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Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 11

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 11
Texte 1595
Texte 1907
Des prognostications.


CHAPITRE XI.

Des prognostications.


Quant aux oracles, il est certain que bonne pièce auant la venue de lesus Christ, ils auoyent commencé à perdre leur crédit : car nous voyons que Cicero se met en peine de trouuer la cause de leur défaillance. Et ces mots sont à luy : Cur isto modo iam oracula Delphis non eduntur, non modo nostra œtate, sed iamdiu, vt nihil possit esse contemptius ? Mais quant aux autres prognostiques, qui se liroyent de l’anatomie des bestes aux sacrifices, ausquels Platon attribue en partie la constitution naturelle des membres internes d’icelles, du trépignement des poulets, du vol des oyseaux, Aues quasdam rerum augurandarum causa natas esse putamus, des fouldres, du tournoyement des riuieres, Multa cernunt aruspices : multa augures prouident : multa oraculis declarantur : multa vaticinationibus : multa somniis : multa portentis, et autres sur lesquels l’ancienneté appuyoit la pluspart des entreprises, tant publicques que priuées ; nostre Religion les a abolies.Et encore qu’il reste entre nous quelques moyens de diuination és astres, és esprits, és figures du corps, és songes, et ailleurs : notable exemple de la forcenée curiosité de nostre nature, s’amusant à préoccuper les choses futures, comme si elle n’auoit pas assez affaire à digérer les présentes :

cur hanc tibi rector Olympi
Sollicitis visum mortalibus addere curam,
Noscant venturas vt dira per omina clades ?
Sit subitum quodcunque paras, sit cæca futuri
Mens hominum fati, liceat sperare timenti :

Ne vtile quidem est scire quid futurum sit : Miserum est enim nihil proficientem angi : si est-ce qu’elle est de beaucoup moindre auctorité. Voylà pourquoy l’exemple de François Marquis de Sallusse m’a semblé remerquable : car Lieutenant du Roy François en son armée delà les monts, infiniment fauorisé de nostre cour, et obligé au Roy du Marquisat mesmes, qui auoit esté confisqué de son frère : au reste ne se présentant occasion de le faire, son affection mesme y contredisant, se laissa si fort espouuanter, comme il a esté adueré, aux belles prognostications qu’on faisoit lors courir de tous costez à l’aduantage de l’Empereur Charles cinquiesme, et à nostre desauantage (mesmes en Italie, où ces folles prophéties auoyent trouué tant de place, qu’à Rome fut baillée grande somme d’argent au change, pour cette opinion de nostre ruine) qu’après s’estre souuent condolu à ses priuez, des maux qu’il voyoit ineuitablement préparez à la couronne de France, et aux amis qu’il y auoit, se reuolta, et changea de party : à son grand dommage pourtant, quelque constellation qu’il y eust. Mais il s’y conduisit en homme combatu de diuerses passions : car ayant et villes et forces en sa main, l’armée ennemie soubs Antoine de Leue à trois pas de luy, et nous sans soupçon de son faict, il estoit en luy de faire pis qu’il ne fit. Car pour sa trahison nous ne perdismes ny homme, ny ville que Fossan : encore après l’auoir long temps contestée.

Prudens futuri temporis exitum
Caliginosa nocte premit Deus,
Ridétque si mortalis vitra
Fas trepidat.
Fas trepidat.Ille potens sui
Lætûsque deget, cui licet in diem
Dixisse, vixi ; cras vel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro.

Lætus in præsens animus, quod vltra est,
Oderit curare.

Et ceux qui croyent ce mot au contraire, le croyent à tort. Ista sic reciprocantur, vt et si diuinatio sit, dij sint : et si dij sint, sit diuinatio. Beaucoup plus sagement Pacuuius,

Nam istis qui linguam auium intelligunt,
Plùsque ex alieno iecore sapiunt, quàm ex suo,
Magis audiendum quàm auscultandum censeo.

Cette tant celebree art de deuiner des Toscans nasquit ainsin. Vn laboureur perçant de son coultre profondement la terre, en veid sourdre Tages demi-dieu, d’vn visage enfantin, mais de senile prudence. Chacun y accourut, et furent ses paroles et science recueillie et conseruee à plusieurs siècles, contenant les principes et moyens de cette art. Naissance conforme à son progrez. I’aymerois bien mieux régler mes affaires par le sort des dez que par ces songes. Et de vray en toutes republiques on a tousiours laissé bonne part d’auctorité au sort. Platon en la police qu’il forge à discrétion, luy attribue la décision de plusieurs effects d’importance, et veut entre autres choses, que les mariages se facent par sort entre les bons. Et donne si grand poids à cette élection fortuite, que les enfans qui en naissent, il ordonne qu’ils soyent nourris au païs : ceux qui naissent des mauuais, en soyent mis hors : toutesfois si quelqu’vn de ces bannis venoit par cas d’aduenture à montrer en croissant quelque bonne espérance de soy, qu’on le puisse rappeller, et exiler aussi celuy d’entre les retenus, qui montrera peu d’espérance de son adolescence.I’en voy qui estudient et glosent leurs Almanacs, et nous en allèguent l’authorité aux choses qui se passent. À tant dire, il faut qu’ils dient et la vérité et le mensonge. Quis est enim, qui totum diem iaculans, non aliquando conlineet ? le ne les estime de rien mieux, pour les voir tomber en quelque rencontre. Ce seroit plus de certitude s’il y auoit règle et vérité à mentir tousiours. Ioint que personne ne tient registre de leurs mescontes, d’autant qu’ils sont ordinaires et infinis : et fait-on valoir leurs diuinations de ce qu’elles sont rares, incroiables, et prodigieuses. Ainsi respondit Diagoras, qui fut surnommé l’Athée, estant en la Samothrace, à celuy qui en luy montrant au Temple force vœuz et tableaux de ceux qui auoyent eschapé le naufrage, luy dit : Et bien vous, qui pensez que les Dieux mettent à nonchaloir les choses humaines, que dittes vous de tant d’hommes sauuez par leur grâce ? Il se fait ainsi, respondit-il : ceux là ne sont pas peints qui sont demeurez noyez, en bien plus grand nombre.Cicero dit, que le seul Xenophanes Colophonien entre tous les Philosophes, qui ont aduoué les Dieux, a essayé de desraciner toute sorte de diuination. D’autant est-il moins de merueille, si nous auons veu par fois à leur dommage, aucunes de nos âmes principesques s’arrester à ces vanitez. Ie voudrois bien auoir reconnu de mes yeux ces deux merueilles, du liure de Ioachim Abbé Calabrois, qui predisoit tous les Papes futurs ; leurs noms et formes : et celuy de Léon l’Empereur qui predisoit les Empereurs et Patriarches de Grèce. Cecy ay-ie reconnu de mes yeux, qu’es confusions publiques, les hommes estonnez de leur fortune, se vont reiettant, comme à toute superstition, à rechercher au ciel les causes et menaces anciennes de leur malheur : et y sont si estrangement heureux de mon temps, qu’ils m’ont persuadé, qu’ainsi que c’est vn amusement d’esprits aiguz et oisifs, ceux qui sont duicts à ceste subtilité de les replier et desnouër, seroyent en tous escrits capables de trouuer tout ce qu’ils y demandent. Mais sur tout leur preste beau ieu, le parler obscur, ambigu et fantastique du iargon prophétique, auquel leurs autheurs ne donnent aucun sens clair, afin que la postérité y en puisse appliquer de tel qu’il luy plaira.Le démon de Socrates estoit à l’aduanture certaine impulsion de volonté, qui se presentoit à luy sans le conseil de son discours. En vne ame bien espuree, comme la sienne, et préparée par continu exercice de sagesse et de vertu, il est vray-semblable que ces inclinations, quoy que téméraires et indigestes, estoyent tousiours importantes et dignes d’estre suiuies. Chacun sent en soy quelque image de telles agitations d’vne opinion prompte, véhémente et fortuite. C’est à moy de leur donner quelque authorité, qui en donne si peu à nostre prudence. Et en ay eu de pareillement foibles en raison, et violentes en persuasion, ou en dissuasion, qui estoit plus ordinaire à Socrates, ausquelles ie me laissay emporter si vtilement et heureusement, qu’elles pourroyent estre iugees tenir quelque chose d’inspiration diuine.

CHAPITRE XI.

Des pronostics.

Les anciens oracles avaient déjà perdu tout crédit, avant rétablissement de la religion chrétienne. — Pour ce qui est des oracles, il est certain que, depuis longtemps déjà avant la venue de Jésus-Christ, ils avaient commencé à perdre de leur crédit ; car nous voyons Cicéron se mettre en peine de rechercher la cause de leur défaveur, et ces mots sont de lui : « D’où vient que de nos jours, et même depuis longtemps, Delphes ne rend plus de tels oracles ? d’où vient que rien n’est si méprisé ? » Quant aux autres pronostics qui se tiraient de l’anatomie des animaux offerts en sacrifice, dont l’organisation physique, d’après Platon, a été en partie déterminée par le Créateur en vue de ce genre d’observations ; à ceux tirés du trépignement des poulets, du vol des oiseaux, « nous croyons qu’il est des oiseaux qui naissent exprès pour servir à l’art des augures (Cicéron) » ; de la foudre, des remous de rivière, « les aruspices voient quantité de choses ; les augures en prévoient beaucoup ; nombre d’événements sont annoncés par les oracles, quantité par les devins, d’autres par les songes, d’autres encore par les prodiges (Cicéron) » ; et autres qui, dans l’antiquité, intervenaient dans la plupart des entreprises publiques et privées, notre religion y a mis fin.

On croit encore, cependant, à certains pronostics ; origine de l’art de la divination chez les Toscans, art vain et dangereux qui ne rencontre la vérité que par l’effet du hasard. — Cependant nous pratiquons encore quelques moyens de divination, notamment par les astres, les esprits, les lignes de notre corps, les songes, etc., témoignages irrécusables de la curiosité forcenée qui est en nous et fait que nous allons perdant notre temps à nous préoccuper des choses futures, comme si nous n’avions pas assez à faire avec les incidents de la vie de chaque jour : « Pourquoi, maître de l’Olympe, lorsque les pauvres mortels sont en butte à tant de maux présents, leur faire connaître encore, par de cruels présages, leurs malheurs futurs ?… Si tes destins doivent s’accomplir, fais qu’ils restent cachés et nous frappent à l’improviste ! qu’il nous soit permis au moins d’espérer en tremblant (Lucain) »

« On ne gagne rien à connaître l’avenir et c’est malheureux de se tourmenter en vain (Cicéron) » ; toujours est-il que la divination est de bien moins grande autorité de nos jours ; voilà pourquoi l’exemple de François, marquis de Saluées, me paraît digne de remarque. Ce marquis commandait, au delà des Alpes, l’armée de François Ier ; il était très bien en cour et même redevable au roi de son marquisat qui avait été confisqué à son frère. N’ayant aucune raison d’agir comme il le fit, agissant même contre ses propres affections, il se laissa néanmoins si fort impressionner, ainsi que cela a été reconnu, par les belles prophéties qu’on faisait courir de tous côtés, à l’avantage de l’empereur Charles-Quint et à notre détriment (en Italie, ces prophéties furent tellement prises au sérieux, qu’à Rome, l’agiotage s’en mêla et que, spéculant sur notre ruine, de très fortes sommes d’argent furent engagées), que le dit marquis, qui avait souvent témoigné à ses familiers son chagrin des malheurs qu’il voyait inévitablement devoir fondre sur la France et les amis qu’il y avait, nous abandonna et passa à l’ennemi ; et ce, à son grand dommage, quelle qu’ait été la constellation sous l’influence de laquelle il agit. En prenant cette détermination, il se conduisit comme un homme en proie aux sentiments les plus opposés ; car, disposant des villes et des forces que nous avions, l’armée ennemie sous les ordres d’Antoine de Lèves étant tout proche et personne ne le soupçonnant, il pouvait nous faire beaucoup plus de mal qu’il ne nous en fit, puisque, du fait de sa trahison, nous ne perdîmes pas un homme, pas une ville, sauf Fossano, et encore fut-elle longtemps disputée.

« Un dieu prudent nous a caché d’une nuit épaisse les événements de l’avenir, et se rit du mortel qui s’inquiète du destin plus qu’il ne doit… Celui-là est maître de lui-même et passe heureusement la vie, qui peut dire chaque jour : « J’ai vécu ». Qu’importe que demain, Jupiter obscurcisse l’air de sombres nuages ou nous donne un ciel serein ; satisfaits du présent, gardons-nous de nous inquiéter de l’avenir (Horace). »

« Il en est qui raisonnent ainsi : s’il y a divination, il y a des dieux ; et s’il y a des dieux, il y a divination (Cicéron) » ; ceux-là ont tort qui se rangent à cet aphorisme, contraire à notre thèse. Pacuvius dit beaucoup plus sagement : « Quant à ceux qui entendent le langage des oiseaux et consultent le foie d’un animal plutôt que leur raison, je tiens qu’il vaut mieux les écouter que les croire. »

On prête l’origine suivante à cet art de la divination chez les Toscans qui y acquirent tant de célébrité : Un paysan labourait son champ ; le fer de la charrue pénétrant profondément dans la terre, fit apparaître Tagès, ce demi-dieu des devins qui joint au visage d’un enfant, la prudence d’un vieillard. Chacun accourut ; ses paroles et sa science, renfermant les principes et les pratiques de cet art, aussi merveilleux par ses progrès que par sa naissance, furent avidement recueillies et se transmirent de siècle en siècle. Quant à moi, pour le règlement de mes propres affaires, je préférerais m’en rapporter au sort des dés, plus qu’à l’interprétation des songes. De fait, dans tous les gouvernements, on a toujours laissé une bonne part d’autorité au hasard. Dans celui qu’il organise de toutes pièces et à son idée, Platon s’en remet à lui pour décider dans plusieurs actes importants ; entre autres, il propose que les mariages entré gens de bien aient lieu par voie du sort ; et il attache tant d’importance aux unions ainsi faites, qu’il veut que les enfants qui en naissent soient élevés dans le pays ; ceux, au contraire, nés d’unions contractées par les mauvaises gens, seraient bannis. Toutefois si, par extraordinaire, quelqu’un de ces derniers semblait, en grandissant, devoir bien faire, on pourrait le rappeler ; inversement, on aurait la possibilité d’exiler quiconque, tout d’abord conservé sur le sol natal, semblerait, en prenant de l’âge, ne pas devoir réaliser les espérances qu’on avait conçues de lui.

J’en vois qui étudient et commentent leurs almanachs, faisant ressortir l’exactitude de leurs prévisions appliquées à ce qui se passe actuellement. À force de dire, il faut bien que vérités et mensonges s’y rencontrent : « Quel est celui qui tirant à la cible toute la journée, n’atteindra pas quelquefois le but (Cicéron) ? » De ce que parfois ils tombent juste, je n’en fais pas pour cela plus de cas ; ils seraient de plus d’utilité, s’il était de règle que toujours ce qui arrive soit le contraire de ce qu’ils prédisent. Comme personne ne prend note de leurs erreurs, d’autant qu’elles sont en nombre infini et constituent le cas le plus ordinaire, on a beau jeu à faire valoir ceux de leurs pronostics, rares, incroyables, prodigieux, qui par hasard viennent à se réaliser. C’est le sens de la réponse que fit Diagoras, surnommé l’athée, à quelqu’un qui, dans l’île de Samothrace, lui montrant un temple où se trouvaient en quantité des ex-voto et des tableaux commémoratifs provenant de personnes échappées à des naufrages, lui disait : « Eh bien ! vous qui croyez que les dieux se désintéressent des choses humaines, que dites-vous de ce grand nombre de gens sauvés par leur protection ? » — « Oui, répondit-il ; mais ceux qui ont péri, n’ont consacré aucun tableau, et ils sont en bien plus grand nombre. »

Cicéron dit que Xénophanes de Colophon, seul de tous les philosophes qui ont admis l’existence des dieux, s’est appliqué à combattre toutes espèces de divination ; il est d’autant moins surprenant que ce soit une exception, que nous avons vu certains esprits d’élite donner parfois, à leur grand dommage, dans ces idées folles. Il est deux merveilles en ce genre, que j’aurais bien voulu voir : le livre de Joachim, abbé de la Calabre, qui prédisait tous les papes futurs, donnant leurs noms et leurs signalements ; et celui de l’empereur Léon, qui prédisait tous les empereurs et tous les patriarches grecs. Mais ce que j’ai vu, vu de mes yeux, c’est dans les troubles publics, certaines personnes, étonnées de ce qui leur arrivait, se livrer à des pratiques tenant absolument de la superstition, et rechercher dans l’observation des astres, des signes précurseurs des malheurs qui leur étaient arrivés et leur en révélant les causes ; et ils s’en trouvent si étrangement heureux, que je suis persuadé que c’est là un passe-temps amusant pour des esprits subtils et inoccupés, et que ceux qui ont acquis la dextérité d’esprit convenable pour découvrir et interpréter ces pronostics, seraient capables de trouver dans n’importe quel écrit tout ce qu’ils voudraient lui faire dire. Ce qui leur donne surtout beau jeu à cet égard, c’est le langage obscur, ambigu, fantastique du jargon prophétique ; d’autant que ceux qui l’emploient, ont garde de s’y exprimer clairement, afin que la postérité puisse l’appliquer dans tel sens qu’il lui plaira.

Ce que pouvait bien être le démon familier de Socrates. — Le démon familier de Socrates était probablement certaines inspirations qui, en dehors de sa raison, se présentaient à lui. Dans une âme aussi pure que la sienne, tout entière à la sagesse et à la vertu, il est vraisemblable que ces inspirations, quoique hardies et peu précises, étaient toujours de grande conséquence et méritaient d’être écoutées. Chacun ressent parfois en lui-même semblable obsession d’idées, qui se produit subitement, avec force et sans cause appréciable ; c’est affaire à nous de leur donner ou non de la consistance, en dépit de ce que commanderait la prudence que nous écoutons si peu ; j’en ai eu de pareilles, ne pouvant raisonnablement se soutenir et cependant agissant si fort en moi, soit pour, soit contre (ce qui était un cas fréquent chez Socrates), que je me laissais entraîner quand même à les suivre ; et je m’en suis si bien trouvé, que je pourrais presque les attribuer à quelque chose comme des inspirations divines.