Essai sur les mœurs/Chapitre 168

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CHAPITRE CLXVIII.

De la reine Élisabeth.

Élisabeth fut d’abord mise en prison par sa sœur, la reine Marie. Elle employa une prudence au-dessus de son âge, et une flatterie qui n’était pas dans son caractère, pour conserver sa vie. Cette princesse, qui refusa depuis Philippe II, quand elle fut reine, voulait alors épouser le comte de Devonshire Courtenai ; et il paraît par les lettres qui restent d’elle qu’elle avait beaucoup d’inclination pour lui : un tel mariage n’eût point été extraordinaire ; on voit que Jeanne Gray, destinée au trône, avait épousé le lord Guildford ; Marie, reine douairière de France, avait passé du lit de Louis XII dans les bras du chevalier Brandon. Toute la maison royale d’Angleterre venait d’un simple gentilhomme nommé Tudor, qui avait épousé la veuve de Henri V, fille du roi de France Charles VI ; et en France, quand les rois n’étaient pas encore parvenus au degré de puissance qu’ils ont eu depuis, la veuve de Louis le Gros ne fit aucune difficulté d’épouser Matthieu de Montmorency.

Élisabeth, dans sa prison, et dans l’état de persécution où elle vécut toujours sous Marie, mit à profit sa disgrâce : elle cultiva son esprit, apprit les langues et les sciences ; mais de tous les arts où elle excella, celui de se ménager avec sa sœur, avec les catholiques et avec les protestants, de dissimuler, et d’apprendre à régner, fut le plus grand.

(1559) À peine proclamée reine, Philippe II, son beau-frère, la rechercha en mariage. Si elle l’eût épousé, la France et la Hollande couraient risque d’être accablées ; mais elle haïssait la religion de Philippe, n’aimait pas sa personne, et voulait à la fois jouir de la vanité d’être aimée et du bonheur d’être indépendante. Mise en prison sous la reine sa sœur catholique, elle songea, dès qu’elle fut sur le trône, à rendre le royaume protestant. (1559) Elle se fit pourtant couronner par un évêque catholique, pour ne pas effaroucher d’abord les esprits. Je remarquerai qu’elle alla de Westminster à la Tour de Londres dans un char suivi de cent autres. Ce n’est pas que les carrosses fussent alors en usage, ce n’était qu’un appareil passager.

Immédiatement après elle convoqua un parlement qui établit la religion anglicane telle qu’elle est aujourd’hui, et qui donna au souverain la suprématie, les décimes, et les annates.

Élisabeth eut donc le titre de chef de la religion anglicane. Beaucoup d’auteurs, et principalement les Italiens, ont trouvé cette dignité ridicule dans une femme : mais ils pouvaient considérer que cette femme régnait ; qu’elle avait les droits attachés au trône par les lois du pays ; qu’autrefois les souverains de toutes les nations connues avaient l’intendance des choses de la religion ; que les empereurs romains furent souverains pontifes ; que si aujourd’hui dans quelques pays l’Église gouverne l’État, il y en a beaucoup d’autres où l’État gouverne l’Église. Nous avons vu en Russie quatre souveraines de suite présider au synode qui tient lieu du patriarcat absolu. Une reine d’Angleterre qui nomme un archevêque de Cantorbéry, et qui lui prescrit des lois, n’est pas plus ridicule qu’une abbesse de Fontevrault qui nomme des prieurs et des curés, et qui leur donne sa bénédiction : en un mot chaque pays à ses usages.

Tous les princes doivent se souvenir, et les évêques ne doivent pas perdre la mémoire de la fameuse lettre de la reine Élisabeth à Heaton, évêque d’Ély :


« Présomptueux Prélat,

« J’apprends que vous différez à conclure l’affaire dont vous êtes convenu : ignorez-vous donc que moi, qui vous ai élevé, je puis également vous faire rentrer dans le néant ? Remplissez au plus tôt votre engagement, ou je vous ferai descendre de votre siége.

« Votre amie, tant que vous mériterez que je le sois.

« Élisabeth. »


Si les princes et les magistrats avaient toujours pu établir un gouvernement assez ferme pour être en droit d’écrire

impunément de telles lettres, il n’y aurait jamais eu de sang versé pour les querelles de l’empire et du sacerdoce[1].

La religion anglicane conserva ce que les cérémonies romaines ont d’auguste, et ce que le luthéranisme a d’austère. J’observe que de neuf mille quatre cents bénéficiers que contenait l’Angleterre, il n’y eut que quatorze évêques, cinquante chanoines, et quatre-vingts curés, qui, n’acceptant pas la réforme, restèrent catholiques et perdirent leurs bénéfices. Quand on pense que la nation anglaise changea quatre fois de religion depuis Henri VIII, on s’étonne qu’un peuple si libre ait été si soumis, ou qu’un peuple qui a tant de fermeté ait eu tant d’inconstance. Les Anglais en cela ressemblèrent à ces cantons suisses qui attendirent de leurs magistrats la décision de ce qu’ils devaient croire. Un acte du parlement est tout pour les Anglais ; ils aiment la loi, et on ne peut les conduire que par les lois d’un parlement qui prononce, ou qui semble prononcer par lui-même[2].

Personne ne fut persécuté pour être catholique ; mais ceux qui voulurent troubler l’État par principe de conscience furent sévèrement punis. Les Guises, qui se servaient alors du prétexte de la religion pour établir leur pouvoir en France, ne manquèrent pas d’employer les mêmes armes pour mettre Marie Stuart, reine d’Écosse, leur nièce, sur le trône d’Angleterre. Maîtres des finances et des armées de France, ils envoyaient des troupes et de l’argent en Écosse, sous prétexte de secourir les Écossais catholiques contre les Écossais protestants, Marie Stuart, épouse de François II, roi de France, prenait hautement le titre de reine d’Angleterre, comme descendante de Henri VII. Tous les catholiques anglais, écossais, irlandais, étaient pour elle. Le trône d’Élisabeth n’était pas encore affermi ; les intrigues de la religion pouvaient le renverser. Élisabeth dissipe ce premier orage ; elle envoie une armée au secours des protestants d’Écosse, et force la régente d’Écosse, mère de Marie Stuart, à recevoir la loi par un traité, et à renvoyer les troupes de France dans vingt jours.

François II meurt : elle oblige Marie Stuart, sa veuve, à renoncer au titre de reine d’Angleterre. Ses intrigues encouragent les états d’Édimbourg à établir la réforme en Écosse ; par là elle s’attache un pays dont elle avait tout à craindre.

À peine est-elle libre de ces inquiétudes que Philippe II lui donne de plus grandes alarmes. Philippe était indispensablement dans ses intérêts quand Marie Stuart, héritière d’Élisabeth, pouvait espérer de réunir sur une même tête les couronnes de France, d’Angleterre et d’Écosse. Mais François II étant mort, et sa veuve retournée en Écosse sans appui, Philippe, n’ayant que les protestants à craindre, devint l’implacable ennemi d’Élisabeth.

Il soulève en secret l’Irlande contre elle, et elle réprime toujours les Irlandais. Il envoie cette flotte invincible pour la détrôner, et elle la dissipe. Il soutient en France cette Ligue catholique, si funeste à la maison royale, et elle protège le parti opposé. La république de Hollande est pressée par les armes espagnoles ; elle l’empêche de succomber. Autrefois les rois d’Angleterre dépeuplaient leurs États pour se mettre en possession du trône de France ; mais les intérêts et les temps sont tellement changés qu’elle envoie des secours réitérés à Henri IV pour l’aider à conquérir son patrimoine. C’est avec ces secours que Henri assiégea enfin Paris, et que, sans le duc de Parme, ou sans son extrême indulgence pour les assiégés, il eût mis la religion protestante sur le trône. C’était ce qu’Élisabeth avait extrêmement à cœur. On aime à voir ses soins réussir, à ne point perdre le fruit de ses dépenses. La haine contre la religion catholique s’était encore fortifiée dans son cœur depuis qu’elle avait été excommuniée par Pie V et par Sixte-Quint ; ces deux papes l’avaient déclarée indigne et incapable de régner, et plus Philippe II se déclarait le protecteur de cette religion, plus Élisabeth en était l’ennemie passionnée. Il n’y eut point de ministre protestant plus affligé qu’elle quand elle apprit l’abjuration de Henri IV. Sa lettre à ce monarque est bien remarquable : « Vous m’offrez votre amitié comme à votre sœur, je sais que je l’ai méritée, et certes à un grand prix ; je ne m’en repentirais pas si vous n’aviez pas changé de père. Je ne puis plus être votre sœur de père : car j’aimerai toujours plus chèrement celui qui m’est propre que celui qui vous a adopté. » Ce billet fait voir en même temps son cœur, son esprit, et l’énergie avec laquelle elle s’exprimait dans une langue étrangère.

Malgré cette haine contre la religion romaine, il est sûr qu’elle ne fut point sanguinaire avec les catholiques de son royaume, comme Marie l’avait été avec les protestants. Il est vrai que le jésuite Créton, le jésuite Campion, et d’autres, furent pendus (1581), dans le temps même que le duc d’Anjou, frère de Henri III, préparait tout à Londres pour son mariage avec la reine, lequel ne se fit point ; mais ces jésuites furent unanimement condamnés pour des conspirations et des séditions dont ils furent accusés : l’arrêt fut donné sur les dépositions des témoins. Il se peut que ces victimes fussent innocentes ; mais aussi la reine était innocente de leur mort, puisque les lois seules avaient agi : nous n’avons d’ailleurs nulle preuve de leur innocence, et les preuves juridiques de leurs crimes subsistent dans les archives de l’Angleterre.

Plusieurs personnes en France s’imaginent encore qu’Élisabeth ne fît périr le comte d’Essex que par une jalousie de femme ; elles le croient sur la foi d’une tragédie et d’un roman. Mais quiconque a un peu lu sait que la reine avait alors soixante et huit ans ; que le comte d’Essex fut coupable d’une révolte ouverte, fondée sur le déclin même de l’âge de la reine, et sur l’espérance de profiter du déclin de sa puissance ; qu’il fut enfin condamné par ses pairs, lui et ses complices.

La justice, plus exactement rendue sous le règne d’Élisabeth que sous aucun de ses prédécesseurs, fut un des fermes appuis de son administration. Les finances ne furent employées qu’à défendre l’État.

Elle eut des favoris, et n’en enrichit aucun aux dépens de la patrie. Son peuple fut son premier favori ; non qu’elle l’aimât en effet, mais elle sentait que sa sûreté et sa gloire dépendaient de le traiter comme si elle l’eût aimé.

Élisabeth aurait joui de cette gloire sans tache si elle n’eût pas souillé un si beau règne par l’assassinat de Marie Stuart, qu’elle osa commettre avec le glaive de la justice.

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  1. Les troubles religieux, qui ont si longtemps déchiré l’Europe, ont pour première origine la faute que firent les premiers empereurs chrétiens de se mêler des affaires ecclésiastiques, à la sollicitation des prêtres, qui, n’ayant pu sous les empereurs païens que diffamer ou calomnier leurs adversaires, espérèrent avoir sous ces nouveaux princes le plaisir de les punir. Soit mauvaise politique, soit vanité, soit superstition, on vit le féroce Constantin, non encore baptisé, paraître à la tête d’un concile. Ses successeurs suivirent son exemple, et les troubles qui ont depuis agité l’Europe furent la suite nécessaire de cette conduite. En effet, dès que l’on établit pour principe que les princes sont obligés en conscience de sévir contre ceux qui attaquent la religion, de statuer une peine, quelle qu’elle soit, contre la profession ouverte ou cachée, l’exercice public ou secret d’aucun culte, la maxime que les peuples ont le droit et même sont dans l’obligation de s’armer contre un prince hérétique ou ennemi de la religion en devient une conséquence nécessaire. Les droits des princes peuvent-ils balancer ceux de la Divinité même ? la paix temporelle mérite-t-elle d’être achetée aux dépens de la foi ? Il n’est pas question ici d’accorder à des particuliers le droit dangereux de se révolter ; il existe un tribunal régulier qui prononce si le prince a mérité ou non de perdre ses droits ; ainsi les objections qu’on fait contre le droit de résistance soutenu par plusieurs publicistes, les restrictions qui rendent ce droit, pour ainsi dire, nul dans la pratique, ne peuvent s’appliquer à celui de se révolter contre un prince hérétique.

    Je sais que les partisans de l’intolérance religieuse ont soutenu, suivant leurs intérêts, tantôt les maximes séditieuses, tantôt les maximes contraires. Mais entre deux opinions opposées, soutenues suivant les circonstances par un même corps, celle qui s’accorde avec ses principes constants ne doit-elle pas être regardée comme sa vraie doctrine ? Cette proposition : Tout prince doit employer sa puissance pour détruire l’hérésie ; et celle-ci : Toute nation a droit de se soulever contre un prince hérétique, sont les conséquences d’un même principe. Il faut, si l’on veut raisonner juste, ou les admettre, ou les rejeter ensemble. Tout ce qu’on a dit pour prouver que des prêtres intolérants peuvent être de bons citoyens se réduit à un pur verbiage : faire jurer à un prince d’exterminer les hérétiques, c’est lui faire jurer, en termes équivalents, qu’il se soumet à être dépouillé de son trône si lui-même devient hérétique.

    L’intérêt des princes a donc été, non de chercher à régler la religion, mais de séparer la religion de l’État, de laisser aux prêtres la libre disposition des sacrements, des censures, des fonctions ecclésiastiques ; mais de ne donner aucun effet civil à aucune de leurs décisions, de ne leur donner aucune influence sur les mariages, sur les actes qui constatent la mort ou la naissance ; de ne point souffrir qu’ils interviennent dans aucun acte civil ou politique, et de juger les procès qui s’élèveraient entre eux et les citoyens pour des droits temporels relatifs à leurs fonctions, comme on déciderait les procès semblables qui s’élèveraient entre les membres d’une association libre, ou entre cette association et des particuliers. Si Constantin eût suivi cette politique, que de sang il eût épargné ! Dans tous les pays où le prince s’est mêlé de la religion, à moins que, comme celle de l’ancienne Rome, elle ne fût bornée à de pures cérémonies, l’État a été troublé, le prince exposé à tous les attentats du fanatisme ; et l’indifférence seule pour la religion a pu amener une paix durable. (K.)

  2. Ces mêmes Anglais, si dociles sous la maison de Tudor, firent une guerre opiniâtre à Charles Ier, par zèle de religion ; ils chassèrent Jacques II, son fils, sur le simple soupçon qu’il songeait à rétablir la religion romaine ; mais les circonstances avaient changé. Henri VIII éprouva peu de résistance, parce qu’il n’attaqua que la hiérarchie ecclésiastique, dont les abus avaient révolté tous les peuples : sous Édouard, la religion protestante devint aisément la dominante ; elle avait fait des progrès rapides sous le règne de Henri VIII, malgré les persécutions ; et Rome ne reconnaissant pour catholiques que ceux qui reconnaissaient son autorité, tous ceux qui avaient approuvé la révolution de Henri VIII se trouvèrent protestants sans le vouloir. Le règne de Marie fut court ; elle étonna la nation par des supplices, mais elle ne la changea point, et il fut aisé à Élisabeth de rétablir le protestantisme. Enfin, lorsqu’à force de disputes on eut bien établi la distinction entre les différentes croyances, lorsque les persécutions eurent forcé les dissidents à se réunir en sectes bien distinctes, tout changement de religion devint plus difficile en Angleterre qu’ailleurs ; elle n’eut la paix qu’après que la tolérance de toutes les communions chrétiennes fut bien établie ; et même, tant que les lois pénales contre les catholiques subsisteront, tant que l’entrée du parlement restera fermée aux non-conformistes, cette paix ne sera fondée que sur l’indifférence pour la religion : indifférence qui est moins grande en Angleterre que dans aucun autre pays. En 1780, les compatriotes de Locke et de Newton ont donné à l’Europe étonnée le spectacle d’un incendie allumé au nom de Dieu. (K.)