Essai sur les mœurs/Chapitre 9

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CHAPITRE IX.

Que les fausses légendes des premiers chrétiens n’ont point nui
à l’établissement de la religion chrétienne
[1].

Jésus-Christ avait permis que les faux évangiles se mêlassent aux véritables dès le commencement du christianisme ; et même, pour mieux exercer la foi des fidèles, les évangiles qu’on appelle aujourd’hui apocryphes précédèrent les quatre ouvrages sacrés qui sont aujourd’hui les fondements de notre foi ; cela est si vrai que les pères des premiers siècles citent presque toujours quelqu’un de ces évangiles qui ne subsistent plus. Barnabé, Clément, Ignace, enfin tous, jusqu’à Justin, ne citent que ces évangiles apocryphes. Clément, par exemple, dans le viiie chapitre, épître ii, s’exprime ainsi : « Le Seigneur dit dans son Évangile : Si vous ne gardez pas le petit, qui vous confiera le grand ? » Or ces paroles ne sont ni dans Matthieu, ni dans Marc, ni dans Luc, ni dans Jean. Nous avons vingt exemples de pareilles citations.

Il est bien évident que dans les dix ou douze sectes qui partageaient les chrétiens dès le Ier siècle, un parti ne se prévalait pas des évangiles de ses adversaires, à moins que ce fût pour les combattre ; chacun n’apportait en preuves que les livres de son parti. Comment donc les pères de notre véritable Église ont-ils pu citer les évangiles qui ne sont point canoniques ? Il faut bien que ces écrits fussent regardés alors comme authentiques et comme sacrés.

Ce qui paraîtrait encore plus singulier, si l’on ne savait pas de quels excès la nature humaine est capable, ce serait que dans toutes les sectes chrétiennes réprouvées par notre Église dominante, il se fût trouvé des hommes qui eussent souffert la persécution pour leurs évangiles apocryphes. Cela ne prouverait que trop que le faux zèle est martyr de l’erreur, ainsi que le véritable zèle est martyr de la vérité.

On ne peut dissimuler les fraudes pieuses que malheureusement les premiers chrétiens de toutes les sectes employèrent pour soutenir notre religion sainte, qui n’avait pas besoin de cet appui honteux. On supposa une lettre de Pilate à Tibère, dans laquelle Pilate dit à cet empereur : « Le Dieu des Juifs leur ayant promis de leur envoyer son saint du haut du ciel, qui serait leur roi à bien juste titre, et ayant promis qu’il naîtrait d’une Vierge, le Dieu des Juifs l’a envoyé en effet, moi étant président en Judée. »

On supposa un prétendu édit de Tibère, qui mettait Jésus au rang des dieux ; on supposa des Lettres de Sénèque à Paul, et de Paul à Sénèque ; on supposa le Testament des douze patriarches, qui passa très-longtemps pour authentique, et qui fut même traduit en grec par saint Jean Chrysostome ; on supposa le Testament de Moïse, celui d’Énoch, celui de Joseph ; on supposa le célèbre livre d’Énoch, que l’on regarde comme le fondement de tout le christianisme, puisque c’est dans ce seul livre qu’on rapporte l’histoire de la révolte des anges précipités dans l’enfer, et changés en diables pour tenter les hommes. Ce livre fut forgé dès le temps des apôtres, et avant même qu’on eût les Épîtres de saint Jude, qui cite les prophéties de cet Énoch septième homme après Adam. C’est ce que nous avons déjà indiqué dans le chapitre des Indes.

On supposa une lettre[2] de Jésus-Christ à un prétendu roi d’Édesse, dans le temps qu’Édesse n’avait point de roi et qu’elle appartenait aux Romains[3].

On supposa les Voyages de saint Pierre, l’Apocalypse de saint Pierre, les Actes de saint Pierre, les Actes de saint Paul, les Actes de Pilate ; on falsifia l’histoire de Flavien Josèphe, et l’on fut assez malavisé pour faire dire à ce Juif, si zélé pour sa religion juive, que Jésus était le Christ, le Messie.

On écrivit le roman de la querelle de saint Pierre avec Simon le magicien, d’un mort, parent de Néron, qu’ils se chargèrent de ressusciter, de leur combat dans les airs, du chien de Simon qui apportait des lettres à saint Pierre, et qui rapportait les réponses.

On supposa des vers des sibylles, qui eurent un cours si prodigieux qu’il en est encore fait mention dans les hymnes que les catholiques romains chantent dans leurs églises :

Teste David cum sibylla.

Enfin on supposa un nombre prodigieux de martyrs que l’on confondit, comme nous l’avons déjà dit[4] avec les véritables.

Nous avons encore les Actes du martyre de saint André l’apôtre, qui sont reconnus pour faux par les plus pieux et les plus savants critiques, de même que les Actes du martyre de saint Clément.

Eusèbe de Césarée, au ive siècle, recueillit une grande partie de ces légendes. C’est là qu’on voit d’abord le martyre de saint Jacques, frère aîné de Jésus-Christ, qu’on prétend avoir été un bon Juif, et même récabite, et que les Juifs de Jérusalem appelaient Jacques le Juste. Il passait les journées entières à prier dans le temple. Il n’était donc pas de la religion de son frère. Ils le pressèrent de déclarer que son frère était un imposteur ; mais Jacques leur répondit : « Sachez qu’il est assis à la droite de la souveraine puissance de Dieu, et qu’il doit paraître au milieu des nuées, pour juger de là tout l’univers. »

Ensuite vient un Siméon, cousin germain de Jésus-Christ, fils d’un nommé Cléophas, et d’une Marie, sœur de Marie, mère de Jésus. On le fait libéralement évêque de Jérusalem. On suppose qu’il fut déféré aux Romains comme descendant en droite ligne du roi David ; et l’on fait voir par là qu’il avait un droit évident au royaume de Jérusalem, aussi bien que saint Jude. On ajoute que Trajan, craignant extrêmement la race de David, ne fut pas si clément envers Siméon que Domitien l’avait été envers les petits-fils de Jude, et qu’il ne manqua pas de faire crucifier Siméon, de peur qu’il ne lui enlevât la Palestine. Il fallait que ce cousin germain de Jésus-Christ fût bien vieux, puisqu’il vivait sous Trajan dans la cent septième année de notre ère vulgaire.

On supposa une longue conversation entre Trajan et saint Ignace, à Antioche. Trajan lui dit : « Qui es-tu, esprit impur, démon infernal ? » Ignace lui répondit : « Je ne m’appelle point esprit impur ; je m’appelle Porte-Dieu ! » Cette conversation est tout à fait vraisemblable.

Vient ensuite une sainte Symphorose avec ses sept enfants qui allèrent voir familièrement l’empereur Adrien, dans le temps qu’il bâtissait sa belle maison de campagne à Tibur. Adrien, quoiqu’il ne persécutât jamais personne, fit fendre en sa présence le cadet des sept frères, de la tête en bas, et fit tuer les six autres avec la mère par des genres différents de mort, pour avoir plus de plaisir.

Sainte Félicité et ses sept enfants, car il en faut toujours sept, est interrogée avec eux, jugée et condamnée par le préfet de Rome dans le champ de Mars, où l’on ne jugeait jamais personne. Le préfet jugeait dans le prétoire ; mais on n’y regarda pas de si près.

Saint Polycarpe étant condamné au feu, on entend une voix du ciel qui lui dit : « Courage, Polycarpe, sois ferme » ; et aussitôt les flammes du bûcher se divisent et forment un beau dais sur sa tête, sans le toucher.

Un cabaretier chrétien, nommé saint Théodote, rencontre dans un pré le curé Fronton auprès de la ville d’Ancyre, on ne sait pas trop quelle année, et c’est bien dommage ; mais c’est sous l’empereur Dioclétien. « Ce pré, dit la légende recueillie par le révérend père Bollandus, était d’un vert naissant, relevé par les nuances diverses que formaient les divers coloris des fleurs.
« Ah ! le beau pré, s’écria le saint cabaretier, pour y bâtir une chapelle !
— Vous avez raison, dit le curé Fronton, mais il me faut des reliques.
— Allez, allez, reprit Théodote, je vous en fournirai. » Il savait bien ce qu’il disait. Il y avait dans Ancyre sept vierges chrétiennes d’environ soixante-douze ans chacune. Elles furent condamnées par le gouverneur à être violées par tous les jeunes gens de la ville, selon les lois romaines ; car ces légendes supposent toujours qu’on faisait souffrir ce supplice à toutes les filles chrétiennes.

Il ne se trouva heureusement aucun jeune homme qui voulût être leur exécuteur ; il n’y eut qu’un jeune ivrogne qui eut assez de courage pour s’attaquer d’abord à sainte Técuse, la plus jeune de toutes, qui était dans sa soixante-douzième année. Técuse se jeta à ses pieds, lui montra la peau flasque de ses cuisses décharnées, et toutes ses rides pleines de crasse, etc. : cela désarma le jeune homme. Le gouverneur, indigné que les sept vieilles eussent conservé leur pucelage, les fit sur-le-champ prêtresses de Diane et de Minerve ; et elles furent obligées de servir toutes nues ces deux déesses, dont pourtant les femmes n’approchaient jamais que voilées de la tête aux pieds.

Le cabaretier Théodote, les voyant ainsi toutes nues, et ne pouvant souffrir cet attentat fait à leur pudeur, pria Dieu avec larmes qu’il eût la bonté de les faire mourir sur-le-champ : aussitôt le gouverneur les fit jeter dans le lac d’Ancyre, une pierre au cou.

La bienheureuse Técuse apparut la nuit à saint Théodote. « Vous dormez, mon fils, lui dit-elle, sans penser à nous. Ne souffrez pas, mon cher Théodote, que nos corps soient mangés par les truites. » Théodote rêva un jour entier à cette apparition.

La nuit suivante il alla au lac avec quelques-uns de ses garçons. Une lumière éclatante marchait devant eux, et cependant la nuit était fort obscure. Une pluie épouvantable tomba, et fit enfler le lac. Deux vieillards dont les cheveux, la barbe et les habits étaient blancs comme la neige, lui apparurent alors, et lui dirent : « Marchez, ne craignez rien, voici un flambeau céleste, et vous trouverez auprès du lac un cavalier céleste armé de toutes pièces, qui vous conduira. »

Aussitôt l’orage redoubla. Le cavalier céleste se présenta avec une lance énorme. Ce cavalier était le glorieux martyr Sosiandre lui-même, à qui Dieu avait ordonné de descendre du ciel sur un beau cheval pour conduire le cabaretier. Il poursuivit les sentinelles du lac, la lance dans les reins : les sentinelles s’enfuirent. Théodote trouva le lac à sec, ce qui était l’effet de la pluie ; on emporta les sept vierges, et les garçons cabaretiers les enterrèrent.

La légende ne manque pas de rapporter leurs noms : c’étaient sainte Técuse, sainte Alexandra, sainte Phainé, hérétiques ; et sainte Claudia, sainte Euphrasie, sainte Matrone, et sainte Julite, catholiques.

Dès qu’on sut dans la ville d’Ancyre que ces sept pucelles avaient été enterrées, toute la ville fut en alarmes et en combustion, comme vous le croyez bien. Le gouverneur fit appliquer Théodote à la question. « Voyez, disait Théodote, les biens dont Jésus-Christ comble ses serviteurs ; il me donne le courage de souffrir la question, et bientôt je serai brûlé. » Il le fut en effet. Mais il avait promis des reliques au curé Fronton, pour mettre dans sa chapelle, et Fronton n’en avait point. Fronton monta sur un âne pour aller chercher ses reliques à Ancyre, et chargea son âne de quelques bouteilles d’excellent vin, car il s’agissait d’un cabaretier. Il rencontra des soldats, qu’il fit boire. Les soldats lui racontèrent le martyre de saint Théodote. Ils gardaient son corps, quoiqu’il eût été réduit en cendres. Il les enivra si bien qu’il eut le temps d’enlever le corps. Il l’ensevelit, et bâtit sa chapelle, « Eh bien ! lui dit saint Théodote, ne t’avais-je pas bien dit que tu aurais des reliques ? »

Voilà ce que les jésuites Bollandus et Papebroc ne rougirent pas de rapporter dans leur Histoire des saints : voilà ce qu’un moine, nommé dom Ruinart, a l’insolente imbécillité d’insérer dans les Actes sincères[5].

Tant de fraudes, tant d’erreurs, tant de bêtises dégoûtantes, dont nous sommes inondés depuis dix-sept cents années, n’ont pu faire tort à notre religion. Elle est sans doute divine, puisque dix-sept siècles de friponneries et d’imbécillités n’ont pu la détruire ; et nous révérons d’autant plus la vérité que nous méprisons le mensonge.

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  1. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique l’article Dioclétien.
  2. Peut-être faut-il lire ici : Une lettre d’un prétendu roi d’Édesse à Jésus-Christ, et la réponse de Jésus-Christ. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, le mot Apocryphes. (B.)
  3. On donne à ce prétendu roi le nom propre d’Abgare : « Le roi Abgare à Jésus ; » et Abgare était le titre des anciens princes de ce petit pays. (Note de Voltaire.)
  4. Page précédente.
  5. Lefranc, évêque du Puy-en-Velay, dans une pastorale aux habitants de ce pays, a pris le parti de tous ces outrages ridicules faits à la raison et à la vraie piété. Que ne dit-il aussi que le prépuce de la verge de Jésus-Christ, soigneusement gardé au Puy-en-Velay, et une vieille statue d’Isis qu’on y prend pour une image de la Vierge, sont des pièces authentiques ? Quelle infamie de vouloir toujours tromper les hommes ! et quelle sottise de s’imaginer qu’on les trompe aujourd’hui. (Note de Voltaire.)