Essai sur les mœurs/Chapitre 107

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CHAPITRE CVII.

De la conquête de Naples par Charles VIII, roi de France et empereur. De Zizim, frère de Bajazet II. Du pape Alexandre VI, etc.

Charles VIII, son conseil, ses jeunes courtisans, étaient si enivrés du projet de conquérir le royaume de Naples qu’on rendit à Maximilien la Franche-Comté et l’Artois, partie des dépouilles de sa femme, et qu’on remit la Cerdagne et le Roussillon à Ferdinand le Catholique, auquel on fit encore une remise de trois cent mille écus qu’il devait, à condition qu’il ne troublerait point la conquête. On ne faisait pas réflexion que douze villages qui joignent un État valent mieux qu’un royaume à quatre cent lieues de chez soi. On faisait encore une autre faute : on se fiait au roi catholique.

L’enivrement du projet chimérique de conquérir non-seulement une partie de l’Italie, mais de détrôner le sultan des Turcs, fut aussi une des raisons qui forcèrent Charles VIII à conclure avec Henri VII, roi d’Angleterre, un marché plus honteux encore que celui de Louis XI avec Édouard IV. Il se soumit à lui payer six cent vingt mille écus d’or, de peur que Henri ne lui fît la guerre ; se rendant ainsi le tributaire des Anglais belliqueux, qu’il craignait, pour aller attaquer des Italiens amollis, qu’il ne craignait pas. Il crut aller à la gloire par le chemin de l’opprobre, et commença par s’appauvrir en voulant s’enrichir par des conquêtes.

(1494) Enfin Charles VIII descend en Italie. Il n’avait pour une telle entreprise que seize cents hommes d’armes, qui, avec leurs archers, composaient un corps de bataille de cinq mille cavaliers pesamment armés, deux cents gentilshommes de sa garde, cinq cents cavaliers armés à la légère, six mille fantassins français et six mille Suisses, avec si peu d’argent qu’il était obligé d’en emprunter sur les chemins, et de mettre en gage les pierreries que lui prêta la duchesse de Savoie. Sa marche cependant imprima partout l’épouvante et la soumission. Les Italiens étaient étonnés de voir cette grosse artillerie traînée par des chevaux, eux qui ne connaissaient que de petites coulevrines de cuivre traînées par des bœufs. La gendarmerie italienne était composée de spadassins qui se louaient fort cher pour un temps limité à ces condottieri, lesquels se louaient encore plus cher aux princes qui achetaient leur dangereux service. Ces chefs prenaient des noms faits pour intimider la populace. L’un s’appelait Taille-Cuisse ; l’autre, Fier-à-Bras, ou Fracasse, ou Sacripant. Chacun d’eux craignait de perdre ses hommes : ils poussaient leurs ennemis dans les batailles, et ne les frappaient pas. Ceux qui perdaient le champ étaient les vaincus. Il y avait beaucoup plus de sang répandu dans les vengeances particulières, dans les enceintes des villes, dans les conspirations, que dans les combats. Machiavel rapporte que dans la bataille d’Anguiari, il n’y eut de mort qu’un cavalier étouffé dans la presse.

Une guerre sérieuse les effraya tous, et aucun n’osa paraître. Le pape Alexandre VI, les Vénitiens, le duc de Milan, Louis le Maure, qui avaient appelé le roi en Italie, voulurent le traverser dès qu’il y fut. Pierre de Médecis, contraint d’implorer sa protection, fut chassé de la république pour l’avoir demandée, et se retira dans Venise, d’où il n’osa sortir, malgré la bienveillance du roi, craignant plus les vengeances secrètes de son pays qu’il ne comptait sur l’appui des Français.

Le roi entre à Florence en maître. Il délivre la ville de Sienne du joug des Toscans, qui bientôt après la remirent en servitude. Il marche à Rome, où Alexandre VI négociait en vain contre lui. Il y fait son entrée en conquérant. Le pape, réfugié dans le château Saint-Ange, vit les canons de France tournés contre ses faibles murailles. Il demanda grâce.

Il ne lui en coûta guère qu’un chapeau de cardinal pour fléchir le roi (1494). Brissonnet, de président des comptes devenu archevêque, conseilla cet accommodement qui lui valut la pourpre. Un roi est souvent bien servi par ses sujets quand ils sont cardinaux, mais rarement quand ils veulent l’être. Le confesseur du roi entra encore dans l’intrigue. Charles, dont l’intérêt était de déposer le pape, lui pardonna, et s’en repentit. Jamais pape n’avait plus mérité l’indignation d’un roi chrétien. Lui et les Vénitiens s’étaient adressés à Bajazet II, sultan des Turcs, fils et successeur de Mahomet II, pour les aider à chasser Charles VIII d’Italie. Il fut avéré que le pape avait envoyé un nonce, nommé Bozzo, à la Porte, et on en conclut que le prix de l’union du sultan et du pontife était un de ces meurtres atroces dont on commence à sentir quelque horreur aujourd’hui dans le sérail même de Constantinople.

Le pape, par un enchaînement d’événements extraordinaires, avait entre ses mains Zizim ou Gem, frère de Bajazet. Voici comment ce fils de Mahomet II était tombé entre les mains du pape.

Zizim, chéri des Turcs, avait disputé l’empire à Bajazet, qui en était haï. Mais, malgré les vœux des peuples, il avait été vaincu. Dans sa disgrâce il eut recours aux chevaliers de Rhodes, qui sont aujourd’hui les chevaliers de Malte, auxquels il avait envoyé un ambassadeur. On le reçut d’abord comme un prince à qui on devait l’hospitalité, et qui pouvait être utile ; mais bientôt après on le traita en prisonnier. Bajazet payait quarante mille sequins par an aux chevaliers pour ne pas laisser retourner Zizim en Turquie. Les chevaliers le menèrent en France dans une de leurs commanderies du Poitou, appelée le Bourgneuf. Charles VIII reçut à la fois un ambassadeur de Bajazet et un nonce du pape Innocent VIII, prédécesseur d’Alexandre, au sujet de ce précieux captif. Le sultan le redemandait ; le pape voulait l’avoir comme un gage de la sûreté de l’Italie contre les Turcs. Charles envoya Zizim au pape. Le pontife le reçut avec toute la splendeur que le maître de Rome pouvait affecter avec le frère du maître de Constantinople. On voulut l’obliger à baiser les pieds du pape ; mais Bozzo, témoin oculaire, assure que le Turc rejeta cet abaissement avec indignation. Paul Jove dit qu’Alexandre VI, par un traité avec le sultan, marchanda la mort de Zizim. Le roi de France, qui, dans des projets trop vastes, assuré de la conquête de Naples, se flattait d’être redoutable à Bajazet, voulut avoir ce frère malheureux. Le pape, selon Paul Jove, le livra empoisonné. Il resta indécis si le poison avait été donné par un domestique du pape, ou par un ministre secret du Grand Seigneur ; mais on divulgua que Bajazet avait promis trois cent mille ducats au pape pour la tête de son frère.

Le prince Démétrius Cantemir dit que, selon les annales turques, le barbier de Zizim lui coupa la gorge, et que ce barbier fut grand vizir pour récompense. Il n’est pas probable qu’on ait fait ministre et général un barbier. Si Zizim avait été ainsi assassiné, le roi Charles VIII, qui renvoya son corps à son frère, aurait su ce genre de mort ; les contemporains en auraient parlé. Le prince Cantemir, et ceux qui accusent Alexandre VI, peuvent se tromper également. La haine qu’on portait à ce pontife, et qu’il méritait si bien, lui imputa tous les crimes qu’il pouvait commettre.

Le pape, ayant juré de ne plus inquiéter le roi dans sa conquête, sortit de sa prison, et reparut en pontife sur le théâtre du Vatican. Là, dans un consistoire public, le roi vint prêter ce qu’on appelle hommage d’obédience, assisté de Jean de Gannai, premier président du parlement de Paris, qui semblait devoir être ailleurs qu’à cette cérémonie. Le roi baisa les pieds de celui que deux jours auparavant il voulait faire condamner comme un criminel ; et, pour achever la scène, il servit la messe d’Alexandre VI. Guichardin, auteur contemporain très-accrédité, assure que dans l’église le roi se plaça au-dessous du doyen des cardinaux. Il ne faut donc pas tant s’étonner que le cardinal de Bouillon, doyen du sacré collège, ait de nos jours, en s’appuyant de ces anciens usages, écrit à Louis XIV : « Je vais prendre la première place du monde chrétien après la suprême. »

Charlemagne s’était fait déclarer dans Rome empereur d’Occident ; Charles VIII y fut déclaré empereur d’Orient, mais d’une manière bien différente. Un Paléologue, neveu de celui qui avait perdu l’empire et la vie, céda très-inutilement à Charles VIII et à ses successeurs un empire qu’on ne pouvait plus recouvrer.

Après cette cérémonie, Charles s’avança au royaume de Naples. Alfonse II, nouveau roi de ce pays, haï de ses sujets comme son père, et intimidé par l’approche des Français, donna au monde l’exemple d’une lâcheté nouvelle. Il s’enfuit secrètement à Messine, et se fit moine chez les Olivétains. Son fils Fernando, devenu roi, ne put rétablir les affaires que l’abdication de son père faisait voir désespérées. Abandonné bientôt des Napolitains, il leur remit leur serment de fidélité, après quoi il se retira dans la petite île d’Ischia, située à quelques milles de Naples.

Charles, maître du royaume et arbitre de l’Italie (1495), entra dans Naples en vainqueur, sans avoir presque combattu. Il prit les titres prématurés d’Auguste et d’empereur. Mais dans ce temps-là même presque toute l’Europe travaillait sourdement à lui faire perdre la couronne de Naples. Le pape, les Vénitiens, le duc de Milan, Louis le Maure, l’empereur Maximilien, Ferdinand d’Aragon, Isabelle de Castille, se liguaient ensemble. Il fallait avoir prévu cette ligue, et pouvoir la combattre. Il repartit pour la France cinq mois après l’avoir quittée. Tel fut, ou son aveuglement, ou son mépris pour les Napolitains, ou plutôt son impuissance, qu’il ne laissa que quatre à cinq mille Français pour conserver sa conquête ; et il se trompa au point de croire que des seigneurs du pays, comblés de ses bienfaits, soutiendraient son parti pendant son absence.

Dans son retour auprès de Plaisance, vers le village de Fornovo, que nous nommons Fornoue, rendu célèbre par cette journée, il trouve l’armée des confédérés forte d’environ trente mille hommes. Il n’en avait que huit mille. S’il était battu, il perdait la liberté ou la vie ; s’il battait, il ne gagnait que l’avantage de la retraite. On vit alors ce qu’il eût fait dans cette expédition si la prudence avait secondé le courage. (1495) Les Italiens ne tinrent pas longtemps devant lui ; il ne perdit pas deux cents hommes : les alliés en perdirent quatre mille. Tel est, d’ordinaire, l’avantage d’une troupe aguerrie qui combat avec son roi contre une multitude mercenaire. Guicciardino dit que, depuis quelques siècles, les Italiens n’avaient jamais donné une bataille si sanglante. Les Vénitiens comptèrent pour une victoire d’avoir, dans ce combat, pillé quelques bagages du roi. On porta sa tente en triomphe dans Venise. Charles VIII ne vainquit que pour s’en retourner en France, laissant encore la moitié de sa petite armée près de Novare dans le Milanais, où le duc d’Orléans fut bientôt assiégé, et dont il fut obligé de sortir avec les restes d’une garnison exténuée de misère et de faim.

Les ligués pouvaient encore l’attaquer avec un grand avantage ; mais ils n’osèrent. Nous ne pouvons résister, disaient-ils, alla furia francese. Les Français firent précisément en Italie ce que les Anglais avaient fait en France : ils vainquirent en petit nombre, et ils perdirent leurs conquêtes.

Quand le roi fut à Turin, on fut bien étonné de voir un camérier du pape Alexandre VI qui ordonna au roi de France de retirer ses troupes du Milanais et de Naples, et de venir rendre compte de sa conduite au saint-père, sous peine d’excommunication. Cette bravade n’eût été qu’un sujet de plaisanterie si d’ailleurs la conduite du pape n’eût pas été un sujet de plainte très-sérieux.

Le roi revint en France, et fut aussi négligent à conserver ses conquêtes qu’il avait été prompt à les faire. Frédéric, oncle de Fernando, ce roi de Naples détrôné, devenu roi titulaire après la mort de Fernando, reprit en un mois tout son royaume, assisté de Gonsalve de Cordoue, surnommé le grand capitaine, que Ferdinand d’Aragon, surnommé le Catholique, envoya pour lors à son secours.

Le duc d’Orléans, qui régna bientôt après, fut trop heureux qu’on le laissât sortir de Novare. Enfin de ce torrent qui avait inondé l’Italie il ne resta nul vestige ; et Charles VIII, dont la gloire avait passé si vite, mourut sans enfants à l’âge de près de vingt-huit ans (1497), laissant à Louis XII son premier exemple à suivre et ses fautes à réparer.

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