Essai sur les mœurs/Chapitre 85

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CHAPITRE LXXXV

Du Parlement de Paris jusquà Charles VII.[1]

Si Philippe le Bel, qui fit tant de mal en altérant la bonne monnaie de saint Louis, fit beaucoup de bien en appelant aux assemblées de la nation les citoyens qui sont en effet le corps de la nation, il n’en fit pas moins en instituant sous le nom de parlement une cour souveraine de judicature sédentaire à Paris.

Ce qu’on a écrit sur l’origine et sur la nature du parlement de Paris ne donne que des lumières confuses, parce que tout passage des anciens usages aux nouveaux échappe à la vue. L’un veut que les chambres des enquêtes et des requêtes représentent précisément les anciens conquérants de la Gaule ; l’autre prétend que le parlement n’a d’autre droit de rendre justice que parce que les anciens pairs étaient les juges de la nation, et que le parlement est appelé la cour des pairs.

Un peu d’attention rectifiera ces idées. Il se fit un grand changement en France sous Philippe le Bel au commencement du xive siècle : c’est que le grand gouvernement féodal et aristocratique était miné peu à peu dans les domaines du roi de France ; c’est que Philippe le Bel érigea presque en même temps ce qu’on appela les parlements de Paris, de Toulouse, de Normandie, et les grands jours de Troyes, pour rendre la justice ; c’est que le parlement de Paris était le plus considérable par son grand district, que Philippe le Bel le rendit sédentaire à Paris, et que Philippe le Long le rendit perpétuel. Il était le dépositaire et l’interprète des lois anciennes et nouvelles, le gardien des droits de la couronne, et l’oracle de la nation ; mais il ne représentait nullement la nation. Pour la représenter il faut, ou être nommé par elle, ou en avoir le droit inhérent en sa personne. Les officiers de ce parlement (excepté les pairs) étaient nommés par le roi, payés par le roi, amovibles par le roi.

Le conseil étroit du roi, les états généraux, le parlement, étaient trois choses très-différentes. Les états généraux étaient véritablement l’ancien parlement de toute la nation, auxquels on ajouta les députés des communes. L’étroit conseil du roi était composé des grands officiers qu’il voulait y admettre, et surtout des pairs du royaume, qui étaient tous princes du sang ; et la cour de justice nommée parlement, devenue sédentaire à Paris, était d’abord composée d’évêques et de chevaliers, assistés de légistes soit tonsurés, soit laïques, instruits des procédures.

Il fallait bien que les pairs eussent droit de séance dans cette cour, puisqu’ils étaient originairement les juges de la nation. Mais quand les pairs n’y auraient pas eu droit de séance, elle n’en eût pas moins été une cour suprême de judicature ; comme la chambre impériale d’Allemagne est une cour suprême, quoique les électeurs ni les autres princes de l’empire n’y aient jamais assisté, et comme le conseil de Castille est encore une juridiction suprême, quoique les grands d’Espagne n’aient pas le privilége d’y avoir séance.

Ce parlement n’était pas tel que les anciennes assemblées des champs de mars et de mai dont il retenait le nom. Les pairs eurent le droit, à la vérité, d’y assister ; mais ces pairs n’étaient pas, comme ils le sont encore en Angleterre, les seuls nobles du royaume : c’étaient des princes relevant de la couronne, et quand on en créait de nouveaux, on n’osait les prendre que parmi les princes. La Champagne ayant cessé d’être une pairie, parce que Philippe le Bel l’avait acquise par son mariage, il érigea en pairie la Bretagne et l’Artois. Les souverains de ces États ne venaient pas sans doute juger des causes au parlement de Paris, mais plusieurs évêques y venaient.

Ce nouveau parlement s’assemblait d’abord deux fois l’an. On changeait souvent les membres de cette cour de justice, et le roi les payait de son trésor pour chacune de leurs séances.

On appela ces parlements cours souveraines : le président s’appelait le souverain du corps, ce qui ne voulait dire que le chef. Témoin ces mots exprès de l’ordonnance de Philippe le Bel : « Que nul maître ne s’absente de la chambre sans le congé de son souverain. » Je dois encore remarquer qu’il n’était pas permis d’abord de plaider par procureur : il fallait venir ester à droit soi-même, à moins d’une dispense expresse du roi.

Si les prélats avaient conservé leur droit d’assister aux séances de cette compagnie toujours subsistante, elle eût pu devenir à la longue une assemblée d’états généraux perpétuelle. Les évêques en furent exclus sous Philippe le Long, en 1320. Ils avaient d’abord présidé, au parlement, et précédé le chancelier. Le premier laïque qui présida dans cette compagnie par ordre du roi, en 1320, fut un haut-baron, comte de Boulogne, possédant les droits régaliens, en un mot un prince. Tous les hommes de loi ne prirent que le titre de conseiller jusque vers l’an 1350. Ensuite les jurisconsultes étant devenus présidents, ils portèrent le manteau de cérémonie des chevaliers. Ils eurent les priviléges de la noblesse : on les appela souvent chevaliers ès lois. Mais les nobles de nom et d’armes affectèrent toujours de mépriser cette noblesse paisible. Les descendants des hommes de loi ne sont point encore reçus dans les chapitres d’Allemagne. C’est un reste de l’ancienne barbarie d’attacher de l’avilissement à la plus belle fonction de l’humanité, celle de rendre la justice.

On objecte que ce n’est pas la fonction de rendre la justice qui les avilissait, puisque les pairs et les rois la rendaient, mais que des hommes nés dans une condition servile, introduits d’abord au parlement de Paris pour instruire les procès, et non pour donner leurs voix, et ayant prétendu depuis les droits de la noblesse, à qui seule il appartenait de juger la nation, ne devaient pas partager avec cette noblesse des honneurs incommunicables. Le célèbre Fénelon, archevêque de Cambrai, dans une lettre à notre Académie française, nous écrit que pour être digne de faire l’histoire de France il faut être versé dans nos anciens usages ; qu’il faut savoir, par exemple, que les conseillers du parlement furent originairement des serfs qui avaient étudié nos lois, et qui conseillaient les nobles dans la cour du parlement. Cela peut être vrai de quelques-uns élevés ci cet honneur par le mérite ; mais il est plus vrai encore que la plupart n’étaient point serfs. qu’ils étaient fils de bons bourgeois dès longtemps affranchis, vivant librement sous la protection des rois dont ils étaient bourgeois. Cet ordre de citoyens en tout temps et en tout pays a plus de facilités pour s’instruire que les hommes nés dans l’esclavage.

Ce tribunal était, comme vous savez, ce qu’est en Angleterre la cour appelée du banc du roi. Les rois anglais, vassaux de ceux de France, imitèrent en tout les usages de leurs souverains. Il y avait un procureur du roi au parlement de Paris ; il y en eut un au banc du roi d’Angleterre ; le chancelier de France peut résider aux parlements français, le chancelier d’Angleterre au banc de Londres. Le roi et les pairs anglais peuvent casser les jugements du banc, comme le roi de France casse les arrêts du parlement en son conseil d’État, et comme il les casserait avec les pairs, les hauts-barons et la noblesse, dans les états généraux qui sont le parlement de la nation. La cour du banc ne peut faire de lois, de même que le parlement de Paris n’en peut faire. Ce même mot de banc prouve la ressemblance parfaite ; le banc des présidents a retenu son nom chez nous, et nous l’appelons encore aujourd’hui le grand banc.

La forme du gouvernement anglais n’a point changé comme la nôtre, nous l’avons déjà remarqué[2]. Les états généraux anglais ont subsisté toujours : ils ont partagé la législation ; les nôtres, rarement convoqués, sont hors d’usage. Les cours de justice, appelées parmi nous parlements, étant devenues perpétuelles, et s’étant enfin considérablement accrues, ont acquis insensiblement, tantôt par la concession des rois, tantôt par l’usage, tantôt même par le malheur des temps, des droits qu’ils n’avaient ni sous Philippe le Bel, ni sous ses fils, ni sous Louis XI.

Le plus grand lustre du parlement de Paris vint de la coutume que les rois de France introduisirent de faire enregistrer leurs traités et leurs édits à cette chambre du parlement sédentaire, afin que le dépôt en fût plus authentique. D’ailleurs cette chambre n’entrait dans aucune affaire d’État, ni dans celles des finances. Tout ce qui regardait les revenus du roi et les impôts était incontestablement du ressort de la chambre des comptes. Les premières remontrances du parlement sur les finances sont du temps de François Ier.

Tout change chez les Français beaucoup plus que chez les autres peuples. Il y avait une ancienne coutume par laquelle on n’exécutait aucun arrêt portant peine afflictive que cet arrêt ne fût signé du souverain. Il en est encore ainsi en Angleterre, comme en beaucoup d’autres États : rien n’est plus humain et plus juste. Le fanatisme, l’esprit de parti, l’ignorance, ont fait condamner à mort plusieurs citoyens innocents. Ces citoyens appartiennent au roi, c’est-à-dire à l’État ; on ôte un homme à la patrie, on flétrit sa famille, sans que celui qui représente la patrie le sache. Combien d’innocents accusés d’hérésie, de sorcellerie, et de mille crimes imaginaires, auraient dû la vie à un roi éclairé !

Loin que Charles VI fût éclairé, il était dans cet état déplorable qui rend un homme le jouet des hommes.

Ce fut dans ce parlement perpétuel, établi à Paris au palais de saint Louis, que Charles VI tint, le 23 décembre 1420, ce fameux lit de justice en présence du roi d’Angleterre Henri V ; ce fut là qu’il nomma « son très-aimé fils Henri, héritier, régent du royaume ». Ce fut là que le propre fils du roi ne fut nommé que Charles, soi-disant dauphin, et que tous les complices du meurtre de Jean sans Peur, duc de Bourgogne, furent déclarés criminels de lèse-majesté, et privés de toute succession : ce qui était en effet condamner le dauphin sans le nommer.

Il y a bien plus ; on assure que les registres du parlement, sous l’année 1420, portent que précédemment le dauphin (depuis Charles VII) avait été ajourné trois fois à son de trompe, au mois de janvier, et condamné par contumace au bannissement perpétuel[3] ; de quoi, ajoute ce registre, il appela à Dieu et à son épée. Si le registre est véritable, il se passa donc près d’une année entre la condamnation et le lit de justice, qui ne confirma que trop ce funeste arrêt. Il n’est point étonnant qu’il ait été porté : Philippe, duc de Bourgogne, fils du duc assassiné, était tout-puissant dans Paris ; la mère du dauphin était devenue pour son fils une marâtre implacable ; le roi, privé de sa raison, était entre des mains étrangères ; et enfin le dauphin avait puni un crime par un crime encore plus horrible, puisqu’il avait fait assassiner à ses yeux son parent Jean de Bourgogne, attiré dans le piège sur la foi des serments. Il faut encore considérer quel était l’esprit du temps. Ce même Henri V, roi d’Angleterre, et régent de France, avait été mis en prison à Londres, étant prince de Galles, sur le simple ordre d’un juge ordinaire auquel il avait donné un soufflet, lorsque ce juge était sur son tribunal.

On vit dans le même siècle un exemple atroce de la justice poussée jusqu’à l’horreur. Un ban de Croatie ose juger à mort et faire noyer la régente de Hongrie Élisabeth, coupable du meurtre du roi Charles de Durazzo.

Le jugement du parlement contre le dauphin était d’une autre espèce ; il n’était que l’organe d’une force supérieure. On n’avait point procédé contre Jean, duc de Bourgogne, quand il assassina le duc d’Orléans ; et on procéda contre le dauphin pour venger le meurtre d’un meurtrier.

On doit se souvenir, en lisant la déplorable histoire de ce temps-là, qu’après le fameux traité de Troyes, qui donna la France au roi Henri V d’Angleterre, il y eut deux parlements à la fois, comme on en vit deux du temps de la Ligue, près de deux cents ans après ; mais tout était double dans la subversion qui arriva sous Charles VI ; il y avait deux rois, deux reines, deux parlements, deux universités de Paris ; et chaque parti avait ses maréchaux et ses grands officiers.

J’observe encore que, dans ces siècles, quand il fallait faire le procès à un pair du royaume, le roi était obligé de présider au jugement. Charles VII, la dernière année de sa vie, fut lui-même, selon cette coutume, à la tête des juges qui condamnèrent le duc d’Alençon : coutume qui parut depuis indigne de la justice et de la majesté royale, puisque la présence du souverain semblait gêner les suffrages, et que, dans une affaire criminelle, cette même présence, qui ne doit annoncer que des grâces, pouvait commander les rigueurs.

Enfin je remarque que, pour juger un pair, il était essentiel d’assembler des pairs. Ils étaient ses juges naturels. Charles VII y ajouta des grands officiers de la couronne dans l’affaire du duc d’Alençon ; il fit plus, il admit dans cette assemblée des trésoriers de France, avec les députés laïques du parlement. Ainsi tout change. L’histoire des usages, des lois, des priviléges, n’est en beaucoup de pays, et surtout en France, qu’un tableau mouvant.

C’est donc une idée bien vaine, un travail bien ingrat, de vouloir tout rappeler aux usages antiques, et de vouloir fixer cette roue que le temps fait tourner d’un mouvement irrésistible. À quelle époque faudrait-il avoir recours ? est-ce à celle où le mot de parlement signifiait une assemblée de capitaines francs, qui venaient en plein champ régler, au premier de mars, les partages des dépouilles ? est-ce à celle où tous les évêques avaient droit de séance dans une cour de judicature, nommée aussi parlement ? À quel siècle, à quelles lois faudrait-il remonter ? à quel usage s’en tenir ? Un bourgeois de Rome serait aussi bien fondé à demander au pape des consuls, des tribuns, un sénat, des comices, et le rétablissement entier de la république romaine ; et un bourgeois d’Athènes pourrait réclamer auprès du sultan l’ancien aréopage et les assemblées du peuple qui s’appelaient églises.

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  1. Voyez aussi les premiers chapitres de l’Histoire du Parlement de Paris.
  2. Chapitre lxxvi.
  3. Voyez chapitre lxxix, page 46.