Essai sur les mœurs/Chapitre 75

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CHAPITRE LXXV.

De la France et de l’Angleterre du temps de Philippe de Valois, d’Édouard II et d’Édouard III. Déposition du roi Édouard II par le Parlement. Édouard III, vainqueur de la France. Examen de la loi salique, de l’artillerie, etc.

L’Angleterre reprit sa force sous Édouard Ier, vers la fin du xiiie siècle. Édouard, successeur de Henri III son père, fut obligé à la vérité de renoncer à la Normandie, à l’Anjou, à la Touraine, patrimoines de ses ancêtres ; mais il conserva la Guienne ; (1283) il s’empara du pays de Galles ; il sut contenir l’humeur des Anglais, et les animer. Il fit fleurir leur commerce autant qu’on le pouvait alors. (1291) La maison d’Écosse étant éteinte, il eut la gloire d’être choisi pour arbitre entre les prétendants. Il obligea d’abord le parlement d’Écosse à reconnaître que la couronne de ce pays relevait de celle d’Angleterre ; ensuite il nomma pour roi Baliol, qu’il fit son vassal : Édouard prit enfin pour lui ce royaume d’Écosse, et le conquit après plusieurs batailles ; mais il ne put le garder. Ce fut alors que commença cette antipathie entre les Anglais et les Écossais, qui aujourd’hui, malgré la réunion des deux peuples, n’est pas encore tout à fait éteinte.

Sous ce prince on commençait à s’apercevoir que les Anglais ne seraient pas longtemps tributaires de Rome ; on se servait de prétextes pour mal payer, et on éludait une autorité qu’on n’osait attaquer de front.

Le parlement d’Angleterre prit, vers l’an 1300, une nouvelle forme, telle qu’elle est à peu près de nos jours. Le titre de barons et de pairs ne fut affecté qu’à ceux qui entraient dans la chambre haute. La chambre des communes commença à régler les subsides, parce que le peuple seul les payait. Edouard Ier donna du poids à la chambre des communes pour pouvoir balancer le pouvoir des barons. Ce prince, assez ferme et assez habile pour les ménager et ne les point craindre, forma cette espèce de gouvernement qui rassemble tous les avantages de la royauté, de l’aristocratie et de la démocratie, mais qui a aussi les inconvénients de toutes les trois, et qui ne peut subsister que sous un roi sage. Son fils ne le fut pas, et l’Angleterre fut déchirée.

Édouard Ier mourut lorsqu’il allait conquérir l’Écosse, trois fois subjuguée et trois fois soulevée ; son fils, âgé de vingt-trois ans, à la tête d’une nombreuse armée, abandonna les projets du père pour se livrer à des plaisirs qui paraissaient plus indignes d’un roi en Angleterre qu’ailleurs. Ses favoris irritèrent la nation, et surtout l’épouse du roi, Isabelle, fille de Philippe le Bel, femme galante et impérieuse, jalouse de son mari qu’elle trahissait. Ce ne fut plus dans l’administration publique que fureur, confusion et faiblesse. (1312) Une partie du parlement fait trancher la tête à un favori du monarque, nommé Gaveston : les Écossais profitent de ces troubles ; ils battent les Anglais, et Robert Bruce, devenu roi d’Écosse, la rétablit par la faiblesse de l’Angleterre.

(1316) On ne peut se conduire avec plus d’imprudence, et par conséquent avec plus de malheur qu’Édouard II : il souffre que sa femme Isabelle, irritée contre lui, passe en France avec son fils, qui fut depuis l’heureux et le célèbre Édouard III.

Charles le Bel, frère d’Isabelle, régnait en France ; il suivait cette politique de tous les rois, de semer la discorde chez ses voisins : il encouragea sa sœur Isabelle à lever l’étendard contre son mari.

Ainsi donc, sous prétexte qu’un jeune favori, nommé Spencer, gouvernait indignement le roi d’Angleterre, sa femme se prépare à faire la guerre. Elle marie son fils à la fille du comte de Hainaut et de Hollande ; elle engage ce comte à lui donner des troupes ; elle repasse enfin en Angleterre, et se joint à main armée aux ennemis de son époux : son amant, Mortimer, était avec elle à la tête de ses troupes, tandis que le roi fuyait avec son favori Spencer.

(1326) La reine fait pendre à Bristol le père du favori, âgé de quatre-vingt-dix ans : cette cruauté, qui ne respecta point l’extrême vieillesse, est un exemple unique ; elle punit ensuite du même supplice, dans Herford, le favori lui-même, tombé dans ses mains ; mais elle exerça dans ce supplice une vengeance que la bienséance de notre siècle ne permettrait pas : elle fit mettre dans l’arrêt qu’on arracherait au jeune Spencer les parties dont il avait fait un coupable usage avec le monarque. L’arrêt fut exécuté à la potence : elle ne craignit point de voir l’exécution. Froissard ne fait point difficulté d’appeler ces parties par leur nom propre. Ainsi cette cour rassemblait à la fois toutes les dissolutions des temps les plus efféminés, et toutes les barbaries des temps les plus sauvages.

Enfin le roi, abandonné, fugitif dans son royaume, est pris, conduit à Londres, insulté par le peuple, enfermé dans la Tour, jugé par le parlement, et déposé par un jugement solennel. Un nommé Trussel lui signifia sa déposition en ces mots rédigés dans les actes publics : « Moi, Guillaume Trussel, procureur du parlement et de la nation, je vous déclare en leur nom et en leur autorité que je renonce, que je révoque et rétracte l’hommage à vous fait, et que je vous prive de la puissance royale[1]. » On donna la couronne à son fils, âgé de quatorze ans, et la régence à la mère assistée d’un conseil : une pension d’environ soixante mille livres de notre monnaie fut assignée au roi pour vivre.

(1327) Édouard II survécut à peine une année à sa disgrâce : on ne trouva sur son corps aucune marque de mort violente. Il passa pour constant qu’on lui avait enfoncé un fer brûlant dans les entrailles à travers un tuyau de corne.

Le fils punit bientôt la mère. Édouard III, mineur encore, mais impatient et capable de régner, saisit un jour aux yeux de sa mère son amant Mortimer, comte de La Marche (1331). Le parlement juge ce favori sans l’entendre, comme les Spencer l’avaient été. Il périt par le supplice de la potence, non pour avoir déshonoré le lit de son roi, l’avoir détrôné et l’avoir fait assassiner, mais pour les concussions, les malversations dont sont toujours accusés ceux qui gouvernent. La reine, enfermée dans le château de Risin avec cinq cents livres sterling de pension, différemment malheureuse, pleura dans la solitude ses infortunes plus que ses faiblesses et ses barbaries.

(1332) Édouard III, maître, et bientôt maître absolu, commence par conquérir l’Écosse; mais alors une nouvelle scène s’ouvrait en France. L’Europe en suspens ne savait si Édouard aurait ce royaume par les droits du sang ou par ceux des armes.

La France, qui ne comprenait ni la Provence, ni le Dauphiné, ni la Franche-Comté, était pourtant un royaume puissant ; mais son roi ne l’était pas encore. De grands États, tels que la Bourgogne, l’Artois, la Flandre, la Bretagne, la Guienne, relevant de la couronne, faisaient toujours l’inquiétude du prince beaucoup plus que sa grandeur.

Les domaines de Philippe le Bel, avec les impôts sur ses sujets immédiats, avaient monté à cent soixante mille livres de poids. Quand Philippe le Bel fit la guerre aux Flamands (1302), et que presque tous les vassaux de la France contribuèrent à cette guerre, on fit payer le cinquième des revenus à tous les séculiers que leur état dispensait de faire la campagne. Les peuples étaient malheureux, et la famille royale l’était davantage.

Rien n’est plus connu que l’opprobre dont les trois enfants de Philippe le Bel se couvrirent à la fois, en accusant leurs femmes d’adultère en plein parlement ; toutes trois furent condamnées à être renfermées. Louis Hutin, l’aîné, fit périr la sienne, Marguerite de Bourgogne, par le cordeau. Les amants de ces princesses furent condamnés à un nouveau genre de supplice : on les écorcha vifs. Quels temps ! et nous nous plaignons encore du nôtre !

(1316) Après la mort de Louis Hutin, qui avait joint la Navarre à la France comme son père, la question de la loi salique émut tous les esprits. Ce roi ne laissait qu’une fille : on n’avait encore jamais examiné en France si les filles devaient hériter de la couronne ; les lois ne s’étaient jamais faites que selon le besoin présent. Les anciennes lois saliques étaient ignorées ; l’usage en tenait lieu, et cet usage variait toujours en France. Le parlement, sous Philippe le Bel, avait adjugé l’Artois à une fille, au préjudice du plus prochain mâle ; la succession de la Champagne avait tantôt été donnée aux filles, et tantôt elle leur avait été ravie : Philippe le Bel n’eut la Champagne que par sa femme, qui en avait exclu les princes. On voit par là que le droit changeait comme la fortune, et qu’il s’en fallait beaucoup que ce fût une loi fondamentale de l’État d’exclure une fille du trône de son père. Dire, comme tant d’auteurs, que « la couronne de France est si noble qu’elle ne peut admettre de femmes », c’est une grande puérilité. Dire avec Mézerai que « l’imbécillité du sexe ne permet pas aux femmes de régner », c’est être doublement injuste : la régence de la reine Blanche, et le règne glorieux de tant de femmes, dans presque tous les pays de l’Europe, réfutent assez la grossièreté de Mézerai. D’ailleurs l’article de cette ancienne loi, qui ôte toute hérédité aux filles en terre salique, semble ne la leur ravir que parce que tout seigneur salien était obligé de se trouver en armes aux assemblées de la nation : or une reine n’est point obligée de porter les armes, la nation les porte pour elle. Ainsi on peut dire que la loi salique, d’ailleurs si peu connue, regardait les autres fiefs, et non la couronne. C’était si peu une loi pour les rois qu’elle ne se trouve que sous le titre de allodiis, des alleuds. Si c’est une loi des anciens Saliens, elle a donc été faite avant qu’il y eût des rois de France ; elle ne regardait donc point ces rois[2].

De plus, il est indubitable que plusieurs fiefs n’étaient point soumis à cette loi ; à plus forte raison pouvait-on alléguer que la couronne n’y devait pas être assujettie.

On a toujours voulu fortifier ses opinions, quelles qu’elles fussent, par l’autorité des livres sacrés : les partisans de la loi salique ont cité ce passage que les lis ne travaillent ni ne filent[3]; et de là ils ont conclu que les filles, qui doivent filer, ne doivent pas régner dans le royaume des lis. Cependant les lis ne travaillent point, et un prince doit travailler ; les léopards d’Angleterre et les tours de Castille ne filent pas plus que les lis de France, et les filles peuvent régner en Castille et en Angleterre. De plus, les armoiries des rois de France ne ressemblèrent jamais à des lis ; c’est évidemment le bout d’une hallebarde, telles qu’elles sont décrites dans les mauvais vers de Guillaume le Breton :

Cuspidis in medio uncum emittit acutum.
L’écu de France est un fer pointu au milieu de la hallebarde.

Toutes les raisons contre la loi salique furent opiniâtrement soutenues par le duc de Bourgogne, oncle de la princesse fille de Hutin, et par plusieurs princesses du sang. Louis Hutin avait deux frères, qui en peu de temps lui succédèrent, comme on sait, l’un après l’autre : l’aîné, Philippe le Long, et Charles le Bel, le cadet. Charles alors, ne croyant pas qu’il touchait à la couronne, combattit la loi salique par jalousie contre son frère.

Philippe le Long ne manqua pas de faire déclarer dans une assemblée de quelques barons, de prélats et de bourgeois de Paris, que les filles devaient être exclues de la couronne de France ; mais si le parti opposé avait prévalu, on eût bientôt fait une loi fondamentale toute contraire.

Philippe le Long, qui n’est guère connu que pour avoir interdit l’entrée du parlement aux évêques, étant mort après un règne fort court, ne laissa encore que des filles. La loi salique fut confirmée alors une seconde fois. Charles le Bel, qui s’y était opposé, prit incontestablement la couronne, et exclut les filles de son frère.

Charles le Bel, en mourant, laissa encore le même procès à décider. Sa femme était grosse ; il fallait un régent au royaume : Édouard III prétendit la régence en qualité de petit-fils de Philippe le Bel par sa mère, et Philippe de Valois s’en saisit en qualité de premier prince du sang. Cette régence lui fut solennellement déférée, et la reine douairière ayant accouché d’une fille, il prit la couronne du consentement de la nation. La loi salique qui exclut les filles du trône était donc dans les mœurs ; elle était fondamentale par une ancienne convention universelle. Il n’y en a point d’autre. Les hommes les font et les abolissent. Qui peut douter que si jamais il ne restait du sang de la maison de France qu’une princesse digne de régner, la nation ne pût et ne dût lui décerner la couronne ?

Non-seulement les filles étaient exclues, mais le représentant d’une fille l’était aussi : on prétendait que le roi Édouard ne pouvait avoir par sa mère un droit que sa mère n’avait pas. Une raison plus forte encore faisait préférer un prince du sang à un étranger, à un prince né dans une nation naturellement ennemie de la France. Les peuples donnèrent alors à Philippe de Valois le nom de Fortuné. Il put y joindre quelque temps celui de victorieux et de juste : car le comte de Flandre son vassal ayant maltraité ses sujets, et les sujets s’étant soulevés, il marcha au secours de ce prince, et, ayant tout pacifié, il dit au comte de Flandre : « Ne vous attirez plus tant de révoltes par une mauvaise conduite. »

On pouvait le nommer fortuné encore, lorsqu’il reçut dans Amiens l’hommage solennel que lui vint rendre Édouard III. Mais bientôt cet hommage fut suivi de la guerre : Édouard disputa la couronne à celui dont il s’était déclaré le vassal.

Un brasseur de bière de la ville de Gand fut le grand moteur de cette guerre fameuse, et celui qui détermina Édouard à prendre le titre de roi de France. Ce brasseur, nommé Jacques d’Artevelt[4], était un de ces citoyens que les souverains doivent perdre ou ménager : le prodigieux crédit qu’il avait le rendit nécessaire à Édouard ; mais il ne voulut employer ce crédit en faveur du roi anglais qu’à condition qu’Édouard prendrait le titre de roi de France, afin de rendre les deux rois irréconciliables. Le roi d’Angleterre et le brasseur signèrent le traité à Gand, longtemps après avoir commencé les hostilités contre la France. L’empereur Louis de Bavière se ligua avec le roi d’Angleterre avec plus d’appareil que le brasseur, mais avec moins d’utilité pour Édouard.

Remarquez avec une grande attention le préjugé qui régna si longtemps dans la république allemande, revêtue du titre d’empire romain. Cet empereur Louis, qui possédait seulement la Bavière (1338), investit le roi Édouard III, dans Cologne[5], de la dignité de vicaire de l’empire, en présence de presque tous les princes et de tous les chevaliers allemands et anglais ; là il prononce que le roi de France est déloyal et perfide, qu’il a forfait la protection de l’empire, déclarant tacitement par cet acte Philippe de Valois et Édouard ses vassaux.

L’Anglais s’aperçut bientôt que le titre de vicaire était aussi vain par lui-même que celui d’empereur quand l’Allemagne ne le secondait pas ; et il conçut un tel dégoût pour l’anarchie allemande que depuis, lorsqu’on lui offrit l’empire, il ne daigna pas l’accepter.

Cette guerre commença par montrer quelle supériorité la nation anglaise pouvait un jour avoir sur mer. Il fallait d’abord qu’Édouard III tentât de débarquer en France avec une grande armée, et que Philippe l’en empêchât : l’un et l’autre équipèrent en très-peu de temps chacun une flotte de plus de cent vaisseaux ; ces navires n’étaient que de grosses barques ; Édouard n’était pas, comme le roi de France, assez riche pour les construire à ses dépens : des cent vaisseaux anglais, vingt lui appartenaient, le reste était fourni par toutes les villes maritimes d’Angleterre. Le pays était si peu riche en espèces que le prince de Galles n’avait que vingt schellings par jour pour sa paye ; l’évêque de Derham, un des amiraux de la flotte, n’en avait que six, et les barons quatre. Les plus pauvres vainquirent les plus riches, comme il arrive presque toujours. Les batailles navales étaient alors plus meurtrières qu’aujourd’hui : on ne se servait pas du canon, qui fait tant de bruit, mais on tuait beaucoup plus de monde ; les vaisseaux s’abordaient par la proue, on en abaissait de part et d’autre des ponts-levis, et on se battait comme en terre ferme. (1340) Les amiraux de Philippe de Valois perdirent soixante-dix vaisseaux, et près de vingt mille combattants. Ce fut là le prélude de la gloire d’Édouard, et du célèbre Prince Noir, son fils, qui gagnèrent en personne cette bataille mémorable.

Je vous épargne ici les détails des guerres, qui se ressemblent presque toutes ; mais, insistant toujours sur ce qui caractérise les mœurs du temps, j’observerai qu’Édouard défia Philippe de Valois à un combat singulier : le roi de France le refusa, disant qu’un souverain ne s’abaissait pas à se battre contre son vassal.

(1341) Cependant un nouvel événement semblait renverser encore la loi salique. La Bretagne, fief de France, venait d’être adjugée par la cour des pairs à Charles de Blois, qui avait épousé la fille du dernier duc ; et le comte de Montfort, oncle de ce duc, avait été exclu. Les lois et les intérêts étaient autant de contradictions. Le roi de France, qui semblait devoir soutenir la loi salique dans la cause du comte de Montfort, héritier mâle de la Bretagne, prenait le parti de Charles de Blois, qui tirait son droit des femmes ; et le roi d’Angleterre, qui devait maintenir le droit des femmes dans Charles de Blois, se déclarait pour le comte de Montfort.

La guerre recommence à cette occasion entre la France et l’Angleterre. On surprend d’abord Montfort dans Nantes, et on l’amène prisonnier à Paris dans la tour du Louvre. Sa femme, fille du comte de Flandre, était une de ces héroïnes singulières qui ont paru rarement dans le monde, et sur lesquelles on a sans doute imaginé les fables des Amazones. Elle se montra, l’épée à la main, le casque en tête, aux troupes de son mari, portant son fils entre ses bras ; elle soutint le siége de Hennebon, fit des sorties, combattit sur la brèche, et enfin, à l’aide de la flotte anglaise qui vint à son secours, elle fit lever le siége.

(Auguste 1346) Cependant la faction anglaise et le parti français se battirent longtemps en Guienne, en Bretagne, en Normandie : enfin, près de la rivière de Somme, se donne cette sanglante bataille de Crécy entre Édouard et Philippe de Valois. Édouard avait auprès de lui son fils le prince de Galles, qu’on nommait le Prince Noir à cause de sa cuirasse brune et de l’aigrette noire de son casque. Ce jeune prince eut presque tout l’honneur de cette journée. Plusieurs historiens ont attribué la défaite des Français à quelques petites pièces de canon dont les Anglais étaient munis : il y avait dix ou douze années que l’artillerie commençait à être en usage.

Cette invention des Chinois fut-elle apportée en Europe par les Arabes, qui trafiquaient sur les mers des Indes ? Il n’y a pas d’apparence : c’est un bénédictin allemand, nommé Berthold Schwartz, qui trouva ce secret fatal. Il y avait longtemps qu’on y touchait. Un autre bénédictin anglais, Roger Bacon, avait longtemps auparavant parlé des grandes explosions que le salpêtre enfermé pouvait produire[6]. Mais pourquoi le roi de France n’avait-il pas de canons dans son armée, aussi bien que le roi d’Angleterre ? et si l’Anglais eut cette supériorité, pourquoi tous nos historiens rejettent-ils la perte de la bataille sur les arbalétriers génois que Philippe avait à sa solde ? La pluie mouilla, dit-on, la corde de leurs arcs ; mais cette pluie ne mouilla pas moins les cordes des Anglais. Ce que les historiens auraient peut-être mieux fait d’observer, c’est qu’un roi de France qui avait des archers de Gênes au lieu de discipliner sa nation, et qui n’avait point de canon quand son ennemi en avait, ne méritait pas de vaincre.

Il est bien étrange que cet usage de la poudre ayant dû changer absolument l’art de la guerre, on ne voie point l’époque de ce changement. Une nation qui aurait su se procurer une bonne artillerie était sûre de l’emporter sur toutes les autres : c’était de tous les arts le plus funeste, mais celui qu’il fallut le plus perfectionner. Cependant, jusqu’au temps de Charles VIII il reste dans son enfance : tant les anciens usages prévalent, tant la lenteur arrête l’industrie humaine. On ne se servit d’artillerie aux siéges des places que sous le roi de France Charles V ; et les lances firent toujours le sort de la bataille dans presque toutes les actions, jusqu’aux derniers temps de Henri IV.

On prétend qu’à la journée de Crécy les Anglais n’avaient que deux mille cinq cents hommes de gendarmerie et trente mille fantassins, et que les Français avaient quarante mille fantassins et près de trois mille gendarmes[7]. Ceux qui diminuent la perte des Français disent qu’elle ne monta qu’à vingt mille hommes : le comte Louis de Blois, qui était l’une des causes apparentes de la guerre, y fut tué ; et le lendemain les troupes des communes du royaume furent encore défaites. Édouard, après deux victoires remportées en deux jours, prit Calais, qui resta aux Anglais deux cent dix années.

On dit que pendant ce siége Philippe de Valois ne pouvant attaquer les lignes des assiégeants, et désespéré de n’être que le témoin de ses pertes, proposa au roi Édouard de vider cette grande querelle par un combat de six contre six. Édouard, ne voulant pas remettre à un combat incertain la prise certaine de Calais, refusa ce duel, comme Philippe de Valois l’avait d’abord refusé. Jamais les princes n’ont terminé eux seuls leurs différends ; c’est toujours le sang des nations qui a coulé.

Ce qu’on a le plus remarqué dans ce fameux siége qui donna à l’Angleterre la clef de la France, et ce qui était peut-être le moins mémorable, c’est qu’Édouard exigea, par la capitulation, que six bourgeois vinssent lui demander pardon à moitié nus et la corde au cou : c’était ainsi qu’on en usait avec des sujets rebelles. Édouard était intéressé à faire sentir qu’il se regardait comme roi de France. Des historiens et des poëtes[8] se sont efforcés de célébrer les six bourgeois qui vinrent demander pardon, comme des Codrus qui se dévouaient pour la patrie ; mais il est faux qu’Édouard demandât ces pauvres gens pour les faire pendre. La capitulation portait que « six bourgeois, pieds nus et tête nue, viendraient hart au col lui apporter les clefs de la ville, et que d’iceux le roi d’Angleterre et de France en ferait à sa volonté ».

Certainement Édouard n’avait nul dessein de faire serrer la corde que les six Calaisiens avaient au cou, puisqu’il fit présent à chacun de six écus d’or et d’une robe. Celui qui avait si généreusement nourri toutes les bouches inutiles chassées de Calais par le commandant Jean de Vienne ; celui qui pardonna si généreusement au traître Aimery de Pavie, nommé par lui gouverneur de Calais, convaincu d’avoir vendu la place aux Français ; celui qui, étant venu lui-même battre les Français venus pour la prendre, au lieu de faire trancher la tête à Charny et à Ribaumont, coupables d’avoir fait ce marché pendant une trêve, leur donna à souper après les avoir pris de sa main, et leur fit les plus nobles présents ; enfin celui qui traita avec tant de grandeur et de politesse son malheureux captif, le roi de France Jean, n’était pas un barbare[9]. L’idée de réparer les désastres de la France par la grandeur d’âme de six habitants de Calais, et de mettre au théâtre d’assez mauvaises raisons en assez mauvais vers en faveur de la loi salique, est d’un énorme ridicule[10].

Cette guerre, qui se faisait à la fois en Guienne, en Bretagne, en Normandie, en Picardie, épuisait la France et l’Angleterre d’hommes et d’argent. Ce n’était pourtant pas alors le temps de se détruire pour l’intérêt de l’ambition : il eût fallu se réunir contre un fléau d’une autre espèce. (1347 et 1348) Une peste mortelle, qui avait fait le tour du monde, et qui avait dépeuplé l’Asie et l’Afrique, vint alors ravager l’Europe, et particulièrement la France et l’Angleterre.

Elle enleva, dit-on, la quatrième partie des hommes : c’est une des causes qui ont fait que dans nos climats le genre humain ne s’est point multiplié dans la proportion où l’on croit qu’il devait l’être.

Mézerai a dit après d’autres que cette peste vint de la Chine, et qu’il était sorti de la terre une exhalaison enflammée en globes de feu, laquelle, en crevant, répandit son infection sur l’hémisphère. C’est donner une origine trop fabuleuse à un malheur trop certain. Premièrement, on ne voit pas que jamais un tel météore ait donné la peste ; secondement, les annales chinoises ne parlent d’aucune maladie contagieuse que vers l’an 1504. La peste, proprement dite, est une maladie attachée au climat du milieu de l’Afrique, comme la petite vérole à l’Arabie, et comme le venin qui empoisonne la source de la vie est originaire chez les Caraïbes. Chaque climat a son poison dans ce malheureux globe, où la nature a mêlé un peu de bien avec beaucoup de mal. Cette peste du xive siècle était semblable à celles qui dépeuplèrent la terre sous Justinien, et du temps d’Hippocrate. C’était dans la violence de ce fléau qu’Édouard et Philippe avaient combattu pour régner sur des mourants.

Après l’enchaînement de tant de calamités, après que les éléments et les fureurs des hommes ont ainsi conspiré pour désoler la terre, on s’étonne que l’Europe soit aujourd’hui si florissante. La seule ressource du genre humain était dans des villes que les grands souverains méprisaient. Le commerce et l’industrie de ces villes a réparé sourdement le mal que les princes faisaient avec tant de fracas. L’Angleterre, sous Édouard III, se dédommagea avec usure des trésors que lui coûtèrent les entreprises de son monarque : elle vendit ses laines ; Bruges les mit en œuvre. Les Flamands s’exerçaient aux manufactures ; les villes anséatiques formaient une république utile au monde, et les arts se soutenaient toujours dans les villes libres et commerçantes d’Italie. Ces arts ne demandent qu’à s’étendre et à croître, et après les grands orages ils se transplantent comme d’eux-mêmes dans les pays dévastés qui en ont besoin.

(1350) Philippe de Valois mourut dans ces circonstances, bien éloigné de porter au tombeau le beau titre de fortuné. Cependant il venait de réunir le Dauphiné à la France. Le dernier prince de ce pays, ayant perdu ses enfants, lassé des guerres qu’il avait soutenues contre la Savoie, donna le Dauphiné au roi de France, et se fit dominicain à Paris (1349). Cette province s’appelait Dauphiné, parce qu’un de ses souverains avait mis un dauphin dans ses armoiries. Elle faisait partie du royaume d’Arles, domaine de l’empire. Le roi de France devenait, par cette acquisition, feudataire de l’empereur Charles IV. Il est certain que les empereurs ont toujours réclamé leurs droits sur cette province jusqu’à Maximilien Ier. Les publicistes allemands prétendent encore qu’elle doit être une mouvance de l’empire. Les souverains du Dauphiné pensent autrement. Rien n’est plus vain que ces recherches ; il vaudrait autant faire valoir les droits des empereurs sur l’Égypte, parce que Auguste en était le maître.

Philippe de Valois ajouta encore à son domaine le Roussillon et la Cerdagne, en prêtant de l’argent au roi de Majorque, de la maison d’Aragon, qui lui donna ces provinces en nantissement ; provinces que Charles VIII rendit depuis sans être remboursé. Il acquit aussi Montpellier, qui est demeuré à la France. Il est surprenant que dans un règne si malheureux il ait pu acheter ces provinces, et payer encore beaucoup pour le Dauphiné. L’impôt du sel, qu’on appela sa loi salique, le haussement des tailles, les infidélités sur les monnaies, le mirent en état de faire ces acquisitions. L’État fut augmenté, mais il fut appauvri ; et si ce roi eut d’abord le nom de fortuné, le peuple ne put jamais prétendre à ce titre. Mais sous Jean, son fils, on regretta encore le temps de Philippe de Valois.

Ce qu’il y eut de plus intéressant pour les peuples sous ce règne fut l’appel comme d’abus que le parlement introduisit peu à peu par les soins de l’avocat général Pierre Cugnières. Le clergé s’en plaignit hautement, et le roi se contenta de conniver à cet usage, et de ne pas s’opposer à un remède qui soutenait son autorité et les lois de l’État. Cet appel comme d’abus, interjeté aux parlements du royaume, est une plainte contre les sentences ou injustes ou incompétentes que peuvent rendre les tribunaux ecclésiastiques, une dénonciation des entreprises qui ruinent la juridiction royale, une opposition aux bulles de Rome qui peuvent être contraires aux droits du roi et du royaume[11].

Ce remède, ou plutôt ce palliatif, n’était qu’une faible imitation de la fameuse loi Præmunire, publiée sous Édouard III par le parlement d’Angleterre ; loi par laquelle quiconque portait à des cours ecclésiastiques des causes dont la connaissance appartenait aux tribunaux royaux était mis en prison. Les Anglais, dans tout ce qui concerne les libertés de l’État, ont donné plus d’une fois l’exemple.

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  1. Voici la formule rapportée plus textuellement: « Moi, Guillaume Trussel, procureur du parlement, au nom de tous les hommes d’Angleterre, je te reprends l’hommage que je t’avais fait, à toi, Édouard. De ce temps en avant, je te défie, je te prive de tout pouvoir royal. Désormais, je ne t’obéis plus comme à un roi. » (G. A.)
  2. Voyez l’article Loi salique, dans le Dictionnaire philosophique. (Note de Voltaire.)
  3. Lilia... neque laborant neque nent. (Matth., vi, 28.)
  4. Ou plutôt Jacquemart Artevelde. (G. A.)
  5. A Coblentz.
  6. Roger Bacon était cordelier, et non bénédictin ; Voltaire rapporte le texte de cet auteur dans une note de sa satire intitulée la Tactique (tome X, page 188) : il y nie l’emploi du canon à Crécy ; voyez aussi la viiie des Remarques pour servir de supplément à l’Essai sur les Mœurs (dans les Mélanges, année 1763), et le Dictionnaire philosophique, au mot Roger Bacon. (B.)
  7. Ce texte est celui de l’édition de Dresde, 1754 ; dans deux éditions de 1753 que j’ai sous les yeux il y a : « On prétend qu’à la journée de Crécy les Anglais n’avaient que deux mille cinq cents hommes de gendarmerie et trente mille fantassins, et que les Français avaient quarante mille fantassins et près de trente mille gendarmes. » Les éditions de 1756, 1761, 1763 (in-4°), 1775, et de Kehl, portent : « On prétend qu’à la journée de Crécy les Anglais n’avaient que deux mille cinq cents hommes de gendarmerie et quarante mille fantassins, et que les Français avaient quarante mille fantassins et près de trois mille gendarmes. » L’errata de l’édition de Kehl dit qu’au lieu de près de trois mille gendarmes, il faut lire : environ vingt mille. (B.)
  8. Les historiens et les poëtes dont parle Voltaire sont Villaret (voyez son Histoire de France, tome VIII, publiée en 1760), et de Belloy dont la tragédie du Siége de Calais fut jouée en 1765 (voyez dans la Correspondance les lettres du mois de mars 1765). Au reste, le texte, tel qu’on le lit ici, est posthume. En 1761, l’auteur disait seulement : Nos historiens s’extasient sur la générosité, sur la grandeur d’âme de six habitants qui se dévouèrent à la mort. Mais au fond ils devaient bien se douter que si Édouard III voulait qu’ils eussent la corde au cou, ce n’était pas pour la faire serrer. Il les traita très-humainement. (B.)
  9. Ce que dit Voltaire du prétendu dévouement des six bourgeois est exact. Mais ce qu’il dit de la générosité d’Édouard n’est pas aussi vrai. Édouard voulait bel et bien d’abord passer au fil de l’épée les habitants de Calais. Ce furent ses chevaliers qui s’y opposèrent en lui remontrant que, s’il traitait ainsi les assiégés, ses gens n’oseraient jamais s’enfermer dans les places par crainte de représailles. (G. A)
  10. Voltaire se moque ici de la tragédie nationale de de Belloy, le Siége de Calais. (G. A.)
  11. Voyez l’article Abus, dans le Dictionnaire philosophique. (Note de Voltaire.)