Essai sur les mœurs/Chapitre 96

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CHAPITRE XCVI.

Du gouvernement féodal après Louis XI, au xve siècle.

Vous avez vu en Italie, en France, en Allemagne, l’anarchie se tourner en despotisme sous Charlemagne, et le despotisme détruit par l’anarchie sous ses descendants.

Vous savez que c’est une erreur de penser que les fiefs n’eussent jamais été héréditaires avant les temps de Hugues Capet : la Normandie est une assez grande preuve du contraire ; la Bavière et l’Aquitaine avaient été héréditaires avant Charlemagne ; presque tous les fiefs l’étaient en Italie sous les rois lombards. Du temps de Charles le Gros et de Charles le Simple, les grands officiers s’arrogèrent les droits régaliens, ainsi que quelques évêques ; mais il y avait toujours eu des possesseurs de grandes terres, des sires en France, des Herrens en Allemagne, des ricos hombres en Espagne.

Il y a toujours eu aussi quelques grandes villes gouvernées par leurs magistrats, comme Rome, Milan, Lyon, Reims, etc. Les limites des libertés de ces villes, celles du pouvoir des seigneurs particuliers, ont toujours changé : la force et la fortune ont toujours décidé de tout. Si les grands officiers devinrent des usurpateurs, le père de Charlemagne l’avait été. Ce Pépin, petit-fils d’un Arnoud, précepteur de Dagobert et évêque de Metz, avait dépouillé la race de Clovis. Hugues Capet détrôna la postérité de Pépin, et les descendants de Hugues ne purent réunir tous les membres épars de cette ancienne monarchie française, laquelle avant Clovis n’avait été jamais une monarchie.

Louis XI avait porté un coup mortel en France à la puissance féodale[1] : Ferdinand et Isabelle la combattaient dans la Castille et dans l’Aragon ; elle avait cédé en Angleterre au gouvernement mixte ; elle subsistait en Pologne sous une autre forme ; mais c’était en Allemagne qu’elle avait conservé et augmenté toute sa vigueur. Le comte de Boulainvilliers appelle cette constitution l’effort de l’esprit humain. Loiseau et d’autres gens de loi l’appellent une institution bizarre, un monstre composé de membres sans tête.

On pourrait croire que ce n’est point un puissant effort du génie, mais un effet très-naturel et très-commun de la raison et de la cupidité humaine, que les possesseurs des terres aient voulu être les maîtres chez eux. Du fond de la Moscovie aux montagnes de la Castille, tous les grands terriens eurent toujours la même idée sans se l’être communiquée ; tous voulurent que ni leurs vies ni leurs biens ne dépendissent du pouvoir suprême d’un roi ; tous s’associèrent dans chaque pays contre ce pouvoir, et tous l’exercèrent autant qu’ils le purent sur leurs propres sujets : l’Europe fut ainsi gouvernée pendant plus de cinq cents ans. Cette administration était inconnue aux Grecs et aux Romains ; mais elle n’est point bizarre, puisqu’elle est si universelle dans l’Europe ; elle parait injuste en ce que le plus grand nombre des hommes est écrasé par le plus petit, et que jamais le simple citoyen ne peut s’élever que par un bouleversement général : nulle grande ville, point de commerce, point de beaux-arts sous un gouvernement féodal. Les villes puissantes n’ont fleuri en Allemagne, en Flandre, qu’à l’ombre d’un peu de liberté ; car la ville de Gand, par exemple, celles de Bruges et d’Anvers, étaient bien plutôt des républiques, sous la protection des ducs de Bourgogne, qu’elles n’étaient soumises à la puissance arbitraire de ces ducs : il en était de même des villes impériales.

Vous avez vu[2] s’établir dans une grande partie de l’Europe l’anarchie féodale sous les successeurs de Charlemagne ; mais avant lui il y avait eu une forme plus régulière de fiefs sous les rois lombards en Italie. Les Francs qui entrèrent dans les Gaules partageaient les dépouilles avec Clovis : le comte de Boulainvilliers veut, par cette raison, que les seigneurs de châteaux soient tous souverains en France. Mais quel homme peut dire dans sa terre : Je descends d’un conquérant des Gaules ? et quand il serait sorti en droite ligne d’un de ces usurpateurs, les villes et les communes n’auraient-elles pas plus de droit de reprendre leur liberté que ce Franc ou ce Visigoth n’en avait eu de la leur ravir ?

On ne peut pas dire qu’en Allemagne la puissance féodale se soit établie par droit de conquête, ainsi qu’en Lombardie et en France. Jamais toute l’Allemagne n’a été conquise par des étrangers ; c’est cependant aujourd’hui de tous les pays de la terre le seul où la loi des fiefs subsiste véritablement. Les boyards de Russie ont leurs sujets ; mais ils sont sujets eux-mêmes, et ils ne composent point un corps comme les princes allemands. Les kans des Tartares, les princes de Valachie et de Moldavie, sont de véritables seigneurs féodaux qui relèvent du sultan turc ; mais ils sont déposés par un ordre du divan, au lieu que les seigneurs allemands ne peuvent l’être que par un jugement de toute la nation. Les nobles polonais sont plus égaux entre eux que les possesseurs des terres en Allemagne, et ce n’est pas là encore l’administration des fiefs. Il n’y a point d’arrière-vassaux en Pologne : un noble n’y est pas sujet d’un autre noble comme en Allemagne ; il est quelquefois son domestique, mais non son vassal. La Pologne est une république aristocratique où le peuple est esclave.

La loi féodale subsiste en Italie d’une manière différente. Tout est réputé fief de l’empire en Lombardie ; et c’est encore une source d’incertitudes, car les empereurs n’ont été dominateurs suprêmes de ces fiefs qu’en qualité de rois d’Italie, de successeurs des rois lombards ; et certainement une diète de Ratisbonne n’est pas roi d’Italie. Mais qu’est-il arrivé ? La liberté germanique ayant prévalu sur l’autorité impériale en Allemagne, l’empire étant devenu une chose différente de l’empereur, les fiefs italiens se sont dits vassaux de l’empire, et non de l’empereur : ainsi une administration féodale est devenue dépendante d’une autre administration féodale. Le fief de Naples est encore d’une espèce toute différente : c’est un hommage que le fort a rendu au faible ; c’est une cérémonie que l’usage a conservée.

Tout a été fief dans l’Europe, et les lois de fief étaient partout différentes. Que la branche mâle de Bourgogne s’éteigne, le roi Louis XI se croit en droit d’hériter de cet État ; que la branche de Saxe ou de Bavière eût manqué, l’empereur n’eût pas été en droit de s’emparer de ces provinces. Le pape pourrait encore moins prendre pour lui le royaume de Naples à l’extinction d’une maison régnante. La force, l’usage, les conventions, donnent de tels droits : la force les donna en effet à Louis XI, car il restait un prince de la maison de Bourgogne, un comte de Nevers descendant de l’institué ; et ce prince n’osa pas seulement réclamer ses droits. Il était encore fort douteux que Marie de Bourgogne ne dût pas succéder à son père. La donation de la Bourgogne par le roi Jean portait que les héritiers succéderaient ; et une fille est héritière.

La question des fiefs masculins et féminins, le droit d’hommage lige ou d’hommage simple, l’embarras où se trouvaient des seigneurs vassaux de deux suzerains à la fois pour des terres différentes, ou vassaux de suzerains qui se disputaient le domaine suprême, mille difficultés pareilles firent naître de ces procès que la guerre seule peut juger. Les fortunes des simples citoyens furent souvent encore plus incertaines.

Quel état, pour un cultivateur, que de se trouver sujet d’un seigneur qui est lui-même sujet d’un autre dépendant encore d’un troisième ! Il faut qu’il plaide devant tous ces tribunaux ; et il perd son bien avant d’avoir pu obtenir un jugement définitif. Il est sûr que ce ne sont pas les peuples qui ont, de leur gré, choisi cette forme de gouvernement. Il n’y a de pays dignes d’être habités par des hommes que ceux où toutes les conditions sont également soumises aux lois.

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  1. Sur l’état des personnes en France sous les Mérovingiens, voyez un mémoire de M. Naudet dans le tome VIII du nouveau Recueil de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. (B.)
  2. Chapitre xxiv.