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Essai sur les mœurs/Chapitre 136

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CHAPITRE CXXXVI.

Suite de la religion d’Angleterre.

Sous le barbare et capricieux Henri VIII, les Anglais ne savaient encore de quelle religion ils devaient être. Le luthéranisme, le puritanisme, l’ancienne religion romaine, partageaient et troublaient les esprits, que la raison n’éclairait pas encore. Ce conflit d’opinions et de cultes bouleversait les têtes, s’il ne subvertissait pas l’État. Chacun examinait, chacun raisonnait, et ce furent les premières semences de cette philosophie hardie qui se déploya longtemps après sous Charles II et sous ses successeurs.

Déjà même, quoique le scepticisme eût peu de partisans en Angleterre, et qu’on ne disputât que pour savoir sous quel maître on devait s’égarer, il y eut dans le grand parlement convoqué par Henri des esprits mâles qui déclarèrent hautement qu’il ne fallait croire ni à l’Église de Rome ni aux sectes de Luther et de Zuingle. Le célèbre lord Herbert nous a conservé le discours plus hardi d’un membre du parlement (1529), lequel déclara que la prodigieuse multitude d’opinions théologiques qui s’étaient combattues dans tous les temps mettait les hommes dans la nécessité de n’en croire aucune, et que la seule religion nécessaire était de croire un Dieu et d’être juste. On l’écouta, on ne murmura pas, et on resta dans l’incertitude[1].

Sous le règne du jeune Édouard VI, fils de Henri VIII et de Jeanne Seymour, les Anglais furent protestants, parce que le prince et son conseil le furent, et que l’esprit de réforme avait jeté partout des racines. Cette Église était alors un mélange de sacramentaires et de luthériens ; mais personne ne fut persécuté pour sa foi, hors deux pauvres femmes anabaptistes, que l’archevêque de Cantorbéry, Cranmer, qui était luthérien, s’obstina à faire brûler, ne prévoyant pas qu’un jour il périrait par le même supplice. Le jeune roi ne voulait pas consentir à l’arrêt porté contre une de ces infortunées : il résista longtemps ; il signa en pleurant. Ce n’était pas assez de verser des larmes, il fallait ne pas signer ; mais il n’était âgé que de quatorze ans, et ne pouvait avoir de volonté ferme ni dans le mal ni dans le bien.

Ceux que l’on appelait alors anabaptistes en Angleterre sont les pères de ces quakers pacifiques, dont la religion a été tant tournée en ridicule, et dont on a été forcé de respecter les mœurs. Ils ressemblaient très-peu par les dogmes, et encore moins par leur conduite, à ces anabaptistes d’Allemagne, ramas d’hommes rustiques et féroces que nous avons vus pousser les fureurs d’un fanatisme sauvage aussi loin que peut aller la nature humaine abandonnée à elle-même. Les anabaptistes anglais n’avaient point encore de corps de doctrine arrêté ; aucune secte établie populairement n’en peut jamais avoir qu’à la longue ; mais ce qui est très-extraordinaire, c’est que, se croyant chrétiens, et ne se piquant nullement de philosophie, ils n’étaient réellement que des déistes : car ils ne reconnaissaient Jésus-Christ que comme un homme à qui Dieu avait daigné donner des lumières plus pures qu’à ses contemporains. Les plus savants d’entre eux prétendaient que le terme de fils de Dieu ne signifie chez les Hébreux qu’homme de bien, comme fils de Satan ou de Bélial ne veut dire que méchant homme. La plupart des dogmes, disaient-ils, qu’on a tirés de l’Écriture sont des subtilités de philosophie dont on a enveloppé des vérités simples et naturelles. Ils ne reconnaissaient ni l’histoire de la chute de l’homme, ni le mystère de la sainte Trinité, ni par conséquent celui de l’Incarnation. Le baptême des enfants était absolument rejeté chez eux ; ils en conféraient un nouveau aux adultes : plusieurs même ne regardaient le baptême que comme une ancienne ablution orientale adoptée par les Juifs, renouvelée par saint Jean-Baptiste, et que le Christ ne mit jamais en usage avec aucun de ses disciples. C’est en cela surtout qu’ils ressemblèrent le plus aux quakers qui sont venus après eux, et c’est principalement leur aversion pour le baptême des enfants qui leur fit donner par le peuple le nom d’anabaptistes. Ils pensaient suivre l’Évangile à la lettre ; et en mourant pour leur secte, ils croyaient mourir pour le christianisme : bien différents en cela des théistes ou des déicoles, qui établirent plus que jamais leurs opinions secrètes au milieu de tant de sectes publiques.

Ceux-ci, plus attachés à Platon qu’à Jésus-Christ, plus philosophes que chrétiens, fatigués de tant de disputes malheureuses, rejetèrent témérairement la révélation divine dont les hommes avaient trop abusé, et l’autorité ecclésiastique dont on avait abusé encore davantage. Ils étaient répandus dans toute l’Europe, et se sont multipliés depuis à un excès prodigieux, mais sans jamais établir ni secte ni société, sans s’élever contre aucune puissance. C’est la seule religion sur la terre qui n’ait jamais eu d’assemblée, celle dans laquelle on a le moins écrit, celle qui a été la plus paisible ; elle s’est étendue partout sans aucune communication. Composée originairement de philosophes qui, en suivant trop leurs lumières naturelles, et sans s’instruire mutuellement, se sont tous égarés d’une manière uniforme ; passant ensuite dans l’ordre mitoyen de ceux qui vivent dans le loisir attaché à une fortune bornée, elle est montée depuis chez les grands de tous les pays, et elle a rarement descendu chez le peuple. L’Angleterre a été de tous les pays du monde celui où cette religion, ou plutôt cette philosophie, a jeté avec le temps les racines les plus profondes et les plus étendues. Elle y a pénétré même chez quelques artisans et jusque dans les campagnes. Le peuple de cette île est le seul qui ait commencé à penser par lui-même ; mais le nombre de ces philosophes agrestes est très-petit, et le sera toujours : le travail des mains ne s’accorde point avec le raisonnement, et le commun peuple en général n’use ni n’abuse guère de son esprit.

Un athéisme funeste, qui est le contraire du théisme, naquit encore dans presque toute l’Europe de ces divisions théologiques. On prétend qu’alors il y avait plus d’athées en Italie qu’ailleurs. Ce ne furent pas les querelles de doctrine qui conduisirent les philosophes italiens à cet excès, ce furent les désordres dans lesquels presque toutes les cours et celle de Rome étaient tombées. Si on lit avec attention plusieurs écrits italiens de ces temps-là, on verra que leurs auteurs, trop frappés du débordement des crimes dont ils parlaient, ne reconnaissaient point l’Être suprême dont la providence permet ces crimes, et pensaient comme Lucrèce pensait dans des temps non moins malheureux. Cette opinion pernicieuse s’établit chez les grands en Angleterre et en France ; elle eut peu de cours dans l’Allemagne et dans le Nord, et il n’est pas à craindre qu’elle fasse jamais de grands progrès. La vraie philosophie, la morale, l’intérêt de la société, l’ont presque anéantie ; mais alors elle s’établissait par les guerres de religion ; et des chefs de parti devenus athées conduisaient une multitude d’enthousiastes[2].

(1553) Édouard VI mourut dans ces temps funestes, n’ayant encore pu donner que des espérances. Il avait déclaré, en mourant, héritière du royaume sa cousine Jeanne Grey, descendante de Henri VII, au préjudice de Marie, sa sœur, fille de Henri VIII et de Catherine d’Espagne. Jeanne Grey fut proclamée à Londres ; mais le parti et le droit de Marie l’emportèrent. À peine y eut-il une guerre. Marie enferma sa rivale dans la Tour avec la princesse Élisabeth, qui régna depuis avec tant de gloire.

Beaucoup plus de sang fut répandu par les bourreaux que par les soldats. Le père, le beau-père, l’époux de Jeanne Grey, elle-même enfin, furent condamnés à perdre la tête. Voilà la troisième reine expirant en Angleterre par le dernier supplice. Elle n’avait que dix-sept ans ; on l’avait forcée à recevoir la couronne ; tout parlait en sa faveur, et Marie devait craindre l’exemple trop fréquent de passer du trône à l’échafaud. Mais rien ne la retint ; elle était aussi cruelle que Henri VIII. Sombre et tranquille dans ses barbaries, autant que Henri son père était emporté, elle eut un autre genre de tyrannie.

Attachée à la communion romaine, toujours irritée du divorce de sa mère, elle commença par convoquer, à force d’adresse et d’argent, une chambre des communes toute catholique. Les pairs, qui, pour la plupart, n’avaient de religion que celle du prince, ne furent pas difficiles à gagner. Il arriva en matière de religion ce qu’on avait vu en politique dans les guerres de la rose blanche et de la rose rouge. Le parlement avait condamné tour à tour les Yorks et les Lancastres. Il poursuivit sous Henri VIII les protestants ; il les encouragea sous Édouard VI ; il les brûla sous Marie. On a demandé souvent pourquoi ce supplice horrible du feu est chez les chrétiens le châtiment de ceux qui ne pensent pas comme l’Église dominante, tandis que les plus grands crimes sont punis d’une mort plus douce. L’évêque Burnet en donne pour raison que, comme on croyait les hérétiques condamnés à être brûlés éternellement dans l’enfer, quoique leur corps n’y fût point avant la résurrection, on pensait imiter la justice divine en brûlant leur corps sur la terre[3].

(1553) L’archevêque de Cantorbéry, Cranmer, qui avait beaucoup servi Henri VIII dans son divorce, ne fut pas condamné pour ce dangereux service, mais pour être protestant. Il eut la faiblesse d’abjurer, et Marie eut la satisfaction de le faire brûler après l’avoir déshonoré. Ce primat du royaume reprit son courage sur le bûcher. Il déclara qu’il mourait protestant, fit réellement ce qu’on a écrit et probablement ce qu’on a feint de Mutius Scévola ; il plongea d’abord dans les flammes la main qui avait signé l’abjuration, et n’élança son corps dans le bûcher que quand sa main fut tombée ; action aussi intrépide et plus louable que celle qu’on attribue à Mutius. L’Anglais se punissait d’avoir succombé à ce qui lui paraissait une faiblesse, et le Romain d’avoir manqué un assassinat.

On compte environ huit cents personnes livrées aux flammes sous Marie. Une femme grosse accoucha dans le bûcher même. Quelques citoyens, touchés de pitié, arrachèrent l’enfant du feu. Le juge catholique l’y fit rejeter. En lisant ces actions abominables, croit-on être né parmi des hommes, ou parmi ces êtres qui nous sont représentés dans un gouffre de supplices, acharnés à y plonger le genre humain ?

De tous ceux que Marie fit exécuter vifs dans les flammes, il n’y en eut aucun qui fût accusé de révolte : la religion faisait tout. On laisse aux Juifs l’exercice de leur loi ; on leur donne des priviléges, et les chrétiens livrent à la plus horrible mort d’autres chrétiens qui diffèrent d’eux sur quelques articles !

(1558) Marie mourut paisible, mais méprisée de son mari Philippe II et de ses sujets, qui lui reprochent encore la perte de Calais, laissant enfin une mémoire odieuse dans l’esprit de quiconque n’a pas l’âme d’un persécuteur.

À Marie catholique succéda Élisabeth protestante. Le parlement fut protestant ; la nation entière le devint, et l’est encore. Alors la religion fut fixée. La liturgie, qu’on avait ébauchée sous Édouard VI, fut établie telle qu’elle est aujourd’hui ; la hiérarchie romaine conservée avec bien moins de cérémonies que chez les catholiques, et un peu plus que chez les luthériens ; la confession permise et non ordonnée ; la créance que Dieu est dans l’eucharistie sans transsubstantiation : c’est en général ce qui constitue la religion anglicane. La politique exigeait que la suprématie restât il la couronne : une femme fut donc chef de l’Église.

Cette femme avait plus d’esprit, et un meilleur esprit que Henri VIII son père, et que Marie sa sœur. Elle évita la persécution autant qu’ils l’avaient excitée. Comme elle vit à son avénement que les prédicateurs des deux partis étaient en chaire les trompettes de la discorde, elle ordonna qu’on ne prêchât de six mois, sans une permission expresse signée d’elle, afin de préparer les esprits à la paix. Cette précaution nouvelle contint ceux qui croyaient avoir le droit, et qui pouvaient avoir le talent d’émouvoir le peuple. Personne ne fut persécuté, ni même recherché pour sa croyance[4] ; maison poursuivit sévèrement selon la loi ceux qui violaient la loi et qui troublaient l’État. Ce grand principe, si longtemps méconnu, s’établit alors en Angleterre dans les esprits, que c’est à Dieu seul à juger les cœurs qui peuvent lui déplaire, que c’est aux hommes à réprimer ceux qui s’élèvent contre le gouvernement établi par les hommes. Vous examinerez dans la suite ce que vous devez penser d’Élisabeth, et surtout ce que fut sa nation.



  1. L’ouvrage de lord Edward Herbert de Sherbury, où se trouve le discours qu’analyse Voltaire, parut sous ce titre : Historia vitæ et imperii Henrici VIII, Londini, 1659, in-folio. La seconde édition est de 1666 ; la troisième, en anglais, de 1683. (N. B.)
  2. Si l’on entend par athée un homme qui, rejetant toute religion particulière, ne connaît pas la religion naturelle, il y en a eu un grand nombre dans tous les temps. Ils ont été communs parmi les hommes puissants de tous les pays, et surtout parmi les prêtres de toutes les religions. Le monde a été sans interruption la proie des scélérats imbéciles qui croyaient tout, dirigés par des scélérats hypocrites qui ne croyaient rien. Cette espèce d’athéisme osa se montrer presque ouvertement en Italie, vers le XVIe siècle : c’est alors qu’on imagina d’ériger l’hypocrisie et le mensonge en système de morale, et d’établir que la croyance des fables religieuses est un frein salutaire pour la méchanceté humaine ; et, à la honte de la raison, ce système a encore des partisans.

    Quant aux philosophes qui nient l’existence d’un Être suprême, ou n’admettent qu’un dieu indifférent aux actions des hommes et ne punissant le crime que par ses suites naturelles, la crainte et les remords, et aux sceptiques qui, laissant à l’écart ces questions insolubles et dès lors indifférentes, se sont bornés à enseigner une morale naturelle, ils ont été très-communs dans la Grèce, dans Rome ; et ils commencent à le devenir parmi nous. Mais ces philosophes ne sont pas dangereux. Le fanatisme est une bête féroce que la religion enchaîne ou excite à son gré ; la raison seule peut l’étouffer dès sa naissance.

    Observons cependant avec quel soin M. de Voltaire saisit toutes les occasions d’annoncer aux hommes un Dieu vengeur des crimes, et apprenons à connaître la bonne foi des faiseurs de libelles, qui l’ont accusé de détruire les fondements de la morale, et qui l’ont fait croire à force de le répéter. (K.)

  3. Gilbert Burnet, fougueux partisan de la réforme, professeur de théologie à Glasgow, fut nommé par Guillaume III évêque de Salisbury, où il mourut en 1689. Son principal ouvrage, qui embrasse plus d’un demi-siècle, de 1509 à 1589, a pour titre : The History of the reformation of the Church of England (London, 1679 et 1683, 2 vol. in-folio). Il a été traduit en français par M. de Rosemond (Londres, 1683 et 1685), et en latin par un anonyme (Genève, 1686 et 1689, in-4o). (E.B.)
  4. Il faut en excepter les anti-trinitaires. On en condamna plusieurs aux flammes sous son règne. Cette manière de les traiter était le seul point de discipline ecclésiastique sur lequel on fût alors d’accord en Europe ; dans un siècle on ne le sera plus que sur la tolérance. (K.)