Essai sur les mœurs/Chapitre 191

La bibliothèque libre.
◄  Chapitre CXC Chapitre CXCI Chapitre CXCII   ►


CHAPITRE CXCI.

De l’empire ottoman au xviie siècle. Siége de Candie. Faux messie.

Après la mort de Sélim II (1585), les Ottomans conservèrent leur supériorité dans l’Europe et dans l’Asie. Ils étendirent encore leurs frontières sous le règne d’Amurat III. Ses généraux prirent, d’un côté, Raab en Hongrie, et de l’autre, Tibris en Perse. Les janissaires, redoutables aux ennemis, l’étaient toujours à leurs maîtres ; mais Amurat III leur fit voir qu’il était digne de leur commander. (1593) Ils vinrent un jour lui demander la tête du tefterdar, c’est-à-dire du grand-trésorier. Ils étaient répandus en tumulte à la porte intérieure du sérail, et menaçaient le sultan même. Il leur fait ouvrir la porte : suivi de tous les officiers du sérail, il fond sur eux le sabre à la main, il en tue plusieurs ; le reste se dissipe et obéit. Cette milice si fière souffre qu’on exécute à ses yeux les principaux auteurs de l’émeute ; mais quelle milice que des soldats que leur maître était obligé de combattre ! On pouvait quelquefois la réprimer ; mais on ne pouvait ni l’accoutumer au joug, ni la discipliner, ni l’abolir, et elle disposa souvent de l’empire.

Mahomet III, fils d’Amurat, méritait plus qu’aucun sultan que ses janissaires usassent contre lui du droit qu’ils s’arrogeaient de juger leurs maîtres. Il commença son règne, à ce qu’on dit, par faire étrangler dix-neuf de ses frères, et par faire noyer douze femmes de son père, qu’on croyait enceintes. On murmura à peine ; il n’y a que les faibles de punis : ce barbare gouverna avec splendeur. Il protégea la Transylvanie contre l’empereur Rodolphe II, qui abandonnait le soin de ses États et de l’empire ; il dévasta la Hongrie ; il prit Agria en personne (1596), à la vue de l’archiduc Mathias ; et son règne affreux ne laissa pas de maintenir la grandeur ottomane.

Pendant le règne d’Achmet Ier son fils, depuis 1603 jusqu’en 1631, tout dégénère, Sha-Abbas le Grand, roi de Perse, est toujours vainqueur des Turcs. (1603) Il reprend sur eux Tauris, ancien théâtre de la guerre entre les Turcs et les Persans ; il les chasse de toutes leurs conquêtes, et par là il délivre Rodolphe, Mathias et Ferdinand II d’inquiétude. Il combat pour les chrétiens sans le savoir. Achmet conclut, en 1615, une paix honteuse avec l’empereur Mathias ; il lui rend Agria, Canise, Pest, Albe-Royale conquise par ses ancêtres. Tel est le contre-poids de la fortune. C’est ainsi que vous avez vu Ussum Cassan, Ismaël Sophi, arrêter les progrès des Turcs contre l’Allemagne et contre Venise ; et, dans les temps antérieurs, Tamerlan sauver Constantinople.

Ce qui se passe après la mort d’Achmet nous prouve bien que le gouvernement turc n’était pas cette monarchie absolue que nos historiens nous ont représentée comme la loi du despotisme établie sans contradiction. Ce pouvoir était entre les mains du sultan comme un glaive à deux tranchants qui blessait son maître quand il était manié d’une main faible. L’empire était souvent, comme le dit le comte Marsigli[1], une démocratie militaire, pire encore que le pouvoir arbitraire. L’ordre de succession n’était point établi. Les janissaires et le divan ne choisirent point pour leur empereur le fils d’Achmet qui s’appelait Osman, mais Mustapha, frère d’Achmet (1617). Ils se dégoûtèrent au bout de deux mois de Mustapha, qu’on disait incapable de régner ; ils le mirent en prison, et proclamèrent le jeune Osman, son neveu, âgé de douze ans : ils régnèrent en effet sous son nom.

Mustapha, du fond de sa prison, avait encore un parti. Sa faction persuada aux janissaires que le jeune Osman avait dessein de diminuer leur nombre pour affaiblir leur pouvoir. On déposa Osman sur ce prétexte ; on l’enferma aux Sept-Tours, et le grand-vizir Daout alla lui-même égorger son empereur (1622). Mustapha fut tiré de la prison pour la seconde fois, reconnu sultan, et au bout d’un an déposé encore par les mêmes janissaires qui l’avaient deux fois élu. Jamais prince, depuis Vitellius, ne fut traité avec plus d’ignominie. Il fut promené dans les rues de Constantinople monté sur un âne, exposé aux outrages de la populace, puis conduit aux Sept-Tours, et étranglé dans sa prison.

Tout change sous Amurat IV, surnommé Gasi, l’Intrépide. Il se fait respecter des janissaires en les occupant contre les Persans, en les conduisant lui-même. (12 décembre 1628) Il enlève Erzerom à la Perse. Dix ans après, il prend d’assaut Bagdad, cette ancienne Séleucie, capitale de la Mésopotamie, que nous appelons Diarbekir, et qui est demeurée aux Turcs, ainsi qu’Erzerom. Les Persans n’ont cru depuis pouvoir mettre leurs frontières en sûreté qu’en dévastant trente lieues de leur propre pays par delà Bagdad, et en faisant une solitude stérile de la plus fertile contrée de la Perse. Les autres peuples défendent leurs frontières par des citadelles ; les Persans ont défendu les leurs par des déserts.

Dans le même temps qu’il prenait Bagdad, il envoyait quarante mille hommes au secours du Grand Mogol, Sha-Gean, contre son fils Aurengzeb. Si ce torrent qui débordait en Asie fût tombé sur l’Allemagne, occupée alors par les Suédois et les Français, et déchirée par elle-même, l’Allemagne était en risque de perdre la gloire de n’avoir jamais été entièrement subjuguée.

Les Turcs avouent que ce conquérant n’avait de mérite que la valeur, qu’il était cruel, et que la débauche augmentait encore sa cruauté. Un excès de vin termina ses jours et déshonora sa mémoire (1639).

Ibrahim, son fils, eut les mêmes vices, avec plus de faiblesse, et nul courage. Cependant c’est sous ce règne que les Turcs conquirent l’île de Candie, et qu’il ne leur resta plus à prendre que la capitale et quelques forteresses qui se défendirent vingt-quatre années. Cette île de Crète, si célèbre dans l’antiquité par ses lois, par ses arts, et même par ses fables, avait déjà été conquise par les mahométans arabes au commencement du IXe siècle. Ils y avaient bâti Candie, qui depuis ce temps donna son nom à l’île entière. Les empereurs grecs les en avaient chassés au bout de quatre-vingts ans ; mais, lorsque du temps des croisades les princes latins, ligués pour secourir Constantinople, envahirent l’empire grec au lieu de le défendre, Venise fut assez riche pour acheter l’île de Candie, et assez heureuse pour la conserver.

Une aventure singulière, et qui tient du roman, attira les armes ottomanes sur Candie. Six galères de Malte s’emparèrent d’un grand vaisseau turc, et vinrent avec leur prise mouiller dans un petit port de l’île nommée Calismène. On prétendit que le vaisseau turc portait un fils du Grand Seigneur. Ce qui le fit croire, c’est que le kislar-aga, chef des eunuques noirs, avec plusieurs officiers du sérail, était dans le navire, et que cet enfant était élevé par lui avec des soins et des respects. Cet eunuque ayant été tué dans le combat, les officiers assurèrent que l’enfant appartenait à Ibrahim, et que sa mère l’envoyait en Égypte. Il fut longtemps traité à Malte comme fils du sultan, dans l’espérance d’une rançon proportionnée à sa naissance. Le sultan dédaigna de proposer la rançon, soit qu’il ne voulut point traiter avec les chevaliers de Malte, soit que le prisonnier ne fût point en effet son fils. Ce prétendu prince, négligé enfin par les Maltais, se fit dominicain : on l’a connu longtemps sous le nom du père Ottoman, et les dominicains se sont toujours vantés d’avoir le fils d’un sultan dans leur ordre.

La Porte ne pouvant se venger sur Malte, qui de son rocher inaccessible brave la puissance turque, fit tomber sa colère sur les Vénitiens ; elle leur reprochait d’avoir, malgré les traités de paix, reçu dans leur port la prise faite par les galères de Malte. La flotte turque aborda en Candie : (1645) on prit la Canée, et en peu de temps presque toute l’île.

Ibrahim n’eut aucune part à cet événement. On a fait quelquefois les plus grandes choses sous les princes les plus faibles. Les janissaires furent absolument les maîtres, du temps d’Ibrahim : s’ils firent des conquêtes, ce ne fut pas pour lui, mais pour eux et pour l’empire. Enfin il fut déposé sur une décision du muphti, et sur un arrêt du divan. (1648) L’empire turc fut alors une véritable démocratie : car après avoir enfermé le sultan dans l’appartement de ses femmes, on ne proclama point d’empereur ; l’administration continua au nom du sultan qui ne régnait plus.

(1649) Nos historiens prétendent qu’Ibrahim fut enfin étranglé par quatre muets, dans la fausse supposition que les muets sont employés à l’exécution des ordres sanguinaires qui se donnent dans le sérail ; mais ils n’ont jamais été que sur le pied des bouffons et des nains ; on ne les emploie à rien de sérieux. Il ne faut regarder que comme un roman la relation de la mort de ce prince étranglé par quatre muets ; les annales turques ne disent point comment il mourut : ce fut un secret du sérail. Toutes les faussetés qu’on nous a débitées sur le gouvernement des Turcs, dont nous sommes si voisins, doivent bien redoubler notre défiance sur l’histoire ancienne. Comment peut-on espérer de nous faire connaître les Scythes, les Gomérites et les Celtes, quand on nous instruit si mal de ce qui se passe autour de nous ? Tout nous confirme que nous devons nous en tenir aux événements publics dans l’histoire des nations, et qu’on perd son temps à vouloir approfondir les détails secrets, quand ils ne nous ont pas été transmis par des témoins oculaires et accrédités.

Par une fatalité singulière, ce temps funeste à Ibrahim l’était à tous les rois. Le trône de l’empire d’Allemagne était ébranlé par la fameuse guerre de trente ans. La guerre civile désolait la France, et forçait la mère de Louis XIV à fuir de sa capitale avec ses enfants. Charles Ier, à Londres, était condamné à mort par ses sujets. Philippe IV, roi d’Espagne, après avoir perdu presque toutes ses possessions en Asie, avait perdu encore le Portugal. Le commencement du XVIIe siècle était le temps des usurpateurs presque d’un bout du monde à l’autre. Cromwell subjuguait l’Angleterre, l’Écosse, et l’Irlande. Un rebelle, nommé Listching, forçait le dernier empereur de la race chinoise à s’étrangler avec sa femme et ses enfants, et ouvrait l’empire de la Chine aux conquérants tartares. Aurengzeb, dans le Mogol, se révoltait contre son père ; il le fit languir en prison, et jouit paisiblement du fruit de ses crimes. Le plus grand des tyrans, Mulei-Ismaël, exerçait dans l’empire de Maroc de plus horribles cruautés. Ces deux usurpateurs, Aurengzeb et Mulei-Ismaël, furent de tous les rois de la terre ceux qui vécurent le plus heureusement et le plus longtemps. La vie de l’un et de l’autre a passé cent années. Cromwell, aussi méchant qu’eux, vécut moins, mais régna et mourut tranquille. Si on parcourt l’histoire du monde, on voit les faiblesses punies, mais les grands crimes heureux, et l’univers est une vaste scène de brigandage abandonnée à la fortune.

Cependant la guerre de Candie était semblable à celle de Troie. Quelquefois les Turcs menaçaient la ville ; quelquefois ils étaient assiégés eux-mêmes dans la Canée, dont ils avaient fait leur place d’armes. Jamais les Vénitiens ne montrèrent plus de résolution et de courage ; ils battirent souvent les flottes turques. Le trésor de Saint-Marc fut épuisé à lever des soldats. Les troubles du sérail, les irruptions des Turcs en Hongrie, firent languir l’entreprise sur Candie quelques années, mais jamais elle ne fut interrompue. Enfin, en 1667, Achmet Cuprogli, ou Kieuperli[2], grand-vizir de Mahomet IV, et fils d’un grand-vizir, assiégea régulièrement Candie, défendue par le capitaine général Francesco Morosini, et par du Pui-Montbrun-Saint-André, officier français, à qui le sénat donna le commandement des troupes de terre.

Cette ville ne devait jamais être prise, pour peu que les princes chrétiens eussent imité Louis XIV, qui, en 1669, envoya six à sept mille hommes au secours de la ville, sous le commandement du duc de Beaufort et du duc de Navailles. Le port de Candie fut toujours libre, il ne fallait qu’y transporter assez de soldats pour résister aux janissaires. La république ne fut pas assez puissante pour lever des troupes suffisantes. Le duc de Beaufort, le même qui avait joué du temps de la Fronde un personnage plus étrange qu’illustre, alla attaquer et renverser les Turcs dans leurs tranchées, suivi de la noblesse de France ; mais un magasin de poudre et de grenades ayant sauté dans ces tranchées, tout le fruit de cette action fut perdu. Les Français, croyant marcher sur un terrain miné, se retirèrent en désordre poursuivis par les Turcs, et le duc de Beaufort fut tué dans cette action avec beaucoup d’officiers français.

Louis XIV, allié de l’empire ottoman, secourut ainsi ouvertement Venise, et ensuite l’Allemagne contre cet empire, sans que les Turcs parussent en avoir beaucoup de ressentiment. On ne sait point pourquoi ce monarque rappela bientôt après ses troupes de Candie. Le duc de Navailles, qui les commandait après la mort du duc de Beaufort, était persuadé que la place ne pouvait plus tenir contre les Turcs. Le capitaine général, Francesco Morosini, qui soutint si longtemps ce fameux siége, pouvait abandonner des ruines sans capituler, et se retirer par la mer dont il fut toujours le maître ; mais en capitulant il conservait encore quelques places dans l’île à la république, et la capitulation était un traité de paix. Le vizir Achmet Cuprogli mettait toute sa gloire et celle de l’empire ottoman à prendre Candie.

(Sept. 1669) Ce vizir et Morosini firent donc la paix, dont le prix fut la ville de Candie réduite en cendres, et où il ne resta qu’une vingtaine de chrétiens malades. Jamais les chrétiens ne firent avec les Turcs de capitulation plus honorable ni de mieux observée par les vainqueurs. Il fut permis à Morosini de faire embarquer tout le canon amené à Candie pendant la guerre. Le vizir prêta des chaloupes pour conduire des citoyens qui ne pouvaient trouver place sur les vaisseaux vénitiens. Il donna cinq cents sequins au bourgeois qui lui présenta les clefs, et deux cents à chacun de ceux qui l’accompagnaient. Les Turcs et les Vénitiens se visitèrent comme des peuples amis jusqu’au jour de l’embarquement.

Le vainqueur de Candie, Cuprogli, était un des meilleurs généraux de l’Europe, un des plus grands ministres, et en même temps juste et humain. Il acquit une gloire immortelle dans cette longue guerre, où, de l’aveu des Turcs, il périt deux cent mille de leurs soldats.

Les Morosini (car il y en avait quatre de ce nom dans la ville assiégée), les Cornaro, les Gustiniani, les Benzoni, le marquis de Montbrun-Saint-André, le marquis de Frontenac, rendirent leurs noms célèbres dans l’Europe. Ce n’est pas sans raison qu’on a comparé cette guerre à celle de Troie. Le grand-vizir avait un Grec auprès de lui qui mérita le surnom d’Ulysse ; il s’appelait Payanotos, ou Payanoti. Le prince Cantemir prétend que ce Grec détermina le conseil de Candie à capituler, par un stratagème digne d’Ulysse. Quelques vaisseaux français, chargés de provisions pour Candie, étaient en route. Payanotos fit arborer le pavillon français à plusieurs vaisseaux turcs qui, ayant pris le large pendant la nuit, entrèrent le jour à la rade occupée par la flotte ottomane, et furent reçus avec des cris d’allégresse. Payanotos, qui négocia avec le conseil de guerre de Candie, leur persuada que le roi de France abandonnait les intérêts de la république en faveur des Turcs dont il était allié ; et cette feinte hâta la capitulation. Le capitaine général Morosini fut accusé en plein sénat d’avoir trahi Venise. Il fut défendu avec autant de véhémence qu’on en mit à l’accuser. C’est encore une ressemblance avec les anciennes républiques grecques, et surtout avec la romaine. Morosini se justifia depuis en faisant sur les Turcs la conquête du Péloponèse, qu’on nomme aujourd’hui Morée, conquête dont Venise a joui trop peu de temps. Ce grand homme mourut doge, et laissa après lui une réputation qui durera autant que Venise.

Pendant la guerre de Candie il arriva chez les Turcs un événement qui fut l’objet de l’attention de l’Europe et de l’Asie. Il s’était répandu un bruit général, fondé sur la vaine curiosité, que l’année 1666 devait être l’époque d’une grande révolution sur la terre. Le nombre mystique de 666 qui se trouve dans l’Apocalypse était la source de cette opinion. Jamais l’attente de l’antechrist ne fut si universelle. Les Juifs, de leur côté, prétendirent que leur messie devait naître cette année.

Un Juif de Smyrne, nommé Sabatei-Sevi, homme assez savant, fils d’un riche courtier de la factorerie anglaise, profita de cette opinion générale, et s’annonça pour le messie. Il était éloquent et d’une figure avantageuse, affectant de la modestie, recommandant la justice, parlant en oracle, disant partout que les temps étaient accomplis. Il voyagea d’abord en Grèce et en Italie. Il enleva une fille à Livourne, et la mena à Jérusalem, où il commença à prêcher ses frères.

C’est chez les Juifs une tradition constante que leur Shilo, leur Messiah, leur vengeur et leur roi, ne doit venir qu’avec Élie. Ils se persuadent qu’ils ont eu un Éliah qui doit reparaître au renouvellement de la terre. Cet Éliah, que nous nommons Élie, a été pris par quelques savants pour le soleil, à cause de la conformité du mot Ἣλιος, qui signifie le soleil chez les Grecs, et parce qu’Élie, ayant été transporté hors de la terre dans un char de feu, attelé de quatre chevaux ailés, a beaucoup de ressemblance avec le char du Soleil et ses quatre chevaux inventés par les poëtes. Mais sans nous arrêter à ces recherches, et sans examiner si les livres hébreux ont été écrits après Alexandre, et après que les facteurs juifs eurent appris quelque chose de la mythologie grecque dans Alexandrie, c’est assez de remarquer que les Juifs attendent Élie de temps immémorial. Aujourd’hui même encore, quand ces malheureux circoncisent un enfant avec cérémonie, ils mettent dans la salle un fauteuil pour Élie, en cas qu’il veuille les honorer de sa présence. Élie doit amener le grand sabbat, le grand messie, et la révolution universelle. Cette idée a même passé chez les chrétiens. Élie doit venir annoncer la fin de ce monde et un nouvel ordre de choses. Presque tous les fanatiques attendent un Élie. Les prophètes des Cévennes, qui allèrent à Londres ressusciter des morts en 1707, avaient vu Élie, ils lui avaient parlé ; il devait se montrer au peuple. Aujourd’hui même ce ramas de convulsionnaires qui a infecté Paris pendant quelques années, annonçait Élie à la populace des faubourgs. Le magistrat de la police fit, en 1724, enfermer à Bicêtre deux Élies qui se battaient à qui serait reconnu pour le véritable. Il fallait donc absolument que Sabatei-Sevi fût annoncé chez ses frères par un Élie, sans quoi sa mission aurait été traitée de chimérique.

Il trouva un rabbin, nommé Nathan, qui crut qu’il y aurait assez à gagner à jouer ce second rôle. Sabatei déclara aux Juifs de l’Asie Mineure et de Syrie que Nathan était Élie, et Nathan assura que Sabatei était le messie, le Shilo, l’attente du peuple saint.

Ils firent de grandes œuvres tous deux à Jérusalem, et y réformèrent la synagogue. Nathan expliquait les prophètes, et faisait voir clairement qu’au bout de l’année le sultan devait être détrôné, et que Jérusalem devait devenir la maîtresse du monde. Tous les Juifs de la Syrie furent persuadés. Les synagogues retentissaient des anciennes prédictions. On se fondait sur ces paroles d’Isaïe[3] : « Levez-vous, Jérusalem, levez-vous dans votre force et dans votre gloire ; il n’y aura plus d’incirconcis ni d’impurs au milieu de vous. » Tous les rabbins avaient à la bouche ce passage[4] : « Ils feront venir vos frères de tous les climats à la montagne sainte de Jérusalem, sur des chars, sur des litières, sur des mulets, sur des charrettes. » Enfin cent passages que les femmes et les enfants répétaient nourrissaient leur espérance. Il n’y avait point de Juif qui ne se préparât à loger quelqu’un des dix anciennes tribus dispersées. La persuasion fut si forte que les Juifs abandonnaient partout leur commerce, et se tenaient prêts pour le voyage de Jérusalem.

Nathan choisit à Damas douze hommes pour présider aux douze tribus. Sabatei-Sevi alla se montrer à ses frères de Smyrne, et Nathan lui écrivait : « Roi des rois, seigneur des seigneurs, quand serons-nous dignes d’être à l’ombre de votre âne ? Je me prosterne pour être foulé sous la plante de vos pieds. » Sabatei déposa dans Smyrne quelques docteurs de la loi qui ne le reconnaissaient pas, et en établit de plus dociles. Un de ses plus violents ennemis, nommé Samuel Pennia, se convertit à lui publiquement, et l’annonça comme le fils de Dieu. Sabatei s’étant un jour présenté devant le cadi de Smyrne avec une foule de ses suivants, tous assurèrent qu’ils voyaient une colonne de feu entre lui et le cadi. Quelques autres miracles de cette espèce mirent le sceau à la certitude de sa mission. Plusieurs Juifs même s’empressaient de porter à ses pieds leur or et leurs pierreries.

Le bacha de Smyrne voulut le faire arrêter. Sabatei partit pour Constantinople avec les plus zélés de ses disciples. Le grand-vizir Achmet Cuprogli, qui partait alors pour le siège de Candie, l’envoya prendre dans le vaisseau qui le portait à Constantinople, et le fit mettre en prison. Tous les Juifs obtenaient aisément l’entrée de la prison pour de l’argent, comme c’est l’usage en Turquie : ils vinrent se prosterner à ses pieds et baiser ses fers. Il les prêchait, les exhortait, les bénissait, et ne se plaignait jamais. Les Juifs de Constantinople, persuadés que la venue d’un messie abolissait toutes les dettes, ne payaient plus leurs créanciers. Les marchands anglais de Galata s’avisèrent d’aller trouver Sabatei dans sa prison ; ils lui dirent qu’en qualité de roi des Juifs il devait ordonner à ses sujets de payer leurs dettes. Sabatei écrivit ces mots à ceux dont on se plaignait : « À vous qui attendez le salut d’Israël, etc., satisfaites à vos dettes légitimes ; si vous le refusez, vous n’entrerez point avec nous dans notre joie et dans notre empire. »

La prison de Sabatei était toujours remplie d’adorateurs. Les Juifs commençaient à exciter quelques tumultes dans Constantinople. Le peuple était alors très-mécontent de Mahomet IV. On craignait que la prédiction des Juifs ne causât des troubles. Il semblait qu’un gouvernement aussi sévère que celui des Turcs dût faire mourir celui qui se disait roi d’Israël ; cependant on se contenta de le transférer au château des Dardanelles. Les Juifs alors s’écrièrent qu’il n’était pas au pouvoir des hommes de le faire mourir.

Sa réputation s’étant étendue dans tous les pays de l’Europe, il reçut aux Dardanelles les députations des Juifs de Pologne, d’Allemagne, de Livourne, de Venise, d’Amsterdam ; ils payaient chèrement la permission de lui baiser les pieds, et c’est probablement ce qui lui conserva la vie. Les partages de la Terre Sainte se faisaient tranquillement dans le château des Dardanelles. Enfin le bruit de ses miracles fut si grand que le sultan Mahomet eut la curiosité de voir cet homme, et de l’interroger lui-même. On amena le roi des Juifs au sérail. Le sultan lui demanda en turc s’il était le messie. Sabatei répondit modestement qu’il l’était ; mais comme il s’exprimait incorrectement en turc : « Tu parles bien mal, lui dit Mahomet, pour un messie qui devrait avoir le don des langues. Fais-tu des miracles ? — Quelquefois, répondit l’autre. — Eh bien, dit le sultan, qu’on le dépouille tout nu ; il servira de but aux flèches de mes icoglans ; et s’il est invulnérable, nous le reconnaîtrons pour le messie. » Sabatei se jeta à genoux, et avoua que c’était un miracle qui était au-dessus de ses forces. On lui proposa alors d’être empalé ou de se faire musulman, et d’aller publiquement à la mosquée. Il ne balança pas, et il embrassa la religion turque dans le moment. Il prêcha alors qu’il n’avait été envoyé que pour substituer la religion turque à la juive, selon les anciennes prophéties. Cependant les Juifs des pays éloignés crurent encore longtemps en lui ; et cette scène, qui ne fut point sanglante, augmenta partout leur confusion et leur opprobre.

Quelque temps après que les Juifs eurent essuyé cette honte dans l’empire ottoman, les chrétiens de l’Église latine eurent une autre mortification. Ils avaient toujours jusqu’alors conservé la garde du Saint-Sépulcre à Jérusalem, avec les secours d’argent que fournissaient plusieurs princes de leur communion, et surtout le roi d’Espagne ; mais ce même Payanotos, qui avait conclu le traité de la reddition de Candie, obtint du grand-vizir Achmet Cuprogli (1674) que l’Église grecque aurait désormais la garde de tous les lieux saints de Jérusalem. Les religieux du rite latin formèrent une opposition juridique. L’affaire fut plaidée d’abord devant le cadi de Jérusalem, et ensuite au grand divan de Constantinople. On décida que l’Église grecque ayant compté Jérusalem dans son district avant le temps des croisades, sa prétention était juste. Cette peine que prenaient les Turcs d’examiner les droits de leurs sujets chrétiens, cette permission qu’ils leur donnaient d’exercer leur religion dans le lieu même qui en fut le berceau, est un exemple bien frappant d’un gouvernement tolérant sur la religion, quoiqu’il fût sanguinaire sur le reste. Quand les Grecs voulurent, en vertu de l’arrêt du divan, se mettre en possession, les mêmes Latins résistèrent, et il y eut du sang répandu. Le gouvernement ne punit personne de mort : nouvelle preuve de l’humanité du vizir Achmet Cuprogli, dont les exemples ont été rarement imités. Un de ses prédécesseurs, en 1638, avait fait étrangler Cyrille, fameux patriarche grec de Constantinople, sur les accusations réitérées de son Église. Le caractère de ceux qui gouvernent fait en tout lieu les temps de douceur ou de cruauté.

__________


  1. Voyez chapitre xciii.
  2. Koproli ou Kiuperli ; c’est ainsi que nous appelons Kœprilu, le Richelieu des Turcs. (G. A.) — Dans l’Histoire de Charles XII, liv. V, il est nommé Couprougli.
  3. Isaie, lii 1.
  4. Ibid., lxvi, 20.