Essai sur les mœurs/Chapitre 195

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CHAPITRE CXCV.

De la Chine au xviie siècle et au commencement du xviiie.

Il vous est fort inutile, sans doute, de savoir que, dans la dynastie chinoise qui régnait après la dynastie des Tartares de Gengis-kan, l’empereur Quancum succéda à Kincum, et Kicum à Quancum. Il est bon que ces noms se trouvent dans les tables chronologiques ; mais, vous attachant toujours aux événements et aux mœurs, vous franchissez tous ces espaces vides pour venir aux temps marqués par de grandes choses. Cette même mollesse qui a perdu la Perse et l’Inde fit à la Chine, dans le siècle passé, une révolution plus complète que celle de Gengis-kan et de ses petits-fils. L’empire chinois était, au commencement du XVIIe siècle, bien plus heureux que l’Inde, la Perse, et la Turquie. L’esprit humain ne peut certainement imaginer un gouvernement meilleur que celui où tout se décide par de grands tribunaux, subordonnés les uns aux autres, dont les membres ne sont reçus qu’après plusieurs examens sévères. Tout se règle à la Chine par ces tribunaux. Six cours souveraines sont à la tête de toutes les cours de l’empire. La première veille sur tous les mandarins des provinces ; la seconde dirige les finances ; la troisième a l’intendance des rites, des sciences, et des arts ; la quatrième a l’intendance de la guerre ; la cinquième préside aux juridictions chargées des affaires criminelles ; la sixième a soin des ouvrages publics. Le résultat de toutes les affaires décidées à ces tribunaux est porté à un tribunal suprême. Sous ces tribunaux, il y en a quarante-quatre subalternes qui résident à Pékin. Chaque mandarin, dans sa province, dans sa ville, est assisté d’un tribunal. Il est impossible que, dans une telle administration, l’empereur exerce un pouvoir arbitraire. Les lois générales émanent de lui ; mais, par la constitution du gouvernement, il ne peut rien faire sans avoir consulté des hommes élevés dans les lois, et élus par les suffrages. Que l’on se prosterne devant l’empereur comme devant un dieu, que le moindre manque de respect à sa personne soit puni selon la loi comme un sacrilége, cela ne prouve certainement pas un gouvernement despotique et arbitraire. Le gouvernement despotique serait celui où le prince pourrait, sans contrevenir à la loi, ôter à un citoyen les biens ou la vie, sans forme et sans autre raison que sa volonté. Or s’il y eut jamais un État dans lequel la vie, l’honneur, et le bien des hommes, aient été protégés par les lois, c’est l’empire de la Chine. Plus il y a de grands corps dépositaires de ces lois, moins l’administration est arbitraire ; et si quelquefois le souverain abuse de son pouvoir contre le petit nombre d’hommes qui s’expose à être connu de lui, il ne peut en abuser contre la multitude, qui lui est inconnue, et qui vit sous la protection des lois.

La culture des terres, poussée à un point de perfection dont on n’a pas encore approché en Europe, fait assez voir que le peuple n’était pas accablé de ces impôts qui gênent le cultivateur : le grand nombre d’hommes occupés de donner des plaisirs aux autres montre que les villes étaient florissantes autant que les campagnes étaient fertiles. Il n’y avait point de cité dans l’empire où les festins ne fussent accompagnés de spectacles. On n’allait point au théâtre, on faisait venir les théâtres dans sa maison ; l’art de la tragédie, de la comédie, était commun, sans être perfectionné : car les Chinois n’ont perfectionné aucun des arts de l’esprit ; mais ils jouissaient avec profusion de ce qu’ils connaissaient, et enfin ils étaient heureux autant que la nature humaine le comporte.

Ce bonheur fut suivi, vers l’an 1630, de la plus terrible catastrophe et de la désolation la plus générale. La famille des conquérants tartares, descendants de Gengis-kan, avait fait ce que tous les conquérants ont tâché de faire : elle avait affaibli la nation des vainqueurs, afin de ne pas craindre, sur le trône des vaincus, la même révolution qu’elle y avait faite. Cette dynastie des Iven ayant été enfin dépossédée par la dynastie Ming, les Tartares qui habitèrent au nord de la grande muraille ne furent plus regardés que comme des espèces de sauvages dont il n’y avait rien ni à espérer ni à craindre. Au-delà de la grande muraille est le royaume de Leaotong, incorporé par la famille de Gengis-kan à l’empire de la Chine, et devenu entièrement chinois. Au nord-est de Leaotong étaient quelques hordes de Tartares mantchoux, que le vice-roi de Leaotong traita durement. Ils firent des représentations hardies, telles qu’on nous dit que les Scythes en firent de tout temps depuis l’invasion de Cyrus : car le génie des peuples est toujours le même, jusqu’à ce qu’une longue oppression les fasse dégénérer. Le gouverneur, pour toute réponse, fit brûler leurs cabanes, enleva leurs troupeaux, et voulut transplanter les habitants. (1622) Alors ces Tartares, qui étaient libres, se choisirent un chef pour faire la guerre. Ce chef, nommé Taïtsou, se fit bientôt roi : il battit les Chinois, entra victorieux dans le Leaotong, et prit d’assaut la capitale.

Cette guerre se fit comme toutes celles des temps les plus reculés. Les armes à feu étaient inconnues dans cette partie du monde. Les anciennes armes, comme la flèche, la lance, la massue, le cimeterre, étaient en usage ; on se servait peu de boucliers et de casques, encore moins de brassards et de bottines de métal. Les fortifications consistaient en un fossé, un mur, des tours : on sapait le mur, ou on montait à l’escalade. La seule force du corps devait donner la victoire ; et les Tartares, accoutumés à dormir en plein champ, devaient avoir l’avantage sur un peuple élevé dans une vie moins dure.

Taïtsou, ce premier chef des hordes tartares, étant mort en 1626, dans le commencement de ses conquêtes, son fils, Taïtsong, prit tout d’un coup le titre d’empereur des Tartares, et s’égala à l’empereur de la Chine[1]. On dit qu’il savait lire et écrire, et il paraît qu’il reconnaissait un seul Dieu, comme les lettrés chinois ; il l’appelait Tien, comme eux. Il s’exprime ainsi dans une de ses lettres circulaires aux magistrats des provinces chinoises : « Le Tien élève qui lui plaît ; il m’a peut-être choisi pour devenir votre maître. » En effet, depuis l’année 1628, le Tien lui fit remporter victoire sur victoire. C’était un homme très-habile ; il poliçait son peuple féroce pour le rendre obéissant, et établissait des lois au milieu de la guerre. Il était toujours à la tête de ses troupes, et l’empereur de la Chine, dont le nom est devenu obscur, et qui s’appelait Hoaitsong, restait dans son palais avec ses femmes et ses eunuques : aussi fut-il le dernier empereur du sang chinois. Il n’avait pas su empêcher que Taïtsong et ses Tartares lui prissent ses provinces du nord ; il n’empêcha pas davantage qu’un mandarin rebelle, nommé Li-tsé-tching, lui prît celles du midi. Tandis que les Tartares ravageaient l’orient et le septentrion de la Chine, ce Li-tsé-tching s’emparait de presque tout le reste. On prétend qu’il avait six cent mille hommes de cavalerie et quatre cent mille d’infanterie. Il vint avec l’élite de ses troupes aux portes de Pékin, et l’empereur ne sortit jamais de son palais ; il ignorait une partie de ce qui se passait. Li-tsé-tching le rebelle (on l’appelle ainsi parce qu’il ne réussit pas) renvoya à l’empereur deux de ses principaux eunuques faits prisonniers, avec une lettre fort courte, par laquelle il l’exhortait à abdiquer l’empire. C’est ici qu’on voit bien ce que c’est que l’orgueil asiatique, et combien il s’accorde avec la mollesse. L’empereur ordonna qu’on coupât la tête aux deux eunuques, pour lui avoir apporté une lettre dans laquelle on lui manquait de respect. On eut beaucoup de peine à lui faire entendre que les têtes des princes du sang, et d’une foule de mandarins que Li-tsé-tching avait entre ses mains, répondraient de celles de ses deux eunuques.

Pendant que l’empereur délibérait sur la réponse, Li-tsé-tching était déjà entré dans Pékin. L’impératrice eut le temps de faire sauver quelques-uns de ses enfants mâles ; après quoi elle s’enferma dans sa chambre, et se pendit. L’empereur y accourut ; et, ayant fort approuvé cet exemple de fidélité, il exhorta quarante autres femmes qu’il avait à l’imiter. Le P. de Mailla, jésuite, qui a écrit cette histoire dans Pékin même, au siècle passé, prétend que toutes ces femmes obéirent sans réplique ; mais il se peut qu’il y en eût quelques-unes qu’il fallut aider. L’empereur, qu’il nous dépeint comme un très-bon prince, aperçut, après cette exécution, sa fille unique, âgée de quinze ans, que l’impératrice n’avait pas jugé à propos d’exposer à sortir du palais ; il l’exhorta à se pendre comme sa mère et ses belles-mères ; mais la princesse n’en voulant rien faire, ce bon prince, ainsi que le dit Mailla, lui donna un grand coup de sabre, et la laissa pour morte. On s’attend qu’un tel père, un tel époux se tuera sur le corps de ses femmes et de sa fille ; mais il alla dans un pavillon hors de la ville pour attendre des nouvelles ; et enfin, ayant appris que tout était désespéré, et que Li-tsé-tching était dans son palais, il s’étrangla, et mit fin à un empire et à une vie qu’il n’avait pas osé défendre. Cet étrange événement arriva l’année 1641. C’est sous ce dernier empereur de la race chinoise que les jésuites avaient enfin pénétré dans la cour de Pékin. Le P. Adam Schall, natif de Cologne, avait tellement réussi auprès de cet empereur par ses connaissances en physique et en mathématiques, qu’il était devenu mandarin. C’était lui qui, le premier, avait fondu du canon de bronze à la Chine ; mais le peu qu’il y en avait à Pékin, et qu’on ne savait pas employer, ne sauva pas l’empire. Le mandarin Schall quitta Pékin avant la révolution.

Après la mort de l’empereur, les Tartares et les rebelles se disputèrent la Chine. Les Tartares étaient unis et aguerris ; les Chinois étaient divisés et indisciplinés. Il fallut petit à petit céder tout aux Tartares. Leur nation avait pris un caractère de supériorité qui ne dépendait pas de la conduite de leur chef. Il en était comme des Arabes de Mahomet, qui furent pendant plus de trois cents ans si redoutables par eux-mêmes.

La mort de l’empereur Taïtsong, que les Tartares perdirent en ce temps-là, ne les empêcha pas de poursuivre leurs conquêtes. Ils élurent un de ses neveux encore enfant ; c’est Chun-tchi, père du célèbre Kanghi[2], sous lequel la religion chrétienne a fait des progrès à la Chine. Ces peuples, qui avaient d’abord pris les armes pour défendre leur liberté, ne connaissaient pas le droit héréditaire. Nous voyons que tous les peuples ont commencé par élire des chefs pour la guerre ; ensuite ces chefs sont devenus absolus, excepté chez quelques nations d’Europe. Le droit héréditaire s’établit et devient sacré avec le temps.

Une minorité ruine presque toujours des conquérants, et ce fut pendant cette minorité de Chun-tchi que les Tartares achevèrent de subjuguer la Chine. L’usurpateur Li-tsé-tching fut tué par un autre usurpateur chinois qui prétendait venger le dernier empereur. On reconnut dans plusieurs provinces des enfants vrais ou faux du dernier prince détrôné et étranglé, comme on avait produit des Demetri en Russie. Des mandarins chinois tâchèrent d’usurper des provinces, et les grands usurpateurs tartares vinrent enfin à bout de tous les petits. Il y eut un général chinois qui arrêta quelque temps leurs progrès, parce qu’il avait quelques canons, soit qu’il les eût des Portugais de Macao, soit que le jésuite Schall les eût fait fondre. Il est très-remarquable que les Tartares, dépourvus d’artillerie, l’emportèrent à la fin sur ceux qui en avaient : c’était le contraire de ce qui était arrivé dans le nouveau monde, et une preuve de la supériorité des peuples du Nord sur ceux du Midi.

Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que les Tartares conquirent pied à pied tout ce vaste empire de la Chine sous deux minorités ; car leur jeune empereur Chun-tchi étant mort, en 1661, à l’âge de vingt-quatre ans, avant que leur domination fût entièrement affermie, ils élurent son fils, Kang-ki, au même âge de huit ans auquel ils avaient élu son père, et ce Kang-ki a rétabli l’empire de la Chine, ayant été assez sage et assez heureux pour se faire également obéir des Chinois et des Tartares. Les missionnaires qu’il fit mandarins l’ont loué comme un prince parfait. Quelques voyageurs, et surtout Le Gentil, qui n’ont point été mandarins, disent qu’il était d’une avarice sordide, et plein de caprices ; mais ces détails personnels n’entrent point dans cette peinture générale du monde ; il suffit que l’empire ait été heureux sous ce prince ; c’est par là qu’il faut regarder et juger les rois.

Pendant le cours de cette révolution, qui dura plus de trente ans, une des plus grandes mortifications que les Chinois éprouvèrent fut que leurs vainqueurs les obligeaient à se couper les cheveux à la manière tartare. Il y en eut qui aimèrent mieux mourir que de renoncer à leur chevelure. Nous avons vu les Moscovites exciter quelques séditions quand le czar Pierre Ier les a obligés à se couper leur barbe, tant la coutume a de force sur le vulgaire.

Le temps n’a pas encore confondu la nation conquérante avec le peuple vaincu, comme il est arrivé dans nos Gaules, dans l’Angleterre, et ailleurs. Mais les Tartares ayant adopté les lois, les usages, et la religion des Chinois, les deux nations n’en composeront bientôt qu’une seule.

Sous le règne de ce Kang-ki les missionnaires d’Europe jouirent d’une grande considération ; plusieurs furent logés dans le palais impérial ; ils bâtirent des églises ; ils eurent des maisons opulentes. Ils avaient réussi en Amérique en enseignant à des sauvages les arts nécessaires ; ils réussirent à la Chine en enseignant les arts les plus relevés à une nation spirituelle. Mais bientôt la jalousie corrompit les fruits de leur sagesse ; et cet esprit d’inquiétude et de contention, attaché en Europe aux connaissances et aux talents, renversa les plus grands desseins.

On fut étonné à la Chine de voir des sages qui n’étaient pas d’accord sur ce qu’ils venaient enseigner, qui se persécutaient et s’anathématisaient réciproquement, qui s’intentaient des procès criminels à Rome[3] et qui faisaient décider dans des congrégations de cardinaux si l’empereur de la Chine entendait aussi bien sa langue que des missionnaires venus d’Italie et de France.

Ces querelles allèrent si loin que l’on craignit, dans la Chine, ou qu’on feignit de craindre les mêmes troubles qu’on avait essuyés au Japon[4]. Le successeur de Kang-ki défendit l’exercice de la religion chrétienne, tandis qu’on permettait la musulmane et les différentes sortes de bonzes. Mais cette même cour, sentant le besoin des mathématiques autant que le prétendu danger d’une religion nouvelle, conserva les mathématiciens, en leur imposant silence sur le reste, et en chassant les missionnaires. Cet empereur, nommé Yongtching, leur dit ces propres paroles, qu’ils ont eu la bonne foi de rapporter dans leurs lettres intitulées curieuses et édifiantes :

« Que diriez-vous si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays ? comment les recevriez-vous ? Si vous avez su tromper mon père, n’espérez pas me tromper de même. Vous voulez que les Chinois embrassent votre loi. Votre culte n’en tolère point d’autre, je le sais : en ce cas que deviendrons-nous ? les sujets de vos princes. Les disciples que vous faites ne connaissent que vous. Dans un temps de troubles ils n’écouteraient d’autre voix que la vôtre. Je sais bien qu’à présent il n’y a rien à craindre ; mais quand les vaisseaux viendront par milliers, il pourrait y avoir du désordre. »

Les mêmes jésuites qui rendent compte de ces paroles avouent avec tous les autres que cet empereur était un des plus sages et des plus généreux princes qui aient jamais régné ; toujours occupé du soin de soulager les pauvres et de les faire travailler, exact observateur des lois, réprimant l’ambition et le manège des bonzes, entretenant la paix et l’abondance, encourageant tous les arts utiles, et surtout la culture des terres. De son temps les édifices publics, les grands chemins, les canaux qui joignent tous les fleuves de ce grand empire, furent entretenus avec une magnificence et une économie qui n’a rien d’égal que chez les Romains.

Ce qui mérite bien notre attention, c’est le tremblement de terre que la Chine essuya en 1699, sous l’empereur Kang-hi. Ce phénomène fut plus funeste que celui qui de nos jours a détruit Lima et Lisbonne ; il fit périr, dit-on, environ quatre cent mille hommes. Ces secousses ont dû être fréquentes dans notre globe : la quantité de volcans qui vomissent la fumée et la flamme font penser que la première écorce de la terre porte sur des gouffres, et qu’elle est remplie de matière inflammable. Il est vraisemblable que notre habitation a éprouvé autant de révolutions en physique que la rapacité et l’ambition en ont causé parmi les peuples.

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  1. D’après les tables chinoises le commencement de la dynastie Taï-Thsing date de 1616. (G. A.)
  2. On lit Cam-hi, tome XI, page 55.
  3. Voyez le chapitre xxxix des Disputes sur les cérémonies chinoises, etc., à la fin du Siècle de Louis XIV. (Note de Voltaire.)
  4. Voyez le chapitre suivant concernant le Japon. (Id.)