est capable de plus de réflexion à proportion qu’on a plus de raison. Cette dernière faculté produit donc la réflexion. D’un côté la réflexion nous rend maîtres de notre attention ; elle engendre donc l’attention : d’un autre côté, elle nous fait lier nos idées, elle occasionne donc la mémoire. De-là naît l’analyse ; d’où se forme la réminiscence, ce qui donne lieu à l’imagination (je prends ici ce mot dans le sens que je lui ai donné).

C’est par le moyen de la réflexion que l’imagination devient à notre pouvoir ; & nous n’avons à notre disposition l’exercice de la mémoire que longtemps après que nous sommes maîtres de celui de notre imagination ; & ces deux opérations produisent la conception.

L’entendement diffère de l’imagination, comme l’opération qui consiste à concevoir diffère de l’analyse. Quant aux opérations qui consistent à distinguer, comparer, composer, décomposer, juger, raisonner ; elles naissent les unes des autres, & sont les effets immédiats de l’imagination & de la mémoire. Telle est la génération des opérations de l’ame.

Il est important de bien saisir toutes ces choses, & de remarquer surtout les opérations qui forment l’entendement (on sait que je ne prends pas ce mot dans le sens des autres) & le distinguer de celles qu’il produit. C’est sur cette différence que portera toute la suite de cet ouvrage : elle en est le fondement. Tout y sera confondu pour ceux qui ne la saisiront pas.


  1. Les cartésiens, les mallebranchistes & les léibnitiens.
  2. Locke & ses sectateurs.
  3. Ou, si l’on veut, à la partie du cerveau qu’on appelle sensorium commune.
  4. Je suppose, ici & ailleurs, que les perceptions de l’ame ont pour cause physique l’ébranlement des fibres du cerveau : non que je regarde cette hypothèse comme démontrée, mais parce qu’elle me paroît plus commode pour expliquer ma pensée. Si la chose ne se fait pas de cette manière, elle se fait de quelqu’autre qui n’en est pas bien différente. II ne peut y avoir dans le cerveau que du mouvement. Ainsi qu’on juge que les perceptions sont occasionnées par l’ébranlement des fibres, par la circulation des esprits animaux, ou par toute autre cause ; tout cela est égal pour le dessein que j’ai en vue.
  5. Je prends le mot de se ressouvenir conformément à l’usage ; c’est-à-dire, pour le pouvoir de réveiller les idées d’un objet absent, ou d’en rappeller les signes. Ainsi il se rapporte également à l’imagination & à la mémoire.
  6. Tout cet ouvrage porte sur les cinq chapitres qu’on vient de lire ; ainsi il faut les entendre parfaitement, avant de passer à d’autres.
  7. Je n’entends point ici par principes des observations confirmées par l’expérience. Je prends ce mot dans le sens ordinaire aux philosophes qui appellent principes les propositions générales & abstraites, sur lesquelles ils bâtissent leurs systèmes.
  8. Descartes, par exemple, a-t-il répandu plus de jour sur ses méditations métaphysiques, quand il a voulu les démontrer selon les règles de cette méthode ? Peut-on trouver de plus mauvaises démonstrations que celles de Spinosa ? Je pourrois encore citer Mallebranche, qui s’est quelquefois servi de la synthèse : Arnaud qui en a fait usage dans un assez mauvais traité sur les idées & ailleurs : l’auteur de l’action de Dieu sur les créatures, & plusieurs autres. On diroit que ces Écrivains se sont imaginés que, pour démontrer géométriquement, ce soit assez de mettre dans un certain ordre différences parties d’un raisonnement, sous les titres d’axiomes, de définitions, de demandes, &c.
  9. Cette démonstration est tirée des élémens de mathématiques d’un homme célèbre. La voici dans les termes de l’auteur §. 18. Defi. Majus est cujus pars alteri toti aequalis est ; minus vero, quod parti alterius aequale §. 73. Axio. Idem est aequale sibimetipsi. Théor. Totum majus est sua parte. Démontr. Cujus pars alteri toti aequalis est, id ipsum altero majus. (§. 18.) Sed quae libet pars totius parti totius, hoc est, sibi ipsi aequalis est. (§. 73.) Ergototum qualibet sua parte majus est.
  10. Je n’ai pris jusqu’ici l’imagination que pour l’opération qui réveille les perceptions en l’absence des objets : mais actuellement que je considère les effets de cette opération, je ne trouve aucun inconvénient à me rapprocher de l’usage, & je suis même obligé de le faire : c’est pourquoi je prends dans ce chapitre l’imagination pour une opération, qui, en réveillant les idées, en fait à notre gré des combinaisons toujours nouvelles. Ainsi le mot d’imagination aura désormais chez moi deux sens différens : mais cela n’occasionnera aucune équivoque ; parce que par les circonstances où je l’employerai, je déterminerai à chaque fois le sens que j’aurai particulièrement en vue.
  11. Recherche de la Vér. liv. 2. c. 5.
  12. On suppose qu’un homme fait vient de naître à côté d’un précipice, & on m’a demandé s’il est vraisemblable qu’il évite de s’y jetter. Pour moi, je le crois ; non qu’il craigne la mort, car on ne peut craindre ce qu’on ne connoît point ; mais parce qu’il me paroît naturel qu’il dirige ses pas du côté où ses pieds peuvent porter sur quelque chose.
  13. Liv. II. ch. II. §. 13. il répète à peu près la même chose. ch. 13. §. 4. du même liv.
  14. Chapitre précédent.