Essai sur les mœurs/Chapitre 162

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CHAPITRE CLXII.

Du royaume de Fez et du Maroc.

La protection du Grand Seigneur ne s’étend point jusqu’à l’empire de Maroc, vaste pays qui comprend une partie de la Mauritanie tingitane, Tanger était la capitale de la colonie romaine ; c’est de là que partirent depuis ces Maures qui subjuguèrent l’Espagne. Tanger fut conquise elle-même sur la fin du XVe siècle par les Portugais, et donnée dans nos derniers temps à Charles II, roi d’Angleterre, pour la dot de l’infante de Portugal sa femme ; et enfin Charles II l’a cédée au roi de Maroc. Peu de villes ont éprouvé plus de révolutions.

Cet empire s’étend jusqu’aux frontières de la Guinée sous les plus beaux climats ; il n’y a point de territoire plus fertile, plus varié, plus riche ; plusieurs branches du mont Atlas sont remplies de mines, et les campagnes produisent les plus abondantes moissons et les meilleurs fruits de la terre. Ce pays fut cultivé autrefois comme il méritait de l’être ; et il fallait bien qu’il le fût du temps des premiers califes, puisque les sciences y étaient en honneur, et que c’est toujours la dernière chose dont on prend soin. Les Arabes et les Maures de ces contrées portèrent en Espagne leurs armes et leurs arts ; mais tout a dégénéré depuis, tout est tombé dans la plus épaisse barbarie. Les Arabes de Mahomet avaient policé le pays, ils se sont retirés dans les déserts, où ils ont repris l’ancienne vie pastorale; et le gouvernement a été abandonné aux Maures, espèce d’hommes moins favorisée de la nature que leur climat, moins industrieuse que les Arabes, nation cruelle à la fois et esclave. C’est là que le despotisme se montre dans toute son horreur. L’ancienne coutume établie que les miramolins ou empereurs de Maroc soient les premiers bourreaux du pays n’a pas peu contribué à faire des habitants de ce vaste empire des sauvages fort au-dessous des Mexicains. Ceux qui habitent Tétuan sont un peu plus civilisés ; les autres déshonorent la nature humaine. Beaucoup de Juifs chassés d’Espagne par Ferdinand et Isabelle se sont réfugiés à Tétuan, à Mequinez, à Maroc, et y vivent misérablement. Les habitants des provinces septentrionales se sont mêlés avec les noirs qui sont vers le Niger. On voit dans tout l’empire, dans les maisons, dans les armées, un mélange de noirs, de blancs, et de métis. Ces peuples trafiquèrent de tout temps en Guinée. Ils allaient par les déserts aux côtes où les Portugais vinrent par l’Océan. Jamais ils ne connurent la mer que comme l’élément des pirates. Enfin toute cette vaste côte de l’Afrique, depuis Damiette jusqu’au mont Atlas, était devenue barbare, tandis que plusieurs de nos peuples septentrionaux, autrefois beaucoup plus barbares, atteignaient à la politesse des Grecs et des Romains.

Il y eut des querelles de religion dans ce pays comme ailleurs ; et une secte de musulmans, qui se prétendait plus orthodoxe que les autres, disposa du trône : c’est ce qui n’est jamais arrivé à Constantinople. Il y eut aussi, comme ailleurs, des guerres civiles ; et ce n’est qu’au XVIIe siècle que tous les États de Fez, de Maroc, de Tafilet, ont été réunis, et n’ont composé qu’un empire, après la fameuse victoire que les Maures remportèrent sur le malheureux Sébastien, roi de Portugal.

Dans quelque abrutissement que ces peuples soient tombés, jamais l’Espagne et le Portugal n’ont pu se venger sur eux de leur ancien esclavage, et les asservir à leur tour. Oran, frontière de leur empire, pris par le cardinal Ximénès, perdu ensuite, et repris depuis par le duc de Montemar, sous Philippe V, en 1732, n’a pu ouvrir le chemin à d’autres conquêtes. Tanger, qui pouvait être une clef de cet empire, fut toujours inutile. Ceuta, que les Portugais prirent en 1409, que les Espagnols eurent sous Philippe II, et qu’ils ont conservé toujours, n’a été qu’un objet de dépense. Les Maures avaient accablé toute l’Espagne, et les Espagnols n’ont pu encore que harceler les Maures. Ils ont passé la mer Atlantique, et conquis un nouveau monde, sans pouvoir se venger à cinq lieues de chez eux. Les Maures, mal armés, indisciplinés, esclaves sous un gouvernement détestable, n’ont pu être subjugués par les chrétiens. La véritable raison est que les chrétiens se sont toujours mutuellement déchirés. Comment les Espagnols auraient-ils pu passer en Afrique avec de grandes armées, et dompter les musulmans, quand ils avaient la France à combattre ? ou lorsque étant unis avec la France, les Anglais leur prenaient Gibraltar et Minorque ?

Ce qui est singulier, c’est le nombre de renégats espagnols, français, anglais, qu’on a trouvés dans les États de Maroc. On a vu un Espagnol, nommé Pérès, amiral sous l’empire de Mulei Ismaël ; un Français, nommé Pilet, gouverneur de Salé ; une Irlandaise concubine du tyran Ismaël ; quelques marchands anglais établis à Tétuan. L’espérance de faire fortune chez les nations ignorantes conduit toujours des Européans en Afrique, en Asie, surtout en Amérique. La raison contraire retient loin de nous les peuples de ces climats.

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