Essai sur les mœurs/Chapitre 100

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CHAPITRE C.

Des duels.

L’éducation de la noblesse étendit beaucoup l’usage des duels, qui se perpétua si longtemps, et qui commença avec les monarchies modernes. Cette coutume de juger des procès par un combat juridique ne fut connue que des chrétiens occidentaux. On ne voit point de ces duels dans l’Église d’Orient ; les anciennes nations n’eurent point cette barbarie. César rapporte dans ses Commentaires que deux de ses centurions, toujours jaloux et toujours ennemis l’un de l’autre, vidèrent leur querelle par un défi ; mais ce défi était démontrer qui des deux ferait les plus belles actions dans la bataille. L’un, après avoir renversé un grand nombre d’ennemis, étant blessé et terrassé à son tour, fut secouru par son rival. C’étaient là les duels des Romains.

Le plus ancien monument des duels ordonnés par les arrêts des rois est la loi de Gondebaud le Bourguignon, d’une race germanique qui avait usurpé la Bourgogne. La même jurisprudence était établie dans tout notre Occident. L’ancienne loi catalane, citée par le savant du Cange, les lois allemandes-bavaroises, spécifient plusieurs cas pour ordonner le duel.

Dans les assises tenues par les croisés à Jérusalem, on s’exprime ainsi : « Le garent que l’on lieve... com esparjur doit respondre... à celui qui enci le lieve : Tu ments, et je suis prest... te rendre mort ou recreant... et vessi mon gage. »

L’ancien Coutumier de Normandie dit : « Plainte de meurtre doit être faite ; et si l’accusé nie, il en offre gage... et bataille li doit être ottroyée par justice. »

Il est évident par ces lois qu’un homme accusé d’homicide était en droit d’en commettre deux. On décidait souvent d’une affaire civile par cette procédure sanguinaire. Un héritage était-il contesté, celui qui se battait le mieux avait raison ; et les différends des citoyens se jugeaient, comme ceux des nations, par la force.

Cette jurisprudence eut ses variations comme toutes les institutions ou sages ou folles des hommes. Saint Louis ordonna qu’un écuyer accusé par un vilain pourrait combattre à cheval, et que le vilain accusé par l’écuyer pourrait combattre à pied. Il exempte de la loi du duel les jeunes gens au-dessous de vingt et un ans, et les vieillards au-dessus de soixante.

Les femmes et les prêtres nommaient des champions pour s’égorger en leur nom ; la fortune, l’honneur, dépendaient d’un choix heureux. Il arriva même quelquefois que les gens d’église offrirent et acceptèrent le duel. On les vit combattre en champ clos ; et il paraît, par les constitutions de Guillaume le Conquérant, que les clercs et les abbés ne pouvaient combattre sans la permission de leur évêque : Si clericus duellum sine episcopi licentia susceperit, etc.

Par les établissements de saint Louis, et d’autres monuments rapportés dans du Gange, il paraît que les vaincus étaient quelquefois pendus, quelquefois décapités ou mutilés : c’étaient les lois de l’honneur, et ces lois étaient munies du sceau d’un saint roi qui passe pour avoir voulu abolir cet usage digne des sauvages.

(1168) On avait perfectionné la justice du temps de Louis le Jeune, au point qu’il statua qu’on n’ordonnerait le duel que dans des causes où il s’agirait au moins de cinq sous de ce temps, quinque solidos.

Philippe le Bel publia un grand code de duels. Si le demandeur voulait se battre par procureur, nommer un champion pour défendre sa cause, il devait dire : « Notre souverain seigneur, je proteste et retiens que par loyale essoine de mon corps (c’est-à-dire par faiblesse ou maladie), je puisse avoir un gentilhomme mon avoué, qui en ma présence, si je puis, ou en mon absence, à l’aide de Dieu, de Notre-Dame et de monseigneur saint George, fera son loyal devoir à mes coûts et dépens, etc. »

Les deux parties adverses, ou bien leurs champions, comparaissaient au jour assigné dans une lice de quatre-vingts pas de long et de quarante de large, gardée par des sergents d’armes. Ils arrivaient « à cheval, visière baissée, écu au col, glaive au poing, épées et dagues ceintes ». Il leur était enjoint de porter un crucifix, ou l’image de la Vierge, ou celle d’un saint, dans leurs bannières. Les hérauts d’armes faisaient ranger les spectateurs tous à pied autour des lices. Il était défendu d’être à cheval au spectacle, sous peine, pour un noble, de perdre sa monture, et, pour un bourgeois, de perdre une oreille.

Le maréchal du camp, aidé d’un prêtre, faisait jurer les deux combattants sur un crucifix que leur droit était bon, et qu’ils n’avaient point d’armes enchantées ; ils en prenaient à témoin monsieur saint George, et renonçaient au paradis s’ils étaient menteurs. Ces blasphèmes étant prononcés, le maréchal criait : Laissez-les aller ; il jetait un gant ; les combattants partaient, et les armes du vaincu appartenaient au maréchal.

Les mêmes formules s’observaient à peu près en Angleterre. Elles étaient très-différentes en Allemagne : on lit dans le Théâtre d’honneur[1] et dans plusieurs anciennes chroniques, que d’ordinaire le bourg de Hall en Souabe était le champ de ces combats. Les deux ennemis venaient demander permission aux notables de Souabe assemblés, d’entrer en lice. On donnait à chaque combattant un parrain et un confesseur ; le peuple chantait un Libera, et on plaçait au bout de la lice une bière entourée de torches pour le vaincu. Les mêmes cérémonies s’observaient à Wisbourg.

Il y eut beaucoup de combats en champ clos dans toute l’Europe jusqu’au xiiie siècle. C’est des lois de ces combats que viennent les proverbes : « Les morts ont tort ; les battus payent l’amende. »

Les parlements de France ordonnèrent quelquefois ces combats, comme ils ordonnent aujourd’hui une preuve par écrit ou par témoins. (1143) Sous Philippe de Valois, le parlement jugea qu’il y avait gage de bataille et nécessité de se tuer entre le chevalier Dubois et le chevalier de Vervins, parce que Vervins avait voulu persuader à Philippe de Valois que Dubois avait ensorcelé Son Altesse le roi de France.

Le duel de Legris et de Garrouge, ordonné par le parlement, sous Charles VI, est encore fameux aujourd’hui. Il s’agissait de savoir si Legris avait couché ou non avec la femme de Garrouge malgré elle.

(1442) Le parlement, longtemps après, dans une cause solennelle entre le chevalier Patarin et l’écuyer Tachon, déclara que le cas dont il s’agissait ne requérait pas gage de bataille, et qu’il fallait une accusation grave et dénuée de témoins pour que le duel fût légitimement ordonné.

Ce cas grave arriva en 1454. Un chevalier, nommé Jean Picard, accusé d’avoir abusé de sa propre fille, fut reçu par arrêt à se battre contre son gendre, qui était sa partie. Le Théâtre d’honneur et de chevalerie ne dit pas quel fut l’événement ; mais, quel qu’il fût, le parlement ordonna un parricide pour avérer un inceste.

Les évêques, les abbés, à l’imitation des parlements et du conseil étroit des rois, ordonnèrent aussi le combat en champ clos dans leurs territoires. Yves de Chartres reproche à l’archevêque de Sens et à l’évêque d’Orléans d’avoir autorisé ainsi trop de duels pour des affaires civiles. Geoffroi du Maine, évêque d’Angers (1100), obligea les moines de Saint-Serga de prouver par le combat que certaines dîmes leur étaient dues ; et le champion des moines, homme robuste, gagna leur cause à coups de bâton.

Sous la dernière race des ducs de Bourgogne, les bourgeois des villes de Flandre jouissaient du droit de prouver leurs prétentions avec le bouclier et la massue de mesplier ; ils oignaient de suif leur pourpoint, parce qu’ils avaient entendu dire qu’autrefois les athlètes se frottaient d’huile ; ensuite ils plongeaient les mains dans un baquet plein de cendres, et mettaient du miel ou du sucre dans leurs bouches ; après quoi ils combattaient jusqu’à la mort, et le vaincu était pendu.

La liste de ces combats en champ clos, commandés ainsi par les souverains, serait trop longue. Le roi François Ier en ordonna deux solennellement, et son fils Henri II en ordonna aussi deux. Le premier de ceux qu’ordonna Henri fut celui de Jarnac et de La Châteigneraye (1547). Celui-ci soutenait que Jarnac couchait avec sa belle-mère, celui-là le niait : était-ce là une raison pour un monarque de commander, de l’avis de son conseil, qu’ils se coupassent la gorge en sa présence ? Mais telles étaient les mœurs. Chacun des deux champions jura sur les Évangiles qu’il combattait pour la vérité, et qu’il « n’avait sur lui ni paroles, ni charmes, ni incantations ». La Châteigneraye étant mort de ses blessures, Henri II fit serment qu’il n’ordonnerait plus les duels ; et deux ans après il donna dans son conseil privé des lettres patentes par lesquelles il était enjoint à deux jeunes gentilshommes d’aller se battre en champ clos à Sedan, sous les yeux du maréchal de La Mark, prince souverain de Sedan. Henri croyait ne point violer son serment, en ordonnant aux parties d’aller se tuer ailleurs qu’en son royaume. La cour de Lorraine s’opposa formellement à cet honneur que recevait le maréchal de La Marck. Elle envoya protester dans Sedan que tous les duels entre le Rhin et la Meuse devaient, par les lois de l’empire, se faire par l’ordre et en présence des souverains de Lorraine. Le camp n’en fut pas moins assigné à Sedan. Le motif de cet arrêt du roi Henri II, rendu en son conseil privé, était que l’un de ces deux gentilshommes, nommé Daguères, avait mis la main dans les chausses d’un jeune homme nommé Fendilles. Ce Fendilles, blessé dans le combat, ayant avoué qu’il avait tort, fut jeté hors du camp par les hérauts d’armes, et ses armes furent brisées ; c’était une des punitions du vaincu. On ne peut concevoir aujourd’hui comment une cause si ridicule pouvait être vidée par un combat juridique.

Il ne faut pas confondre avec tous ces duels, regardés comme l’ancien jugement de Dieu, les combats singuliers entre les chefs de deux armées, entre les chevaliers de partis opposés. Ces combats sont des faits d’armes, des exploits de guerre, de tout temps en usage chez toutes les nations.

On ne sait si on doit placer plusieurs cartels de défi de roi à roi, de prince à prince, entre les duels juridiques, ou entre les exploits de chevalerie : il y en eut de ces deux espèces.

Lorsque Charles d’Anjou, frère de saint Louis, et Pierre d’Aragon, se défièrent après les Vêpres siciliennes, ils convinrent de remettre la justice de leur cause à un combat singulier, avec la permission du pape Martin IV, comme le rapporte Jean-Baptiste Caraffa dans son histoire de Naples : le roi de France Philippe le Hardi leur assigna le camp de Bordeaux ; rien ne ressemble plus aux duels juridiques. Charles d’Anjou arriva le matin au lieu et au jour assignés, et prit acte du défaut de son ennemi, qui n’arriva que sur le soir. Pierre prit acte à son tour du défaut de Charles, qui ne l’avait pas attendu. Ce défi singulier eût été au rang des combats juridiques si les deux rois avaient eu autant d’envie de se battre que de se braver. Le duel qu’Édouard III fit proposer à Philippe de Valois appartient à la chevalerie. Philippe de Valois le refusa, prétendant que le seigneur suzerain ne pouvait être défié par son vassal ; mais lorsque ensuite le vassal eut défait les armées du suzerain, Philippe proposa le duel ; Édouard III, vainqueur, le refusa, disant qu’il était trop avisé pour remettre au hasard d’un combat singulier ce qu’il avait gagné par des batailles.

Charles-Quint et François Ier se défièrent, s’envoyèrent des cartels, se dirent « qu’ils avaient menti par la gorge », et ne se battirent point. Il n’y a pas un seul exemple de rois qui aient combattu en champ clos ; mais le nombre des chevaliers qui prodiguèrent leur sang dans ces aventures est prodigieux.

Nous avons déjà cité[2] le cartel de ce duc de Bourbon qui, pour éviter l’oisiveté, proposait un combat à outrance à l’honneur des dames.

Un des plus fameux cartels est celui de Jean de Verchin, chevalier de grande renommée, et sénéchal du Hainaut : il fit afficher dans toutes les grandes villes de l’Europe qu’il se battrait à outrance, seul ou lui sixième, avec l’épée, la lance et la hache, « avec l’aide de Dieu, de la sainte Vierge, de monsieur saint George et de sa dame ». Le combat se devait faire dans un village de Flandre, nommé Conchy ; mais personne n’ayant comparu pour venir se battre contre ce Flamand, il fit vœu d’aller chercher des aventures dans tout le royaume de France et en Espagne, toujours armé de pied en cap ; après quoi il alla offrir un bourdon à monseigneur saint Jacques en Galice : on voit par là que l’original de don Quichotte était de Flandre.

Le plus horrible duel qui fut jamais proposé, et pourtant le plus excusable, est celui du dernier duc de Gueldre, Arnoud ou Arnaud, dont les États tombèrent dans la branche de France de Bourgogne, appartinrent depuis à la branche d’Autriche espagnole, et dont une partie est libre aujourd’hui.

(1470) Adolphe, fils de ce dernier duc Arnoud, fit la guerre à son père du temps de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne ; et cet Adolphe déclara publiquement devant Charles que son père avait joui assez longtemps, qu’il voulait jouir à son tour ; et que si son père voulait accepter une petite pension de trois mille florins, il la lui ferait volontiers. Charles, qui était très-puissant avant d’être malheureux, engagea le père et le fils à comparaître en sa présence. Le père, quoique vieux et infirme, jeta le gage de bataille, et demanda au duc de Bourgogne la permission de se battre contre son fils dans sa cour. Le fils l’accepta, le duc Charles ne le permit pas ; et le père ayant justement déshérité son coupable fils, et donné ses États à Charles, ce prince les perdit avec tous les siens et avec la vie, dans une guerre plus injuste que tous les duels dont nous avons parlé.

Ce qui contribua le plus à l’abolissement de cet usage, ce fut la nouvelle manière de faire combattre les armées. Le roi Henri IV décria l’usage des lances à la journée d’Ivry, et aujourd’hui que la supériorité du feu décide de tout dans les batailles, un chevalier serait mal reçu à se présenter la lance en arrêt. La valeur consistait autrefois à se tenir ferme et armé de toutes pièces sur un cheval de carrosse qui était aussi bardé de fer : elle consiste aujourd’hui à marcher lentement devant cent bouches de canon qui emportent quelquefois des rangs entiers.

Lorsque les duels juridiques n’étaient plus d’usage, et que les cartels de chevalerie l’étaient encore, les duels entre particuliers commencèrent avec fureur ; chacun se donna soi-même, pour la moindre querelle, la permission qu’on demandait autrefois aux parlements, aux évêques, et aux rois.

Il y avait bien moins de duels quand la justice les ordonnait solennellement ; et lorsqu’elle les condamna, ils furent innombrables. On eut bientôt des seconds dans ces combats, comme il y en avait eu dans ceux de chevalerie.

Un des plus fameux dans l’histoire est celui de Caylus, Maugiron, et Livarot, contre Antragues, Riberac, et Schomberg, sous le règne de Henri III, à l’endroit où est aujourd’hui la place Royale à Paris, et où était autrefois le palais des Tournelles. Depuis ce temps il ne se passa presque point de jour qui ne fût marqué par quelque duel ; et cette fureur fut poussée au point qu’il y avait des compagnies de gendarmes dans lesquelles on ne recevait personne qui ne se fût battu au moins une fois, ou qui ne jurât de se battre dans l’année. Cette coutume horrible a duré jusqu’au temps de Louis XIV.

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  1. Le Vrai Théâtre d’honneur et de chevalerie, par Vulson de la Colombière.
  2. Chapitre cxxi. Ce qui forme aujourd’hui le chapitre cxxi existait dans l’édition de 1756 ; c’est dans l’édition de 1761 que Voltaire a ajouté ce qui forme aujourd’hui le chapitre c. Voilà comment dans ce chapitre il a pu dire : « Nous avons déjà cité. » (B.)