Essai sur le libre arbitre/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Traduction par Salomon Reinach.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 1-22).

ESSAI
SUR LE
LIBRE ARBITRE





CHAPITRE PREMIER

DÉFINITIONS.

Dans une question aussi importante, aussi sérieuse et aussi difficile, qui rentre en réalité dans un problème capital de la philosophie moderne et contemporaine, on conçoit la nécessité d’une exactitude minutieuse, et, à cet effet, d’une analyse des notions fondamentales sur lesquelles roulera la discussion.

1o qu’entend-on par la liberté ?

Le concept de la liberté, à le considérer exactement, est négatif. Nous ne nous représentons par lui que l’absence de tout empêchement et de tout obstacle : or, tout obstacle étant une manifestation de la force, doit répondre à une notion positive. Le concept de la liberté peut être considéré sous trois aspects fort différents, d’où trois genres de libertés correspondant aux diverses manières d’être que peut affecter l’obstacle : ce sont la liberté physique, la liberté intellectuelle, et la liberté morale.

1o La liberté physique consiste dans l’absence d’obstacles matériels de toute nature. C’est en ce sens que l’on dit : un ciel libre (sans nuages), un horizon libre, l’air libre (le grand air), l’électricité libre, le libre cours d’un fleuve (lorsqu’il n’est plus entravé par des montagnes ou des écluses), etc…[1] Mais le plus souvent, dans notre pensée, l’idée de la liberté est l’attribut des êtres du règne animal, dont le caractère particulier est que leurs mouvements émanent de leur volonté, qu’ils sont, comme on dit, volontaires, et on les appelle libres lorsqu’aucun obstacle matériel ne s’oppose à leur accomplissement. Or, remarquons que ces obstacles peuvent être d’espèces très diverses, tandis que la puissance dont ils empêchent l’exercice est toujours identique à elle-même, à savoir la volonté ; c’est par cette raison, et pour plus de simplicité, que l’on préfère considérer la liberté au point de vue positif. On entend donc par le mot libre la qualité de tout être qui se meut par sa volonté seule, et qui n’agit que conformément à elle, — interversion qui ne change rien d’ailleurs à l’essence de la notion. Dans cette acception toute physique de la liberté, on dira donc que les hommes et les animaux sont libres lorsque ni chaînes, ni entraves, ni infirmité, ni obstacle physique ou matériel d’aucune sorte ne s’oppose à leurs actions, mais que celles-ci, au contraire, s’accomplissent suivant leur volonté.

Cette acception physique de la liberté, considérée surtout comme l’attribut du règne animal, en est l’acception originelle, immédiate, et aussi la plus usuelle ; or, envisagée à ce point de vue, la liberté ne saurait être soumise à aucune espèce de doute ni de controverse, parce que l’expérience de chaque instant peut nous en affirmer la réalité. Aussitôt en effet qu’un animal n’agit que par sa volonté propre, on dit qu’il est libre dans cette acception du mot, sans tenir aucun compte des autres influences qui peuvent s’exercer sur sa volonté elle-même. Car l’idée de la liberté, dans cette signification populaire que nous venons de préciser, implique simplement la puissance d’agir, c’est-à-dire l’absence d’obstacles physiques capables d’entraver les actes. C’est en ce sens que l’on dit : l’oiseau vole librement dans l’air, les bêtes sauvages errent libres dans les forêts, la nature a créé l’homme libre, l’homme libre seul est heureux. On dit aussi qu’un peuple est libre, lorsqu’il n’est gouverné que par des lois dont il est lui-même l’auteur : car alors il n’obéit jamais qu’à sa propre volonté. La liberté politique doit, par conséquent, être rattachée à la liberté physique.

Mais dès que nous détournons les yeux de cette liberté physique pour considérer la liberté sous ses deux autres formes, ce n’est plus avec une acception populaire du mot, mais avec un concept tout philosophique que nous avons à faire, et ce concept, comme on sait, ouvre la voie à de nombreuses difficultés. Il faut distinguer en effet, en dehors de la liberté physique, deux espèces de libertés tout à fait différentes, à savoir : la liberté intellectuelle et la liberté morale.

2o La liberté intellectuelle — ce qu’Aristote entend par τό ἑϰούσιον ϰαί ἀϰούσιον ϰατὰ διάνοιαν (le volontaire et le non-volontaire réfléchis) — n’est prise en considération ici qu’afin de présenter la liste complète des subdivisions de l’idée de la liberté : je me permets donc d’en rejeter l’examen jusqu’à la fin de ce travail, lorsque le lecteur sera familiarisé par ce qui précède avec les idées qu’elle implique, en sorte que je puisse la traiter d’une façon sommaire. Mais puisqu’elle se rapproche le plus par sa nature de la liberté physique, il a fallu, dans cette énumération, lui accorder la seconde place, comme plus voisine de celle-ci que la liberté morale.

3o J’aborderai donc tout de suite l’examen de la troisième espèce de liberté, la liberté morale qui constitue à proprement parler le libre arbitre, sur lequel roule la question de l’Académie Royale.

Cette notion se rattache par un côté à celle de la liberté physique, et c’est ce lien qui existe entre elles qui rend compte de la naissance de cette dernière idée, dérivée de la première, à laquelle elle est nécessairement très-postérieure. La liberté physique, comme il a été dit ne se rapporte qu’aux obstacles matériels, et l’absence de ces obstacles suffit immédiatement pour la constituer. Mais bientôt on observa, en maintes circonstances, qu’un homme, sans être empêché par des obstacles matériels, était détourné d’une action à laquelle sa volonté se serait certainement déterminée en tout autre cas, par de simples motifs, comme par exemple des menaces, des promesses, la perspective de dangers à courir, etc. On se demanda donc si un homme soumis à une telle influence était encore libre, ou si véritablement un motif contraire d’une force suffisante pouvait, aussi bien qu’un obstacle physique, rendre impossible une action conforme à sa volonté. La réponse à une pareille question ne pouvait pas offrir de difficulté au sens commun : il était clair que jamais un motif ne saurait agir comme une force physique, car tandis qu’une force physique, supposée assez grande, peut facilement surmonter d’une manière irrésistible la force corporelle de l’homme, un motif, au contraire, n’est jamais irrésistible en lui-même, et ne saurait être doué d’une force absolue[2]. On conçoit, en effet, qu’il soit toujours possible de le contrebalancer par un motif opposé plus fort, pourvu qu’un pareil motif soit disponible, et que l’individu en question puisse être déterminé par lui. Pour preuve, ne voyons-nous pas que le plus puissant de tous les motifs dans l’ordre naturel, l’amour inné de la vie, paraît dans certains cas inférieur à d’autres, comme cela a lieu dans le suicide, ainsi que dans les exemples de dévouements, de sacrifices, ou d’attachements inébranlables à des opinions, etc. ; — réciproquement, l’expérience nous apprend que les tortures les plus raffinées et les plus intenses ont parfois été surmontées par cette seule pensée, que la conservation de la vie était à ce prix. Mais quand même il serait démontré ainsi que les motifs ne portent avec eux aucune contrainte objective et absolue, on pourrait cependant leur attribuer une influence subjective et relative, exercée sur la personne en question : ce qui finalement reviendrait au même[3]. Par suite, le problème suivant restait toujours à résoudre : La volonté elle-même est-elle libre ? — Donc la notion de la liberté, qu’on n’avait conçue jusqu’alors qu’au point de vue de la puissance d’agir, se trouvait maintenant envisagée au point de la vue de la puissance de vouloir et un nouveau problème se présentait : le vouloir lui-même est-il libre ? — La définition populaire de la liberté (physique) peut-elle embrasser en même temps cette seconde face de la question ? C’est ce qu’un examen attentif ne nous permet point d’admettre. Car, d’après cette première définition, le mot libre signifie simplement « conforme à la volonté » : dès lors, demander si la volonté elle-même est libre, c’est demander si la volonté est conforme à la volonté, ce qui va de soi, mais ne résout rien. Le concept empirique de la liberté nous autorise à dire : « Je suis libre, si je peux faire ce que je veux ; mais ces mots « ce que je veux » présupposent déjà l’existence de la liberté morale. Or c’est précisément la liberté du vouloir qui est maintenant en question, et il faudrait en conséquence que le problème se posât comme il suit : « Peux-tu aussi vouloir ce que tu veux ? » — ce qui ferait présumer que toute volition dépendît encore d’une volition antécédente. Admettons que l’on répondit par l’affirmative à cette question : aussitôt il s’en présenterait une autre : « Peux tu aussi vouloir ce que tu veux vouloir ? » et l’on irait ainsi indéfiniment en remontant toujours la série des volitions, et en considérant chacune d’elles comme dépendante d’une volition antérieure et placée plus haut, sans jamais parvenir sur cette voie à une volition primitive, susceptible d’être considérée comme exempte de toute relation et de toute dépendance. Si, d’autre part, la nécessité de trouver un point fixe[4] nous faisait admettre une pareille volition, nous pourrions, avec autant de raison, choisir pour volition libre et inconditionnée la première de la série, que celle même dont il s’agit, ce qui ramènerait la question à cette autre fort simple : « Peux-tu vouloir ? » Suffit-il de répondre affirmativement pour trancher le problème du libre arbitre ? Mais c’est là précisément ce qui est en question, et ce qui reste indécis. Il est donc impossible d’établir une connexion directe entre le concept originel et empirique de la liberté, qui ne se rapporte qu’à la puissance d’agir, et le concept du libre arbitre, qui se rapporte uniquement à la puissance de vouloir. C’est pourquoi il a fallu, afin de pouvoir néanmoins étendre à la volonté le concept général de la liberté, lui faire subir une modification qui le rendit plus abstrait. Ce but fut atteint, en faisant consister la liberté dans la simple absence de toute force nécessitante. Par ce moyen, cette notion conserve le caractère négatif que je lui ai reconnu dès le commencement. Ce qu’il faut donc étudier sans plus de retard, c’est le concept de la Nécessité, en tant que concept positif indispensable pour établir la signification du concept négatif de la liberté.

Qu’entend-on par nécessaire ? La définition ordinaire : « On appelle nécessaire ce dont le contraire est impossible, ou ce qui ne peut être autrement, » est une simple explication de mots, une périphrase de l’expression à définir, qui n’augmente en rien nos connaissances à son sujet. En voici, selon moi, la seule définition véritable et complète : « On entend par nécessaire tout ce qui résulte d’une raison suffisante donnée », définition qui, comme toute définition juste, peut aussi être retournée. Or, selon que cette raison suffisante appartient à l’ordre logique, à l’ordre mathématique, ou à l’ordre physique (en ce cas elle prend le nom de cause), la nécessité est dite logique (ex. : la conclusion d’un syllogisme, étant données les prémisses), — mathématique (l’égalité des côtés d’un triangle quand les angles sont égaux entre eux) ; ou bien physique et réelle (comme l’apparition de l’effet, aussitôt qu’intervient la cause) : mais, de quelque ordre de faits qu’il s’agisse, la nécessité de la conséquence est toujours absolue, lorsque la raison suffisante en est donnée. Ce n’est qu’autant que nous concevons une chose comme la conséquence d’une raison déterminée, que nous en reconnaissons la nécessité ; et inversement, aussitôt que nous reconnaissons qu’une chose découle à titre d’effet d’une raison suffisante connue, nous concevons qu’elle est nécessaire : car toutes les raisons sont nécessitantes. Cette explication est si adéquate et si complète, que les deux notions de nécessité et de conséquence d’une raison donnée sont des notions réciproques (convertibles), c’est-à-dire qu’elles peuvent être substituées l’une à l’autre. D’après ce qui précède, la non-nécessité (contingence) équivaudrait à l’absence d’une raison suffisante déterminée. On peut cependant concevoir l’idée de la contingence comme opposée à celle de la nécessité : mais il n’y a là qu’une difficulté apparente[5]. Car toute contingence n’est que relative. Dans le monde réel, en effet, qui peut seul nous donner l’idée du hasard, chaque événement est nécessaire, par rapport à sa cause ; mais il peut être contingent par rapport à tous les autres objets, entre lesquels et lui peuvent se produire des coïncidences fortuites dans l’espace et dans le temps. Il faudrait donc que la liberté, dont le caractère essentiel est l’absence de toute nécessitation, fût l’indépendance absolue à l’égard de toute cause, c’est-à-dire la contingence et le hasard absolus[6]. Or c’est là un concept souverainement problématique, qui peut-être ne saurait même pas être clairement pensé, et qui cependant, chose étrange à dire, se réduit identiquement à celui de la liberté. Quoi qu’il en soit, le mot libre signifie ce qui n’est nécessaire sous aucun rapport, c’est-à-dire ce qui est indépendant de toute raison suffisante. Si un pareil attribut pouvait convenir à la volonté humaine, cela voudrait dire qu’une volonté individuelle, dans ses manifestations extérieures, n’est pas déterminée par des motifs, ni par des raisons d’aucune sorte, puisque autrement — la conséquence résultant d’une raison donnée, de quelque espèce qu’elle soit, intervenant toujours avec une nécessité absolue — ses actes ne seraient plus libres, mais nécessités. Tel était le fondement de la pensée de Kant, lorsqu’il définissait la liberté, « le pouvoir de commencer de soi-même une série de modifications. » Car ces mots « de soi-même, » ramenés à leur vraie signification, veulent dire « sans cause antécédente, » ce qui est identique à « sans nécessité. » De sorte que cette définition, bien qu’elle semble en apparence présenter le concept de la liberté comme un concept positif, permet à une observation plus attentive d’en mettre de nouveau en évidence la nature négative.

Une volonté libre, avons-nous dit, serait une volonté qui ne serait déterminée par aucune raison, c’est-à-dire par rien, puisque toute chose qui en détermine une autre est une raison ou une cause[7] ; une volonté, dont les manifestations individuelles (volitions), jailliraient au hasard et sans sollicitation aucune, indépendamment de toute liaison causale et de toute règle logique. En présence d’une pareille notion, la clarté même de la pensée nous fait défaut, parce que le principe de raison suffisante, qui, sous tous les aspects qu’il revêt, est la forme essentielle de notre entendement, doit être répudié ici, si nous voulons nous élever à l’idée de la liberté absolue. Toutefois il ne manque pas d’un terme technique (terminus technicus ad hoc) pour désigner cette notion si obscure et si difficile à concevoir : on l’appelle liberté d’indifférence[8] (liberum arbitrium indifferentise). D’ailleurs, de cet ensemble d’idées qui constituent le libre arbitre, celle-ci est la seule qui soit du moins clairement définie et bien déterminée ; aussi ne peut-on la perdre de vue, sans tomber dans des explications embarrassées, vagues, nuageuses, derrière lesquelles cherche à se dissimuler une timide insuffisance, — comme lorsqu’on parle de raisons n’entraînant pas nécessairement leurs conséquences[9]. Toute conséquence découlant d’une raison est nécessaire, et toute nécessité est la conséquence d’une raison. L’hypothèse d’une pareille liberté d’indifférence entraîne immédiatement l’affirmation suivante, qui est caractéristique, et doit par conséquent être considérée comme la marque distinctive et l’indice de cette idée : à savoir qu’un homme, placé dans des circonstances données, et complètement déterminées par rapport à lui, peut, en vertu de cette liberté d’indifférence, agir de deux façons diamétralement opposées.

qu’entend-on par la conscience ?

Réponse : la perception (directe et immédiate) du moi, par opposition à la perception des objets extérieurs, qui est l’objet de la faculté dite perception extérieure. Cette dernière faculté, avant même que les objets extérieurs viennent se présenter à elle, contient certaines formes nécessaires [à priori] de la connaissance, qui sont par suite autant de conditions de l’existence objective[10] des choses, c’est-à-dire de leur existence pour nous en tant qu’objets extérieurs : telles sont, comme on sait, le temps, l’espace, la causalité. Or, quoique ces formes de la perception extérieure résident en nous, elles n’ont pourtant pas d’autre but que de nous permettre de prendre connaissance des objets extérieurs en tant que tels, et dans une relation constante avec ces formes ; aussi n’avons-nous pas à les considérer comme appartenant au domaine de la conscience, mais bien plutôt comme de simples conditions de la possibilité de toute connaissance des objets extérieurs, c’est-à-dire de la perception objective.

En outre, je ne me laisserai pas abuser par le double sens du mot conscientia[11] employé dans l’énoncé de la question, et je me garderai de confondre avec la conscience proprement dite l’ensemble des instincts moraux de l’homme, désigné sous le nom de conscience morale ou de raison pratique, avec les impératifs catégoriques que Kant lui attribue ; et cela, d’une part, parce que ces instincts ne commencent à se développer dans l’homme qu’à la suite de l’expérience et de la réflexion, c’est-à-dire à la suite de la perception extérieure ; d’autre part, parce que dans ces instincts mêmes la ligne de démarcation entre ce qui appartient originairement et en propre à la nature humaine, et ce que l’éducation morale et religieuse y ajoute, n’est pas encore tracée d’une façon nette et indiscutable. D’ailleurs il n’entre certainement pas dans l’intention de l’Académie de voir détourner artificiellement la question sur le terrain de la morale par une confusion de la conscience morale avec la conscience psychologique, et d’entendre renouveler aujourd’hui la preuve morale, ou bien plutôt le postulat de Kant, démontrant la liberté par le sentiment à priori de la loi morale, au moyen du fameux argument (enthymème) : « Tu peux, parce que tu dois. »

Il ressort de ce qui vient d’être dit que la partie la plus considérable de notre faculté cognitive en général n’est pas constituée par la conscience, mais par la connaissance du non-moi, ou perception extérieure. Cette faculté est dirigée avec toutes ses forces vers le dehors, et est le théâtre (on peut même dire, à un point de vue plus élevé, la condition), des objets du monde extérieur, dont elle commence tout d’abord par recevoir les impressions avec une passivité apparente ; mais bientôt réunissant pour ainsi dire les connaissances acquises par cette voie, elle les élabore et les transforme en notions, qui, en se combinant indéfiniment avec le secours des mots, constituent la pensée[12]. Ce qui nous resterait donc, après déduction de cette partie de beaucoup la plus considérable de notre faculté cognitive ce serait la conscience psychologique. Nous concevons, dès lors, que la richesse de cette dernière faculté ne saurait être bien grande : aussi, si c’est la conscience qui doit véritablement renfermer les données nécessaires à la démonstration du libre arbitre, nous avons le droit d’espérer qu’elles ne nous échapperont pas. Ou a aussi émis l’hypothèse d’un sens intérieur[13] servant d’organe à la conscience, mais il faut le prendre plutôt au sens figuré qu’au sens réel, parce que les connaissances que la conscience nous fournit sont immédiates, et non médiates comme celles des sens. Quoi qu’il en soit, notre prochaine question s’énonce ainsi : Quel est le contenu de la conscience ? ou bien : Comment et sous quelle forme le moi que nous sommes se révèle-t-il immédiatement à lui-même ? — Réponse : En tant que le moi d’un être voulant[14]. Chacun de nous, en effet, pour peu qu’il observe sa propre conscience, ne tardera pas à s’apercevoir que l’objet de cette faculté est invariablement la volonté de sa personne ; et par là il ne faut pas seulement entendre les volitions qui passent aussitôt à l’acte, ou les résolutions formelles qui se traduisent par des faits sensibles. Tous ceux en effet qui savent distinguer, malgré les différences dans le degré et dans la manière d’être, les caractères essentiels des choses, ne feront aucune difficulté pour reconnaître que tout fait psychologique, désir, souhait, espérance, amour, joie, etc., ainsi que les sentiments opposés, tels que la haine, la crainte, la colère, la tristesse, etc., en un mot toutes les affections et toutes les passions, doivent être comptées parmi les manifestations de la volonté ; car ce ne sont encore là que des mouvements plus ou moins forts, tantôt violents et tumultueux, tantôt calmes et réglés, de la volonté individuelle, selon qu’elle est libre ou enchaînée, contente ou mécontente, et se rapportant tous, avec une grande variété de direction, soit à la possession ou au manque de l’objet désiré, soit à la présence ou à l’éloignement de l’objet haï. Ce sont donc bien des affections multiples de la même volonté, dont la force active se manifeste dans nos résolutions et dans nos actes[15]. On doit même ajouter à la précédente énumération les sentiments du plaisir et de la douleur : car, malgré la grande diversité sous laquelle ils nous apparaissent, on peut toujours les ramener à des affections relatives au désir ou à l’aversion, c’est-à-dire à la volonté prenant conscience d’elle-même en tant qu’elle est satisfaite ou non satisfaite, entravée ou libre : bien plus, cette catégorie comprend même les impressions corporelles, agréables ou douloureuses, et tous les innombrables intermédiaires qui séparent ces deux pôles de la sensibilité ; puisque ce qui fait l’essence de toutes ces affections, c’est qu’elles entrent immédiatement dans le domaine de la conscience en tant que conformes ou non conformes à la volonté. À y regarder de près, on ne peut même prendre immédiatement conscience de son propre corps qu’en tant qu’il est l’organe de la volonté agissant vers le dehors, et le siège de la sensibilité pour des impressions agréables ou douloureuses ; or ces impressions elles-mêmes, comme nous venons de le dire, se ramènent à des affections immédiates de la volonté, qui lui sont tantôt conformes et tantôt contraires[16]. Du reste, on peut indifféremment compter ou ne pas compter parmi les manifestations de la volonté ces sensations simples du plaisir et de la douleur ; il reste en tous cas que ces mille mouvements de la volonté, ces alternatives continuelles du vouloir et du non-vouloir, qui, dans leur flux et dans leur reflux incessants, constituent l’unique objet de la conscience, ou, si l’on veut, du sens intime, sont dans un rapport constant et universellement reconnu avec les objets extérieurs que la perception nous fait connaître. Mais cela, comme il a été dit plus haut, n’est plus du domaine de la conscience immédiate, à la limite de laquelle nous sommes donc arrivés, au point où elle se confond avec la perception extérieure, dès que nous avons touché au monde extérieur. Or les objets dont nous prenons connaissance au dehors sont la matière même et l’occasion[17] de tous les mouvements et actes de la volonté. On ne reprochera pas à ces mots de renfermer une pétition de principe : car que notre volonté ait toujours pour objet des choses extérieures vers lesquelles elle se porte, autour desquelles elle gravite, et qui la poussent, au moins en tant que motifs, vers une détermination quelconque, c’est ce que personne ne peut mettre en doute. Soustrait à cette influence, l’homme ne conserverait plus qu’une volonté complètement isolée du monde extérieur, et emprisonnée dans le sombre intérieur de la conscience individuelle. La seule chose qui soit encore douteuse à nos yeux, c’est le degré de nécessité avec lequel les objets du monde extérieur déterminent les actes de la volonté.

C’est donc la volonté qui est l’objet principal, je dirai même l’objet exclusif de la conscience[18]. Mais la conscience peut-elle trouver en elle-même et en elle seule des données suffisantes qui permettent d’affirmer la liberté de cette volonté, dans le sens que nous avons précisé plus haut, le seul d’ailleurs qui soit clair et nettement déterminé ? C’est là même le problème vers la solution duquel nous allons maintenant diriger notre course, après nous en être rapprochés dans ce qui précède, en louvoyant il est vrai, mais déjà toutefois d’une manière notable.

  1. Schopenhauer cite encore quelques autres expressions, qui sont de purs germanismes. Ainsi les Allemands disent une lettre libre, pour signifier une lettre affranchie. Nous laissons de côté ce qui est intraduisible.
  2. Unhedingt, inconditionnée.
  3. C’est-à-dire, supprimerait partiellement la liberté.
  4. C’est l’ἀναιγϰη στῆναι. Kant et Schopenhauer ont considéré cette première volition libre comme extemporelle. — V. le dernier chapitre.
  5. Schopenhauer se fait cette objection : Si l’idée de la non-nécessité est absurde et impensable, comment se fait-il que nous concevions celle de la contingence ? Il explique fort bien que les notions de contingence (non-solidarité entre les séries de causes), et de hasard absolu (absence de cause) ne sont pas identiques, et que la seconde seule est absurde.
  6. Sur l’identité du hasard absolu et de la fatalité, voir le beau travail de M. Fouillée, Liberté et Déterminisme, chap. I. — Le hasard, entendu dans toute la rigueur du terme, ne peut être ni perçu, ni même conçu. In mundo non est casus, est une affirmation du sens commun, qui n’est qu’une expression un peu différente de celle du principe de causalité. Mais dans le langage vulgaire, la notion du hasard répond simplement à celle « de l’indépendance ou de la non-solidarité entre les diverses séries de causes. » (M. Cournot.) Cf. Stuart-Mill, Logique, et P. Janet, Causes finales, p. 21-27.
  7. Schopenhauer a distingué nettement la raison et la cause dans sa Dissertation sur le Quadruple Principe, etc. P. 7-22. Elles diffèrent comme le principe de raison suffisante diffère du principe de causalité. (V. Fouillée, Phil. de Platon, t. II, p. 468).
  8. L’expression de liberté d’indifférence a dans la langue philosophique moderne deux sens qu’il faut distinguer. Le premier répond à la doctrine (généralement abandonnée aujourd’hui) qui refuse aux motifs toute influence quelle qu’elle soit sur les déterminations d’une volonté parfaite : appliquée à la volonté divine par Duns Scot, elle a conduit à la théorie fameuse du décret absolu (Crusius), combattue par Malebranche malgré l’autorité de Descartes. Le second désigne cette prétendue liberté, sur laquelle ont tant insisté Reid et ses successeurs, grâce à laquelle nous nous déterminons actuellement, sans motifs, entre deux termes équipollents. Quoique Descartes n’ait vu en elle que le gradun infimus libertatis, le spiritualisme s’en est servi longtemps pour combattre les déterministes ; mais les faits allégués sont, au contraire, tout à l’avantage de ces derniers. Voyez sur ce point un des plus beaux chapitres de l’ouvr. cit. de M. Fouillée, p. 74-100.
  9. C’est le cas de ceux qui répondent aux déterministes « que les motifs éclairent la volonté, mais qu’ils ne la déterminent pas, » ou bien, avec Reid : « qu’ils ne nous déterminent pas, mais nous déterminent seulement à nous déterminer. » Comme si ce n’était pas déjà, objecte M. Fouillée, leur reconnaître une force déterminante !
  10. N’est-ce pas plutôt subjective qu’il faudrait dire ? Je n’ai pas osé changer le texte.
  11. En français et en latin, la confusion est possible, et l’on sait combien elle est fréquente. En allemand, on a les deux mots Gewissen et Bewustseyen, et en anglais conscience et consciousness, qui permettent d’éviter toute équivoque.
  12. Dans cette assertion fort contestable, on reconnaît l’influence de l’école française du xviiie siècle, que Schopenhauer avait étudiée de fort près.
  13. « Il se trouve déjà mentionné dans Cicéron, sous le nom de tactus interior (Acad. Quœst. IV, 1), Plus explicitement encore dans Saint-Augustin (de Lib. Arb., II, 3 et sq.), puis dans Descartes (Princ. Phil. IV, 190) ; il est décrit avec tous les développements désirables par Locke. » (Note de Schopenhauer.)
  14. « Le sentiment immédiat de la force n’est autre que celui de notre existence même dont l’activité est inséparable… La cause, ou force actuellement appliquée à mouvoir le corps, est une force agissante que nous appelons volonté. Le moi s’identifie complètement avec cette force agissante. » (Maine de Biran, œuvres inédites, p. 49). C’est du reste le développement des idées de Leibniz. (Édit. Janet, t. II, p. 526.)
  15. « Il est très-digne de remarque, que déjà Saint-Augustin a parfaitement reconnu ce fait, tandis qu’un grand nombre de philosophes modernes, avec leur prétendue faculté de sentir, ne paraissent pas s’en douter. Car dans la Cité de Dieu (lib. XIV, c. 6), il parle des affections de l’âme, qu’il a rangées dans le livre précédent en quatre catégories, à savoir : le désir, la crainte, la joie et la tristesse, et il ajoute : « La volonté est en tous ces mouvements, ou plutôt tous ces mouvements ne sont que des volontés. En effet, qu’est-ce que le désir et la joie, qu’une volonté qui approuve ce que nous voulons ? Et qu’est-ce que la crainte et la tristesse, qu’une volonté qui improuve ce que nous ne voulons pas » ? (Note de Schopenhauer : Trad. Fr. de Lombert). Les modernes dont parle l’auteur sont sans doute les sensualistes qui oublièrent que le caractère essentiel de l’âme est d’être une force en acte, vis sui motrix. Schopenhauer lui-même aurait dû s’en souvenir, lorsque, perdant de vue ce point fondamental de toute saine psychologie, il compare l’âme à une balance. (P. 140.)
  16. Ces idées ont été cent fois exprimées par les philosophes français depuis Maine de Biran, avec quelle supériorité de langage, il n’est pas besoin de le dire.
  17. Il y a dans le mot allemand anlass quelque chose de plus : la véritable traduction serait cause excitatrice.
  18. On sait que dans le système de Schopenhauer, la volonté est la chose en soi, le noumenon, mais « la perception interne que nous avons de notre propre volonté, ne peut en aucune façon nous donner une connaissance complète, adéquate de la chose en soi. Cela ne pourrait-être que si la volonté nous était connue immédiatement. Mais elle a besoin d’un intermédiaire, l’intelligence, qui suppose elle-même un intermédiaire : le corps, le cerveau. La volonté est donc, pour nous, liée aux formes de la connaissance ; elle est donnée dans la conscience sous la forme d’une perception et comme telle se scinde en sujet et en objet, etc. » (M. Ribot, p. 91-98.) Voir, pour l’exposition des fondements du système de Schopenhauer, MM. Ribot, La Philosophie de Schopenhauer ; Challemel-Lacour, Revue des Deux-Mondes du 15 mars 1870 ; et Em. Charles, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques (nouvelle édition).