Essai sur les mœurs/Chapitre 126

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CHAPITRE CXXVI.

Troubles d’Allemagne. Bataille de Mulberg. Grandeur et disgrâce de Charles-Quint. Son abdication.

La mort de François Ier n’aplanit pas à Charles-Quint le chemin vers cette monarchie universelle dont on lui imputait le dessein : il en était alors bien éloigné. Non-seulement il eut dans Henri II, successeur de François, un ennemi redoutable ; mais, dans ce temps-là même, les princes, les villes de la nouvelle religion en Allemagne, faisaient la guerre civile, et assemblaient contre lui une grande armée. C’était le parti de la liberté beaucoup plus encore que celui du luthéranisme.

Cet empereur si puissant, et son frère Ferdinand, roi de Hongrie et de Bohême, ne purent lever autant d’Allemands que les confédérés leur en opposaient. Charles fut obligé, pour avoir des forces égales, de recourir à ses Espagnols, à l’argent et aux troupes du pape Paul III.

Rien ne fut plus éclatant que sa victoire de Mulberg. Un électeur de Saxe, un landgrave de Hesse, prisonniers à sa suite, le parti luthérien consterné, les taxes immenses imposées sur les vaincus, tout semblait le rendre despotique en Allemagne ; mais il lui arriva encore ce qui lui était arrivé après la prise de François Ier, tout le fruit de son bonheur fut perdu. Ce même pape Paul III retira ses troupes dès qu’il le vit trop puissant. Henri VIII ranima les restes languissants du parti luthérien en Allemagne. Le nouvel électeur de Saxe, Maurice, à qui Charles avait donné le duché du vaincu, se déclara bientôt contre lui, et se mit à la tête de la ligue.

(1552) Enfin cet empereur si terrible est sur le point d’être fait prisonnier avec son frère par les princes protestants d’Allemagne, qu’il ne regardait que comme des sujets révoltés. Il fuit en désordre dans les détroits d’Inspruck. Dans ce temps-là même, le roi de France, Henri II, se saisit de Metz, Toul, et Verdun, qui sont toujours restés à la France pour prix de la liberté qu’elle avait assurée à l’Allemagne. On voit que dans tous les temps les seigneurs de l’empire, le luthéranisme même, durent leur conservation aux rois de France : c’est ce qui est encore arrivé depuis sous Ferdinand II et sous Ferdinand III.

Le possesseur du Mexique est obligé d’emprunter deux cent mille écus d’or du duc de Florence Cosme, pour tâcher de reprendre Metz ; et s’étant raccommodé avec les luthériens pour se venger du roi de France, il assiége cette ville à la tête de cinquante mille combattants (1552). Ce siége est un des plus mémorables dans l’histoire ; il fait la gloire éternelle de François de Guise, qui défendit la ville soixante-cinq jours contre Charles-Quint, et qui le contraignit enfin d’abandonner son entreprise, après avoir perdu le tiers de son armée.

La puissance de Charles-Quint n’était alors qu’un amas de grandeurs et de dignités entouré de précipices. Les agitations de sa vie ne lui permirent jamais de faire de ses vastes États un corps régulier et robuste dont toutes les parties s’aidassent mutuellement, et lui fournissent de grandes armées toujours entretenues. C’est ce que sut faire Charlemagne ; mais ses États se touchaient, et, vainqueur des Saxons et des Lombards, il n’avait point un Soliman à repousser, des rois de France à combattre, de puissants princes d’Allemagne et un pape, plus puissant, à réprimer ou à craindre.

Charles sentait trop quel ciment était nécessaire pour bâtir un édifice aussi fort que celui de la grandeur de Charlemagne. Il fallait que Philippe son fils eût l’empire ; alors ce prince, que les trésors du Mexique et du Pérou rendirent plus riche que tous les rois de l’Europe ensemble, eût pu parvenir à cette monarchie universelle, plus aisée à imaginer qu’à saisir.

C’est dans cette vue que Charles-Quint fit tous ses efforts pour engager son frère Ferdinand, roi des Romains, à céder l’empire à Philippe ; mais à quoi aboutit cette proposition révoltante ? à brouiller pour jamais Philippe et Ferdinand.

(1556) Enfin, lassé de tant de secousses, vieilli avant le temps, détrompé de tout, parce qu’il avait tout éprouvé, il renonce à ses couronnes et aux hommes, à l’âge de cinquante-six ans, c’est-à-dire à l’âge où l’ambition des autres hommes est dans toute sa force, et où tant de rois subalternes nommés ministres ont commencé la carrière de leur grandeur.

On prétend que son esprit se dérangea dans sa solitude de Saint-Just. En effet, passer la journée à démonter des pendules et à tourmenter des novices, se donner dans l’église la comédie de son propre enterrement, se mettre dans un cercueil, et chanter son De profundis, ce ne sont pas là des traits d’un cerveau bien organisé[1].

Celui qui avait fait trembler l’Europe et l’Afrique, et repoussé le vainqueur de la Perse, mourut donc en démence (1558). Tout montre dans sa famille l’excès de la faiblesse humaine.

Son grand-père Maximilien veut être pape ; Jeanne sa mère est folle et enfermée ; et Charles-Quint s’enferme chez des moines, et y meurt ayant l’esprit aussi troublé que sa mère.

N’oublions pas que le pape Paul IV ne voulut jamais reconnaître pour empereur Ferdinand Ier, à qui son frère avait cédé l’empire : ce pape prétendait que Charles n’avait pu abdiquer sans sa permission. L’archevêque électeur de Mayence, chancelier de l’empire, promulgua tous ses actes au nom de Charles-Quint, jusqu’à la mort de ce prince. C’est la dernière époque de la prétention qu’eurent si longtemps les papes de disposer de l’empire. Sans tous les exemples que nous avons vus de cette prétention étrange, on croirait que Paul IV avait le cerveau encore plus blessé que Charles-Quint.

Avant de voir quelle influence eut Philippe II, son fils, sur la moitié de l’Europe, combien l’Angleterre fut puissante sous Élisabeth, ce que devint l’Italie, comment s’établit la république des Provinces-Unies, et à quel état affreux la France fut réduite, je dois parler des révolutions de la religion, parce qu’elle entra dans toutes les affaires, comme cause ou comme prétexte, dès le temps de Charles-Quint.

Ensuite je me ferai une idée des conquêtes des Espagnols dans l’Amérique, et de celles que firent les Portugais dans les Indes : prodiges dont Philippe II recueillit tout l’avantage, et qui le rendirent le prince le plus puissant de la chrétienté.

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  1. On sait aujourd’hui que tout cela n’est qu’une fable, et que Charles-Quint à Saint-Just administrait bel et bien les affaires de l’empire.