Essai sur les mœurs/Chapitre 10

La bibliothèque libre.
◄  Chapitre IX Chapitre X Chapitre XI   ►


CHAPITRE X.

Suite de l’établissement du christianisme. Comment Constantin en
fit la religion dominante. Décadence de l’ancienne Rome.

Le règne de Constantin est une époque glorieuse pour la religion chrétienne, qu’il rendit triomphante. On n’avait pas besoin d’y joindre des prodiges, comme l’apparition du labarum dans les nuées, sans qu’on dise seulement en quel pays cet étendard apparut. Il ne fallait pas écrire que les gardes du labarum ne pouvaient jamais être blessés. Le bouclier tombé du ciel dans l’ancienne Rome, l’oriflamme apportée à saint Denis par un ange, toutes ces imitations du Palladium de Troie ne servent qu’à donner à la vérité l’air de la fable. De savants antiquaires ont suffisamment réfuté ces erreurs que la philosophie désavoue, et que la critique détruit. Attachons-nous seulement à voir comment Rome cessa d’être Rome.

Pour développer l’histoire de l’esprit humain chez les peuples chrétiens, il fallait remonter jusqu’à Constantin, et même au-delà. C’est une nuit dans laquelle il faut allumer soi-même le flambeau dont on a besoin. On devrait attendre des lumières d’un homme tel qu’Eusèbe, évêque de Césarée, confident de Constantin, ennemi d’Athanase, homme d’État, homme de lettres, qui le premier fit l’histoire de l’Église.

Mais qu’on est étonné quand on veut s’instruire dans les écrits de cet homme d’État, père de l’histoire ecclésiastique !

On y trouve, à propos de l’empereur Constantin, que « Dieu a mis les nombres dans son unité ; qu’il a embelli le monde par le nombre de deux, et que par le nombre de trois il le composa de matière et de forme ; qu’ensuite ayant doublé le nombre de deux, il inventa les quatre éléments ; que c’est une chose merveilleuse qu’en faisant l’addition d’un, de deux, de trois, et de quatre, on trouve le nombre de dix, qui est la fin, le terme et la perfection de l’unité ; et que de ce nombre dix si parfait, multiplié par le nombre plus parfait de trois, qui est l’image sensible de la Divinité, il en résulte le nombre des trente jours du mois[1]. »

C’est ce même Eusèbe qui rapporte la lettre dont nous avons déjà parlé[2], d’un Abgare, roi d’Édesse, à Jésus-Christ, dans laquelle il lui offre sa petite ville, qui est assez propre ; et la réponse de Jésus-Christ au roi Abgare.

Il rapporte, d’après Tertullien, que sitôt que l’empereur Tibère eut appris par Pilate la mort de Jésus-Christ, Tibère, qui chassait les Juifs de Rome, ne manqua pas de proposer au sénat d’admettre au nombre des dieux de l’empire celui qu’il ne pouvait connaître encore que comme un homme de Judée ; que le sénat n’en voulut rien faire, et que Tibère en fut extrêmement courroucé.

Il rapporte, d’après Justin, la prétendue statue élevée à Simon le magicien ; il prend les Juifs thérapeutes pour des chrétiens.

C’est lui qui, sur la foi d’Hégésippe, prétend que les petits-neveux de Jésus-Christ par son frère Jude furent déférés à l’empereur Domitien comme des personnages très-dangereux qui avaient un droit tout naturel au trône de David ; que cet empereur prit lui-même la peine de les interroger ; qu’ils répondirent qu’ils étaient de bons paysans, qu’ils labouraient de leurs mains un champ de trente-neuf arpents, le seul bien qu’ils possédassent.

Il calomnie les Romains autant qu’il le peut, parce qu’il était Asiatique. Il ose dire que, de son temps, le sénat de Rome sacrifiait tous les ans un homme à Jupiter. Est-il donc permis d’imputer aux Titus, aux Trajan, aux divins Antonins, des abominations dont aucun peuple ne se souillait alors dans le monde connu ?

C’est ainsi qu’on écrivait l’histoire dans ces temps où le changement de religion donna une nouvelle face à l’empire romain. Grégoire de Tours ne s’est point écarté de cette méthode, et on peut dire que jusqu’à Guichardin et Machiavel, nous n’avons pas eu une histoire bien faite ; mais la grossièreté même de tous ces monuments nous fait voir l’esprit du temps dans lequel ils ont été faits, et il n’y a pas jusqu’aux légendes qui ne puissent nous apprendre à connaître les mœurs de nos nations.

Constantin, devenu empereur malgré les Romains, ne pouvait être aimé d’eux. Il est évident que le meurtre de Licinius, son beau-frère, assassiné malgré la foi des serments ; Licinien, son neveu, massacré à l’âge de douze ans ; Maximien, son beau-père, égorgé par son ordre à Marseille ; son propre fils Crispus, mis à mort après lui avoir gagné des batailles ; son épouse Fausta, étouffée dans un bain ; toutes ces horreurs n’adoucirent pas la haine qu’on lui portait. C’est probablement la raison qui lui fit transférer le siège de l’empire à Byzance. On trouve dans le code Théodosien un édit de Constantin, où il déclare « qu’il a fondé Constantinople par ordre de Dieu ». Il feignait ainsi une révélation pour imposer silence aux murmures : ce trait seul pourrait faire connaître son caractère. Notre avide curiosité voudrait pénétrer dans les replis du cœur d’un homme tel que Constantin, par qui tout changea bientôt dans l’empire romain : séjour du trône, mœurs de la cour, usages, langage, habillements, administration, religion. Comment démêler celui qu’un parti a peint comme le plus criminel des hommes, et un autre comme le plus vertueux ? Si l’on pense qu’il fit tout servir à ce qu’il crut son intérêt, on ne se trompera pas.

De savoir s’il fut cause de la ruine de l’empire, c’est une recherche digne de votre esprit. Il paraît évident qu’il fit la décadence de Rome. Mais en transportant le trône sur le Bosphore de Thrace, il posait dans l’Orient des barrières contre les invasions des barbares qui inondèrent l’empire sous ses successeurs, et qui trouvèrent l’Italie sans défense. Il semble qu’il ait immolé l’Occident à l’Orient. L’Italie tomba quand Constantinople s’éleva. Ce serait une étude curieuse et instructive que l’histoire politique de ces temps-là. Nous n’avons guère que des satires et des panégyriques. C’est quelquefois par les panégyriques mêmes qu’on peut trouver la vérité. Par exemple, on comble d’éloges Constantin, pour avoir fait dévorer par les bêtes féroces, dans les jeux du cirque, tous les chefs des Francs, avec tous les prisonniers qu’il avait faits dans une expédition sur le Rhin, C’est ainsi que furent traités les prédécesseurs de Clovis et de Charlemagne. Les écrivains qui ont été assez lâches pour louer des actions cruelles constatent au moins ces actions, et les lecteurs sages les jugent. Ce que nous avons de plus détaillé, sur l’histoire de cette révolution, est ce qui regarde l’établissement de l’Église et ses troubles.

Ce qu’il y a de déplorable, c’est qu’à peine la religion chrétienne fut sur le trône que la sainteté en fut profanée par des chrétiens qui se livrèrent à la soif de la vengeance, lors même que leur triomphe devait leur inspirer l’esprit de paix. Ils massacrèrent dans la Syrie et dans la Palestine tous les magistrats qui avaient sévi contre eux ; ils noyèrent la femme et la fille de Maximin ; ils firent périr dans les tourments ses fils et ses parents. Les querelles au sujet de la consubstantialité du Verbe troublèrent le monde et l’ensanglantèrent. Enfin Ammien Marcellin dit que « les chrétiens de son temps se déchiraient entre eux comme des bêtes féroces[3] ». Il y avait de grandes vertus qu’Ammien ne remarque pas : elles sont presque toujours cachées, surtout à des yeux ennemis, et les vices éclatent.

L’Église de Rome fut préservée de ces crimes et de ces malheurs ; elle ne fut d’abord ni puissante, ni souillée ; elle resta longtemps tranquille et sage au milieu d’un sénat et d’un peuple qui la méprisaient. Il y avait dans cette capitale du monde connu sept cents temples, grands ou petits, dédiés aux dieux majorum et minorum gentium. Ils subsistèrent jusqu’à Théodose, et les peuples de la campagne persistèrent longtemps après lui dans leur ancien culte. C’est ce qui fit donner aux sectateurs de l’ancienne religion le nom de païens, pagani, du nom des bourgades appelées pagi dans lesquelles on laissa subsister l’idolâtrie jusqu’au viiie siècle ; de sorte que le nom de païen ne signifie que paysan, villageois.

On sait assez sur quelle imposture est fondée la donation de Constantin ; mais cette pièce est aussi rare que curieuse. Il est utile de la transcrire ici pour faire connaître l’excès de l’absurde insolence de ceux qui gouvernaient les peuples, et l’excès de l’imbécillité des gouvernés. C’est Constantin qui parle[4] :

« Nous, avec nos satrapes et tout le sénat, et le peuple soumis au glorieux empire, nous avons jugé utile de donner au successeur du prince des apôtres une plus grande puissance que celle que notre sérénité et notre mansuétude ont sur la terre. Nous avons résolu de faire honorer la sacro-sainte Église romaine plus que notre puissance impériale, qui n’est que terrestre ; et nous attribuons au sacré siège du bienheureux Pierre toute la dignité, toute la gloire, et toute la puissance impériale. Nous possédons les corps glorieux de saint Pierre et de saint Paul, et nous les avons honorablement mis dans des caisses d’ambre, que la force des quatre éléments ne peut casser. Nous avons donné plusieurs grandes possessions en Judée, en Grèce, dans l’Asie, dans l’Afrique, et dans l’Italie, pour fournir aux frais de leurs luminaires. Nous donnons, en outre, à Silvestre et à ses successeurs notre palais de Latran, qui est plus beau que tous les autres palais du monde.

« Nous lui donnons notre diadème, notre couronne, notre mitre, tous les habits impériaux que nous portons, et nous lui remettons la dignité impériale, et le commandement de la cavalerie. Nous voulons que les révérendissimes clercs de la sacro-sainte romaine Église jouissent de tous les droits du sénat. Nous les créons tous patrices et consuls. Nous voulons que leurs chevaux soient toujours ornés de caparaçons blancs, et que nos principaux officiers tiennent ces chevaux par la bride, comme nous avons conduit nous-même par la bride le cheval du sacré pontife.

« Nous donnons en pur don au bienheureux pontife la ville de Rome et toutes les villes occidentales de l’Italie, comme aussi les autres villes occidentales des autres pays. Nous cédons la place au saint-Père ; nous nous démettons de la domination sur toutes ces provinces ; nous nous retirons de Rome, et transportons le siège de notre empire en la province de Byzance, n’étant pas juste qu’un empereur terrestre ait le moindre pouvoir dans les lieux où Dieu a établi le chef de la religion chrétienne.

« Nous ordonnons que cette nôtre donation demeure ferme jusqu’à la fin du monde, et que si quelqu’un désobéit à notre décret, nous voulons qu’il soit damné éternellement, et que les apôtres Pierre et Paul lui soient contraires en cette vie et en l’autre, et qu’il soit plongé au plus profond de l’enfer avec le diable. Donné sous le consulat de Constantin et de Gallicanus. »

Croira-t-on un jour qu’une si ridicule imposture, très-digne de Gille et de Pierrot, ou de Nonotte, ait été généralement adoptée pendant plusieurs siècles ? Croira-t-on qu’en 1478 on brûla dans Strasbourg des chrétiens qui osaient douter que Constantin eût cédé l’empire romain au pape ?

Constantin donna en effet, non au seul évêque de Rome, mais à la cathédrale qui était l’église de Saint-Jean, mille marcs d’or, et trente mille d’argent, avec quatorze mille sous de rente, et des terres dans la Calabre, Chaque empereur ensuite augmenta ce patrimoine. Les évêques de Rome en avaient besoin. Les missions qu’ils envoyèrent bientôt dans l’Europe païenne, les évêques chassés de leurs sièges, auxquels ils donnèrent un asile, les pauvres qu’ils nourrirent, les mettaient dans la nécessité d’être très-riches. Le crédit de la place, supérieur aux richesses, fit bientôt du pasteur des chrétiens de Rome l’homme le plus considérable de l’Occident. La piété avait toujours accepté ce ministère ; l’ambition le brigua. On se disputa la chaire ; il y eut deux antipapes dès le milieu du ive siècle ; et le consul Prétextat, idolâtre, disait, en 466 : « Faites-moi évêque de Rome, et je me fais chrétien. »

Cependant cet évêque n’avait d’autre pouvoir que celui que peut donner la vertu, le crédit, ou l’intrigue dans des circonstances favorables. Jamais aucun pasteur de l’Église n’eut la juridiction contentieuse, encore moins les droits régaliens. Aucun n’eut ce qu’on appelle jus terrendi, ni droit de territoire, ni droit de prononcer do, dico, addico. Les empereurs restèrent les juges suprêmes de tout, hors du dogme. Ils convoquèrent les conciles. Constantin, à Nicée, reçut et jugea les accusations que les évêques portèrent les uns contre les autres. Le titre de souverain pontife resta même attaché à l’empire.



  1. Eusèbe, Panégyrique de Constantin, chapitres iv et v. (Note de Voltaire.)
  2. Chapitre ix.
  3. N. B. Ces propres paroles se trouvent au livre XXII d’Ammien Marcellin, chap. v. Un misérable cuistre de collége, ex-jésuite, nommé Nonotte, auteur d’un libelle intitulé Erreurs de Voltaire, a osé soutenir que ces paroles ne sont point dans Ammien Marcellin. Il est utile qu’un calomniateur ignorant soit confondu. Nullas infestas hominibus bestias, ut sunt sibi ferales plerique christianorum, expertus. Ammien. Idem dicit Chrysostomus, homelia in Ep. Pauli ad Cor., ajoute naïvement Henri du Valois dans ses notes sur Ammien, page 301 de l’édition de 1681. (Note ajoutée dans l’édition de Kehl.)
  4. Voyez l’ouvrage connu sous le titre de Décret de Gratien, où cette pièce est insérée. Ce décret est une compilation faite par Gratien, bénédictin du xiie siècle. (Note ajoutée dans l’édition de Kehl.)