Essai sur les mœurs/Chapitre 186

La bibliothèque libre.
◄  Chapitre CLXXXV Chapitre CLXXXVI Chapitre CLXXXVII   ►

CHAPITRE CLXXXVI.

Suite de l’Italie au xviie siècle.

La Toscane était, comme l’État du pape, depuis le XVIe siècle, un pays tranquille et heureux. Florence, rivale de Rome, attirait chez elle la même foule d’étrangers qui venaient admirer les chefs-d’œuvre antiques et modernes dont elle était remplie. On y voyait cent soixante statues publiques. Les deux seules qui décoraient Paris, celle de Henri IV et le cheval qui porte la statue de Louis XIII, avaient été fondues à Florence, et c’étaient des présents des grands-ducs.

Le commerce avait rendu la Toscane si florissante et ses souverains si riches que le grand-duc Cosme II fut en état d’envoyer vingt mille hommes au secours du duc de Mantoue, contre le duc de Savoie, en 1613, sans mettre aucun impôt sur ses sujets, exemple rare chez les nations plus puissantes.

La ville de Venise jouissait d’un avantage plus singulier, c’est que depuis le XIIIe siècle sa tranquillité intérieure ne fut pas altérée un seul moment ; nul trouble, nulle sédition, nul danger dans la ville. Si on allait à Rome et à Florence pour y voir les grands monuments des beaux-arts, les étrangers s’empressaient d’aller goûter dans Venise la liberté et les plaisirs ; et on y admirait encore, ainsi qu’à Rome, d’excellents morceaux de peinture. Les arts de l’esprit y étaient cultivés ; les spectacles y attiraient les étrangers. Rome était la ville des cérémonies, et Venise la ville des divertissements : elle avait fait la paix avec les Turcs, après la bataille de Lépante, et son commerce, quoique déchu, était encore considérable dans le Levant : elle possédait Candie, et plusieurs îles, l’Istrie, la Dalmatie, une partie de l’Albanie, et tout ce qu’elle conserve de nos jours en Italie.

(1618) Au milieu de ses prospérités, elle fut sur le point d’être détruite par une conspiration qui n’avait point d’exemple depuis la fondation de la république. L’abbé de Saint-Réal, qui a écrit cet événement célèbre avec le style de Salluste[1], y a mêlé quelques embellissements de roman ; mais le fond en est très-vrai. Venise avait eu une petite guerre avec la maison d’Autriche sur les côtes de l’Istrie. Le roi d’Espagne, Philippe III, possesseur du Milanais, était toujours l’ennemi secret des Vénitiens. Le duc d’Ossone, vice-roi de Naples, don Pèdre de Tolède, gouverneur de Milan, et le marquis de Bedmar, ambassadeur d’Espagne à Venise, depuis cardinal de la Cueva, s’unirent tous trois pour anéantir la république : les mesures étaient si extraordinaires, et le projet si hors de vraisemblance, que le sénat, tout vigilant et tout éclairé qu’il était, ne pouvait en concevoir de soupçon. Venise était gardée par sa situation, et par les lagunes qui l’environnent. La fange de ces lagunes, que les eaux portent tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ne laisse jamais le même chemin ouvert aux vaisseaux ; il faut chaque jour indiquer une route nouvelle. Venise avait une flotte formidable sur les côtes de l’Istrie, où elle faisait la guerre à l’archiduc d’Autriche Ferdinand, qui fut depuis l’empereur Ferdinand II. Il paraissait impossible d’entrer dans Venise : cependant le marquis de Bedmar rassemble des étrangers dans la ville, attirés les uns par les autres jusqu’au nombre de cinq cents. Les principaux conjurés les engagent sous différents prétextes, et s’assurent de leur service avec l’argent que l’ambassadeur fournit. On doit mettre le feu à la ville en plusieurs endroits à la fois ; des troupes du Milanais doivent arriver par la terre ferme ; des matelots gagnés doivent montrer le chemin à des barques chargées de soldats que le duc d’Ossone a envoyées à quelques lieues de Venise ; le capitaine Jacques Pierre, un des conjurés, officier de marine au service de la république, et qui commandait douze vaisseaux pour elle, se charge de faire brûler ces vaisseaux, et d’empêcher, par ce coup extraordinaire, le reste de la flotte de venir à temps au secours de la ville. Tous les conjurés étant des étrangers de nations différentes, il n’est pas surprenant que le complot ait été découvert. Le procurateur Nani, historien célèbre de la république, dit que le sénat fut instruit de tout par plusieurs personnes : il ne parle point de ce prétendu remords que sentit un des conjurés, nommé Jaffier, quand Renaud, leur chef, les harangua pour la dernière fois, et qu’il leur fit, dit-on, une peinture si vive des horreurs de leur entreprise que ce Jaffier, au lieu d’être encouragé, se livra au repentir. Toutes ces harangues sont de l’imagination des écrivains : on doit s’en défier en lisant l’histoire ; il n’est ni dans la nature des choses, ni dans aucune vraisemblance, qu’un chef de conjurés leur fasse une description pathétique des horreurs qu’ils vont commettre, et qu’il effraye les imaginations qu’il doit enhardir. Tout ce que le sénat put trouver de conjurés fut noyé incontinent dans les canaux de Venise. On respecta dans Bedmar le caractère d’ambassadeur, qu’on pouvait ne pas ménager ; et le sénat le fit sortir secrètement de la ville, pour le dérober à la fureur du peuple.

Venise, échappée à ce danger, fut dans un état florissant jusqu’à la prise de Candie. Cette république soutint seule la guerre contre l’empire turc pendant près de trente ans, depuis 1641 jusqu’à 1669. Le siége de Candie, le plus long et le plus mémorable dont l’histoire fasse mention, dura près de vingt ans ; tantôt tourné en blocus, tantôt ralenti et abandonné, puis recommencé à plusieurs reprises, fait enfin dans les formes, deux ans et demi sans relâche, jusqu’à ce que ce monceau de cendres fût rendu aux Turcs avec l’île presque tout entière, en 1669[2].

Avec quelle lenteur, avec quelle difficulté le genre humain se civilise, et la société se perfectionne ! On voyait auprès de Venise, aux portes de cette Italie où tous les arts étaient en honneur, des peuples aussi peu policés que l’étaient alors ceux du Nord. L’Istrie, la Croatie, la Dalmatie, étaient presque barbares ; c’était pourtant cette même Dalmatie si fertile et si agréable sous l’empire romain ; c’était cette terre délicieuse que Dioctétien avait choisie pour sa retraite, dans un temps où ni la ville de Venise ni ce nom n’existaient pas encore. Voilà quelle est la vicissitude des choses humaines. Les Morlaques, surtout, passaient pour les peuples les plus farouches de la terre. C’est ainsi que la Sardaigne, la Corse, ne se ressentaient ni des mœurs ni de la culture de l’esprit, qui faisaient la gloire des autres Italiens : il en était comme de l’ancienne Grèce, qui voyait auprès de ses limites des nations encore sauvages.

Les chevaliers de Malte se soutenaient dans cette île, que Charles-Quint leur donna après que Soliman les eut chassés de Rhodes en 1523. Le grand-maître Villiers L’isle-Adam, ses chevaliers, et les Rhodiens attachés à eux, furent d’abord errants de ville en ville, à Messine, à Galiipoli, à Rome, à Viterbe. L’Isle-Adam alla jusqu’à Madrid implorer Charles-Quint ; il passa en France, en Angleterre, tâchant de relever partout les débris de son ordre qu’on croyait entièrement ruiné. Charles-Quint fit présent de Malte aux chevaliers en 1525, aussi bien que de Tripoli ; mais Tripoli leur fut bientôt enlevé par les amiraux de Soliman. Malte n’était qu’un rocher presque stérile : le travail y avait forcé autrefois la terre à être féconde, quand ce pays était possédé par les Carthaginois : car les nouveaux possesseurs y trouvèrent des débris de colonnes, de grands édifices de marbre, avec des inscriptions en langue punique. Ces restes de grandeur étaient des témoignages que le pays avait été florissant. Les Romains ne dédaignèrent pas de le prendre sur les Carthaginois ; les Arabes s’en emparèrent au IXe siècle, et le Normand Roger, comte de Sicile, l’annexa à la Sicile vers la fin du XIIe siècle. Quand Villiers L’Isle-Adam eut transporté le siége de son ordre dans cette île, le même Soliman, indigné de voir tous les jours ses vaisseaux exposés aux courses des ennemis qu’il avait cru détruire, voulut prendre Malte comme il avait pris Rhodes. Il envoya trente mille soldats devant cette petite place, qui n’était défendue que par sept cents chevaliers. (1565) Le grand-maître, Jean de La Valette, âgé de soixante et onze ans, soutint quatre mois le siége.

Les Turcs montèrent à l’assaut en plusieurs endroits différents ; on les repoussait avec une machine d’une nouvelle invention : c’étaient de grands cercles de bois, couverts de laine enduite d’eau-de-vie, d’huile, de salpêtre et de poudre à canon, et on jetait ces cercles enflammés sur les assaillants. Enfin, environ six mille hommes de secours étant arrivés de Sicile, les Turcs levèrent le siège. Le principal bourg de Malte, qui avait soutenu le plus d’assauts, fut nommé la cité victorieuse, nom qu’il conserve encore aujourd’hui. Le grand-maître de La Valette fit bâtir une cité nouvelle, qui porte le nom de La Valette, et qui rendit Malte imprenable. Cette petite île a toujours, depuis ce temps, bravé toute la puissance ottomane ; mais l’ordre n’a jamais été assez riche pour tenter de grandes conquêtes, ni pour équiper des flottes nombreuses. Ce monastère de guerriers ne subsiste guère que des bénéfices qu’il possède dans les États catholiques, et il a fait bien moins de mal aux Turcs que les corsaires algériens n’en ont fait aux chrétiens.

__________


  1. Conjuration contre Venise.
  2. Voyez plus loin, chapitre cxci.