Essai sur les mœurs/Chapitre 73

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CHAPITRE LXXIII.

De Jean Hus, et de Jérôme de Prague.

Tout ce que nous avons vu dans ce tableau de l’histoire générale montre dans quelle ignorance avaient croupi les peuples de l’Occident. Les nations soumises aux Romains étaient devenues barbares dans le déchirement de l’empire, et les autres l’avaient toujours été. Lire et écrire était une science bien peu commune avant Frédéric II ; et le fameux bénéfice de clergie, par lequel un criminel condamné à mort obtenait sa grâce en cas qu’il sût lire, est la plus grande preuve de l’abrutissement de ces temps. Plus les hommes étaient grossiers, plus la science, et surtout la science de la religion, avait donné sur eux au clergé et aux religieux cette autorité naturelle que la supériorité des lumières donne aux maîtres sur les disciples. De cette autorité naquit la puissance ; il n’y eut point d’évêque en Allemagne et dans le Nord qui ne fût souverain ; nul en Espagne, en France, en Angleterre, qui n’eût ou ne disputât les droits régaliens. Presque tout abbé devint prince, et les papes, quoique persécutés, étaient les rois de tous ces souverains. Les vices attachés à l’opulence, et les désastres qui suivent l’ambition, ramenèrent enfin la plupart des évêques et des abbés à l’ignorance des laïques. Les universités de Bologne, de Paris, d’Oxford, fondées vers le xiiie siècle, cultivèrent cette science qu’un clergé trop riche abandonnait.

Les docteurs de ces universités, qui n’étaient que docteurs, éclatèrent bientôt contre les scandales du reste du clergé ; et l’envie de se signaler les porta à examiner des mystères qui, pour le bien de la paix, devaient être toujours derrière un voile.

Celui qui déchira le voile avec le plus d’emportement fut Jean Wiclef, docteur de l’université d’Oxford ; il prêcha, il écrivit, tandis qu’Urbain V et Clément désolaient l’Église par leur schisme, et publiaient des croisades l’un contre l’autre ; il prétendit qu’on devait faire pour toujours ce que la France avait fait un temps, ne reconnaître jamais de pape. Cette idée fut embrassée par beaucoup de seigneurs, indignés dès longtemps de voir l’Angleterre traitée comme une province de Rome ; mais elle fut combattue par tous ceux qui partageaient le fruit de cette soumission. Wiclef fut moins protégé dans sa théologie que dans sa politique : il renouvela les anciens sentiments proscrits dans Bérenger ; il soutint qu’il ne faut rien croire d’impossible et de contradictoire, qu’un accident ne peut subsister sans sujet, qu’un même corps ne peut être à la fois, tout entier, en cent mille endroits ; que ces idées monstrueuses étaient capables de détruire le christianisme dans l’esprit de quiconque a conservé une étincelle de raison ; qu’en un mot le pain et le vin de l’eucharistie demeurent du pain et du vin. Il voulut détruire la confession introduite dans l’Occident, les indulgences par lesquelles on vendait la justice de Dieu, la hiérarchie éloignée de sa simplicité primitive. Ce que les Vaudois enseignaient alors en secret, il l’enseignait en public ; et, à peu de chose près, sa doctrine était celle des protestants qui parurent plus d’un siècle après lui, et de plus d’une société établie longtemps auparavant.

Sa doctrine fut réprimée par l’université d’Oxford, par les évêques et le clergé, mais non étouffée. Ses manuscrits, quoique mal digérés et obscurs, se répandirent par la seule curiosité qu’inspiraient le sujet de la querelle et la hardiesse de l’auteur, de qui les mœurs irrépréhensibles donnaient du poids à ses opinions. Ces ouvrages pénétrèrent en Bohême, pays naguère barbare, qui de l’ignorance la plus grossière commençait à passer à cette autre espèce d’ignorance qu’on appelait alors érudition.

L’empereur Charles IV, législateur de l’Allemagne et de la Bohême, avait fondé une université dans Prague, sur le modèle de celle de Paris. Déjà on y comptait, à ce qu’on dit, près de vingt mille étudiants au commencement du XVe siècle. Les Allemands avaient trois voix dans les délibérations de l’académie, et les Bohémiens une seule. Jean Hus, né en Bohême, devenu bachelier de cette académie, et confesseur de la reine Sophie de Bavière, femme de Venceslas, obtint de cette reine que ses compatriotes, au contraire, eussent trois voix, et les Allemands une seule. Les Allemands, irrités, se retirèrent ; et ce furent autant d’ennemis irréconciliables que se fit Jean Hus. Il reçut dans ce temps-là quelques ouvrages de Wiclef ; il en rejeta constamment la doctrine, mais il en adopta tout ce que la bile de cet Anglais avait répandu contre les scandales des papes et des évêques, contre celui des excommunications lancées avec tant de légèreté et de fureur ; enfin contre toute puissance ecclésiastique, que Wiclef regardait comme une usurpation. Par là il se fit de bien plus grands ennemis ; mais aussi il se concilia beaucoup de protecteurs, et surtout la reine, qu’il dirigeait. On l’accusa devant le pape Jean XXIII, et on le cita à comparaître vers l’an 1411. Il ne comparut point. On assembla cependant le concile de Constance, qui devait juger les papes et les opinions des hommes ; il y fut cité (1414). L’empereur lui-même écrivit en Bohême qu’on le fît partir pour venir rendre compte de sa doctrine.

Jean Hus, plein de confiance, alla au concile, où ni lui ni le pape n’auraient dû aller. Il y arriva, accompagné de quelques gentilshommes bohémiens et de plusieurs de ses disciples ; et, ce qui est très-essentiel, il ne s’y rendit que muni d’un sauf-conduit de l’empereur, daté du 18 octobre 1414, sauf-conduit le plus favorable et le plus ample qu’on puisse jamais donner, et par lequel l’empereur le prenait sous sa sauvegarde pour son voyage, son séjour, et son retour. À peine fut-il arrivé qu’on l’emprisonna ; et on instruisit son procès en même temps que celui du pape. Il s’enfuit comme ce pontife, et fut arrêté comme lui ; l’un et l’autre furent gardés quelque temps dans la même prison[1].

(1415) Enfin il comparut plusieurs fois, chargé de chaînes. On l’interrogea sur quelques passages de ses écrits. Il faut l’avouer, il n’y a personne qu’on ne puisse perdre en interprétant ses paroles : quel docteur, quel écrivain est en sûreté de sa vie si on condamne au bûcher quiconque dit « qu’il n’y a qu’une Église catholique qui renferme dans son sein tous les prédestinés ; qu’un réprouvé n’est pas de cette Église ; que les seigneurs temporels doivent obliger les prêtres à observer la loi ; qu’un mauvais pape n’est pas le vicaire de Jésus-Christ » ?

Voilà quelles étaient les propositions de Jean Hus. Il les expliqua toutes d’une manière qui pouvait obtenir sa grâce ; mais on les entendait de la manière qu’il fallait pour le condamner. Un père du concile lui dit : « Si vous ne croyez pas l’universel a parte rei, vous ne croyez pas la présence réelle. » Quel raisonnement, et de quoi dépendait alors la vie des hommes ! Un autre lui dit : « Si le sacré concile prononçait que vous êtes borgne, en vain seriez-vous pourvu de deux bons yeux, il faudrait vous confesser borgne. »

Jean Hus n’adoptait aucune des propositions de Wiclef, qui séparent aujourd’hui les protestants de l’Église romaine ; cependant il fut condamné à expirer dans les flammes. En cherchant la cause d’une telle atrocité, je n’ai jamais pu en trouver d’autre que cet esprit d’opiniâtreté qu’on puise dans les écoles. Les pères du concile voulaient absolument que Jean Hus se rétractât ; et Jean Hus, persuadé qu’il avait raison, ne voulait point avouer qu’il s’était trompé. L’empereur, touché de compassion, lui dit : « Que vous coûte-t-il d’abjurer des erreurs qui vous sont faussement attribuées ? Je suis prêt d’abjurer à l’instant toutes sortes d’erreurs, s’ensuit-il que je les aie tenues ? » Jean Hus fut inflexible. Il fit voir la différence entre abjurer des erreurs en général, et se rétracter d’une erreur. Il aima mieux être brûlé que de convenir qu’il avait eu tort.

Le concile fut aussi inflexible que lui : mais l’opiniâtreté de courir à la mort avait quelque chose d’héroïque ; celle de l’y condamner était bien cruelle. L’empereur, malgré la foi du sauf-conduit, ordonna à l’électeur palatin de le faire traîner au supplice. Il fut brûlé vif, en présence de l’électeur même, et loua Dieu jusqu’à ce que la flamme étouffât sa voix[2].

Quelques mois après, le concile exerça encore la même sévérité contre Hiéronyme, disciple et ami de Jean Hus, que nous appelons Jérôme de Prague. C’était un homme bien supérieur à Jean Hus en esprit et en éloquence. Il avait d’abord souscrit à la condamnation de la doctrine de son maître ; mais, ayant appris avec quelle grandeur d’âme Jean Hus était mort, il eut honte de vivre. Il se rétracta publiquement, et fut envoyé au bûcher. Poggio, Florentin, secrétaire de Jean XXIII, et l’un des premiers restaurateurs des lettres, présent à ses interrogatoires et à son supplice, dit qu’il n’avait jamais rien entendu qui approchât autant de l’éloquence des Grecs et des Romains que les discours de Jérôme à ses juges. « Il parla, dit-il, comme Socrate, et marcha au bûcher avec autant d’allégresse que Socrate avait bu la coupe de ciguë. »

Puisque Poggio a fait cette comparaison, qu’il me soit permis d’ajouter que Socrate fut en effet condamné comme Jean Hus et Jérôme de Prague, pour s’être attiré l’inimitié des sophistes et des prêtres de son temps : mais quelle différence entre les mœurs d’Athènes et celles du concile de Constance ; entre la coupe d’un poison doux qui, loin de tout appareil horrible et infâme, laissa expirer tranquillement un citoyen au milieu de ses amis, et le supplice épouvantable du feu, dans lequel des prêtres, ministres de clémence et de paix, jetaient d’autres prêtres, trop opiniâtres sans doute, mais d’une vie pure et d’un courage admirable[3] !

Puis-je encore observer que dans ce concile un homme accusé de tous les crimes ne perdit que des honneurs, et que deux hommes accusés d’avoir fait de faux arguments furent livrés aux flammes ?

Tel fut ce fameux concile de Constance, qui dura depuis le 1er novembre 1413 jusqu’au 20 mai 1418.

Ni l’empereur ni les pères du concile n’avaient prévu les suites du supplice de Jean Hus et d’Hiéronyme. Il sortit de leur cendre une guerre civile. Les Bohémiens crurent leur nation outragée ; ils imputèrent la mort de leurs compatriotes à la vengeance des Allemands retirés de l’université de Prague. Ils reprochèrent à l’empereur la violation du droit des gens. Enfin, peu de temps après (1419), quand Sigismond voulut succéder en Bohême à Venceslas son frère, il trouva, tout empereur, tout roi de Hongrie qu’il était, que le bûcher de deux citoyens lui fermait le chemin du trône de Prague. Les vengeurs de Jean Hus étaient au nombre de quarante mille. C’étaient des animaux sauvages que la sévérité du concile avait effarouchés et déchaînés.

Les prêtres qu’ils rencontraient payaient de leur sang la cruauté des pères de Constance. Jean, surnommé Ziska, qui veut dire borgne, chef barbare de ces barbares, battit Sigismond plus d’une fois. Ce Jean Ziska, ayant perdu dans une bataille l’œil qui lui restait, marchait encore à la tête de ses troupes, donnait ses conseils aux généraux, et assistait aux victoires. Il ordonna qu’après sa mort on fît un tambour de sa peau ; on lui obéit[4] : ce reste de lui-même fut encore longtemps fatal à Sigismond, qui put à peine en seize années réduire la Bohême avec les forces de l’Allemagne et la terreur des croisades. Ce fut pour avoir violé son sauf-conduit qu’il essuya ces seize années de désolation.

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  1. Dans un ouvrage intitulé Dictionnaire des Hérésies, par un professeur de morale au Collége royal (l’abbé Pluquet) on a fait l’apologie de Sigismond ; il est certain cependant que son sauf-conduit fut violé par les pères du concile, que lui-même s’en plaignit, mais qu’il n’eut le courage ni de remplir ce qu’il devait à un de ses sujets arrêté contre la foi publique, ni de venger l’outrage fait à sa personne et à tous les souverains. De longs malheurs furent la punition de sa faiblesse, car il ne fut que faible ; les pères du concile furent seuls fourbes et barbares. Une chose assez remarquable, c’est que, dans le XVIIIe siècle, la première chaire de morale qui ait été fondée en France ait eu pour premier professeur un homme qui a fait l’apologie de la conduite de Sigismond et du concile de Constance. Que dirions-nous des Turcs s’ils s’avisaient de créer une chaire de géométrie, et qu’ils la donnassent à un homme qui aurait eu le malheur de trouver la quadrature du cercle ? (K.)
  2. Voyez Annales de l’Empire, année 1415.
  3. La mort de Socrate est le seul exemple qu’offre l’antiquité d’un homme condamné à mort pour ses opinions ; mais le peuple d’Athènes se repentit peu de temps après ; les accusateurs de Socrate furent punis ; on rendit des honneurs à sa mémoire. L’assassinat juridique de Jean Hus, au contraire, a été suivi de dix mille assassinats semblables, dont aucun n’a été ni puni, ni réparé même par un repentir inutile. Les grands crimes, les usages barbares que nous reprochons aux anciens, tenaient à cette férocité qui est l’abus de la force. Les usages barbares des nations modernes sont nés, au contraire, de la superstition, c’est-à-dire de la peur et de la sottise. (K.)
  4. Voyez, dans la Correspondance, la lettre de Voltaire du 16 novembre 1743, et celle du roi de Prusse du 4 décembre même année.