Essai sur le libre arbitre/Avertissement

La bibliothèque libre.
Traduction par Salomon Reinach.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. v-viii).


AVERTISSEMENT


La dissertation dont nous donnons aujourd’hui la traduction fut écrite en 1838, à l’occasion d’un concours ouvert par l’Académie de Norvège[1]. Elle fait partie de l’Éthique de Schopenhauer, qui contient en outre une longue exposition des principes de sa morale. La dernière édition est précédée de deux préfaces, dirigées en grande partie contre l’Académie de Danemark, qui n’avait pas couronné cette seconde dissertation, et avait reproché assez vertement à l’auteur son intempérance de langage à regard de Fichte et de Hegel. (Plures recentioris œtatis summos philosophos tam indecenter commemoravit, ut justam et gravem offensionem habeat.) Nous n’avons pas jugé utile de reproduire ces œuvres de polémique ; mais nous extrayons de la seconde préface les lignes suivantes, datées du mois d’août 1860, et qui sont significatives :

« J’ai fini par m’ouvrir une voie en dépit de la résistance de tous les professeurs de philosophie pendant de longues années conjurés contre moi, et les yeux du public éclairé s’ouvrent de plus en plus sur le compte des summi philosophi de l’Académie de Danemark. Si, pour quelque temps encore peut-être, de malheureux professeurs de philosophie qui se sont depuis longtemps compromis avec eux soutiennent leur drapeau avec des forces défaillantes, ils sont cependant bien tombés dans l’estime publique, et Hegel notamment s’achemine à grands pas vers le mépris réservé à son nom auprès de la postérité… Que nos professeurs de philosophie allemands aient considéré le contenu des dissertations que je réimprime ici comme ne méritant aucuns égards, bien loin qu’elles soient dignes d’un examen sérieux, c’est ce que j’ai déjà reconnu ailleurs[2] et cela va du reste de soi. Comment donc de hauts esprits de cette nature devraient-ils faire attention à ce que de petites gens comme moi écrivent ? De petites gens, sur lesquels, dans leurs écrits, ils daignent à peine jeter en passant et de haut en bas un regard de mépris et de blâme ! Oui, ce que je produis ne les regarde pas : qu’ils restent cloîtrés dans leur libre arbitre et dans leur loi morale… car ce sont là, ils le savent bien, des articles de foi… Aussi méritent-ils tous d’être créés d’un seul coup membres de l’Académie de Danemark. »

  1. Voici l’énoncé de la question mise au concours par l’Académie Royale de Norvège : « Num liberum hominum arbitrium e sui ipsius conscientiâ demonstrari potest ? » En français : « Le libre arbitre peut-il être démontré par le témoignage de la conscience ? » Le prix fut décerné à la dissertation de Schopenhauer (à Trondhiem, le 20 Janvier 1839).
  2. « Le seul talent de ces gens-là (les professeurs de philosophie), et leur arme unique contre la vérité et le talent, c’est de se taire, de ne pas desserrer les dents. Dans aucune de leurs innombrables et inutiles productions publiées depuis 1841, il n’y a un seul mot consacré à mon Éthique, quoiqu’elle soit sans contredit ce qui s’est fait de plus important en morale dans ces soixante dernières années… Zitto, Zitto, pour que le public ne s’aperçoive de rien, telle est, et telle reste toute leur politique. La pitoyable peur qu’ils ont de mes écrits n’est que leur crainte de la vérité. » (Dissertation sur la Quadruple Racine du Principe de Raison Suffisante, 3e édition, 1875). Ailleurs, dans le même ouvrage, Schopenhauer s’exprime avec une confiance dont témoigne déjà l’épigraphe de l’Éthique : Μεγάλη ἥ ἀληθεια, ϰαὶ ὑπερίοχυει. « Le lecteur qui ne s’intéresse point à la chose peut, s’il le veut, laisser passer intact à ses petits-fils ce livre, comme tout le reste de mes écrits. Moi, je m’en soucie peu : car je ne suis pas là pour une seule génération, mais pour un grand nombre. » Et plus loin : « Les professeurs de philosophie ne veulent rien apprendre de moi, et ne reconnaissent point combien de choses j’aurais à leur enseigner : à savoir, tout ce que leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants apprendront de moi un jour. »