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Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 12

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 12
Texte 1595
Texte 1907
De la constance.


CHAPITRE XII.

De la constance.


La loy de la resolution et de la constance ne porte pas que nous ne nous deuions couurir, autant qu’il est en nostre puissance, des maux et inconueniens qui nous menassent, ny par conséquent d’auoir peur qu’ils nous surpreignent. Au rebours, tous moyens honnestes de se garentir des maux, sont non seulement permis, mais louables. Et le ieu de la constance se iouë principalement à porter de pied ferme, les inconueniens où il n’y a point de remède. De manière qu’il n’y a souplesse de corps, ny mouuement aux armes de main, que nous trouuions mauuais, s’il sert à nous garantir du coup qu’on nous rue.Plusieurs nations tresbelliqueuses se seruoyent en leurs faits d’armes, de la fuite, pour aduantage principal, et montroyent le dos à l’ennemy plus dangereusement que leur visage. Les Turcs en retiennent quelque chose. Et Socrates en Platon se mocque de Lâches, qui auoit definy la fortitude, se tenir ferme en son reng contre les ennemis. Quoy, feit-il, seroit ce donc lascheté de les battre en leur faisant place ? Et luy allègue Homère, qui louë en Æneas la science de fuir. Et par ce que Lâches se r’aduisant, aduouë cet vsage aux Scythes, et en fin generallement à tous gens de cheual : il luy allègue encore l’exemple des gens de pied Lacedemoniens (nation sur toutes duitte à combatre de pied ferme) qui en la iournee de Platées, ne pouuant ouurir la phalange Persienne, s’aduiserent de s’escarter et sier arrière : pour, par l’opinion de leur fuitte, faire rompre et dissoudre cette masse, en les poursuiuant. Par où ils se donnèrent la victoire.Touchant les Scythes, on dit d’eux, quand Darius alla pour les subiuger, qu’il manda à leur Roy force reproches, pour le voir tousiours reculant deuant luy, et gauchissant la meslee. À quoy Indathyrsez, car ainsi se nommoit-il, fit responce, que ce n’estoit pour auoir peur de luy, ny d’homme viuant : mais que c’estoit la façon de marcher de sa nation : n’ayant ny terre cultiuee, ny ville, ny maison à deffendre, et à craindre que l’ennemy en peust faire profit. Mais s’il auoit si grand faim d’en manger, qu’il approchast pour voir le lieu de leurs anciennes sépultures, et que là il trouueroit à qui parler tout son saoul.Toutes-fois aux canonnades, depuis qu’on leur est planté en butte, comme les occasions de la guerre portent souuent, il est messeant de s’esbranler pour la menace du coup : d’autant que pour sa violence et vitesse nous le tenons ineuitable : et en y a meint vn qui pour auoir ou haussé la main, ou baissé la teste, en a pour le moins appresté à rire à ses compagnons. Si est-ce qu’au voyage que l’Empereur Charles cinquiesme fit contre nous en Prouence, le Marquis de Guast estant allé recognoistre la ville d’Arle, et s’estant ietté hors du couuert d’vn moulin à vent, à la faueur duquel il s’estoit approché, fut apperceu par les Seigneurs de Bonneual et Seneschal d’Agenois, qui se promenoyent sus le théâtre aux arènes : lesquels l’ayant montré au Seigneur de Villiers Commissaire de l’artillerie, il braqua si à propos vne couleurine, que sans ce que ledict Marquis voyant mettre le feu se lança à quartier, il fut tenu qu’il en auoit dans le corps. Et de mesmes quelques années auparavant, Laurent de Medicis, Duc d’Vrbin, père de la Royne, mère du Roy, assiégeant Mondolphe, place d’Italie, aux terres qu’on nomme du Vicariat, voyant mettre le feu à vne pièce qui le regardoit, bien luy seruit de faire la cane : car autrement le coup, qui ne luy rasa que le dessus de la teste, luy donnoit sans doute dans l’estomach. Pour en dire le vray, ie ne croy pas que ces mouuements se fissent auecques discours : car quel iugement pouuez-vous faire de la mire haute ou basse en chose si soudaine ? et est bien plus aisé à croire, que la fortune fauorisa leur frayeur : et que ce seroit moyen vne autre fois aussi bien pour se ietter dans le coup, que pour l’euiter. Ie ne me puis deffendre si le bruit esclatant d’vne harquebusade vient à me fraper les oreilles à l’improuueu, en lieu où ie ne le deusse pas attendre, que ie n’en tressaille : ce que i’ay veu encores aduenir à d’autres qui valent mieux que moy.Ny n’entendent les Stoiciens, que l’ame de leur sage puisse résister aux premières visions et fantaisies qui luy suruiennent : ains comme à vne subiection naturelle consentent qu’il cède au grand bruit du ciel, ou d’vne ruine, pour exemple, iusques à la palleur et contraction : ainsin aux autres passions, pourueu que son opinion demeure sauue et entière, et que l’assiette de son discours n’en souffre atteinte ny altération quelconque, et qu’il ne preste nul consentement à son effroy et souffrance. De celuy, qui n’est pas sage, il en va de mesmes en la première partie, mais tout autrement en la seconde. Car l’impression des passions ne demeure pas en luy superficielle : ains va penetrant iusques au siege de sa raison, l’infectant et la corrompant. Il iuge selon icelles, et s’y conforme. Voyez bien disertement et plainement l’estat du sage Stoique :

Mens immola manet, lacrymæ voluuntur inanes.


Le sage Peripateticien ne s’exempte pas des perturbations, mais il les modère.

CHAPITRE XII.

De la constance.

En quoi consistent la résolution et la constance. — Avoir de la résolution et de la constance, ne comporte pas que nous ne nous gardions pas, autant que cela nous est possible, des maux et des inconvénients qui peuvent nous menacer, ni par conséquent d’appréhender qu’ils nous arrivent. Bien au contraire, tout moyen honnête de nous garantir d’un mal, non seulement est licite, mais louable. La constance consiste surtout à supporter avec résignation les incommodités auxquelles on ne peut apporter remède ; c’est ce qui fait qu’il n’y a pas de mouvement d’agilité corporelle, ou que nous permette notre science en escrime, que nous trouvions mauvais, du moment qu’il sert à nous préserver des coups qu’on nous porte.

Il est parfois utile de céder devant l’ennemi, quand c’est pour le mieux combattre. — Chez plusieurs nations très belliqueuses la fuite était un des principaux procédés de combat, et l’ennemi, auquel elles tournaient le dos, avait alors plus à les redouter que lorsqu’elles lui faisaient face ; c’est un peu ce que pratiquent encore les Turcs. — Socrates, d’après Platon, critiquait Lâchés, qui définissait le courage : « Tenir ferme à sa place, quand on est aux prises avec l’ennemi. » « Quoi, disait Socrates, y a-t-il donc lâcheté à battre un ennemi, en lui cédant du terrain ? » Et, à l’appui de son dire, il citait Homère qui loue dans Énée sa science à simuler une fuite. À Lachès qui, se contredisant, reconnaît que ce procédé est pratiqué par les Scythes, et en général par tous les peuples combattant à cheval, il cite encore les guerriers à pied de Lacédémone, dressés plus que tous autres à combattre de pied ferme ; qui, dans la journée de Platée, ne pouvant entamer la phalange des Perses, eurent l’idée de céder et de se reporter en arrière, afin que les croyant en fuite et n’avoir plus qu’à les poursuivre, cette masse se rompît et se désagrégeât d’elle-même, stratagème qui leur procura la victoire.

Pour en revenir aux Scythes, lorsque Darius marcha contre eux avec le dessein de les subjuguer, il manda, dit-on, à leur roi force reproches, de ce qu’il se retirait toujours devant lui, refusant le combat. À quoi Indathyrsès, c’était son nom, répondit : « Que ce n’était pas parce qu’il avait peur de lui, pas plus que de tout autre homme vivant ; mais que c’était la façon de combattre de sa nation, n’ayant ni terres cultivées, ni maisons, ni villes à défendre et dont ils pouvaient craindre que l’ennemi ne profitât ; toutefois, s’il avait si grande hâte d’en venir aux mains, il n’avait qu’à s’approcher jusqu’au lieu de sépulture de leurs ancêtres ; et que là, il trouverait à qui parler, autant qu’il voudrait. »

Chercher à se soustraire à l’effet du canon quand on est à découvert, est bien inutile par suite de la soudaineté du coup. — Devant le canon, quand il est pointé sur nous, ainsi que cela arrive dans diverses circonstances de guerre, il ne convient pas de s’émouvoir par la seule crainte du coup, d’autant que par sa soudaineté et sa vitesse, il est à peu près inévitable ; aussi combien ont, pour le moins, prêté à rire à leurs compagnons, pour avoir, en pareille occurrence, levé la main ou baissé la tête pour parer ou éviter le projectile. — Et cependant, lors de l’invasion de la Provence par l’empereur Charles-Quint, le marquis du Guast, en reconnaissance devant la ville d’Arles, s’étant montré en dehors de l’abri que lui constituait un moulin à vent, à la faveur duquel il s’était approché, fut aperçu par le seigneur de Bonneval et le sénéchal d’Agénois, qui se promenaient sur le théâtre des arènes. Ils le signalèrent au sieur de Villiers, commandant de l’artillerie, qui pointa sur lui, avec tant de justesse, une couleuvrine, que si le marquis, y voyant mettre le feu, ne se fût jeté de côté, il était atteint en plein corps. — De même, quelques années auparavant, Laurent de Médicis, duc d’Urbin, père de la reine Catherine, mère de notre roi, assiégeant Mondolphe, place d’Italie située dans la région dite du Vicariat, voyant mettre le feu à une pièce dirigée contre lui, se baissa ; et bien lui en prit, autrement le coup, qui lui effleura le sommet de la tête, l’atteignait sûrement à l’estomac. Pour dire vrai, je ne crois pas que ces mouvements aient été raisonnés, car comment apprécier, en chose si soudaine, si l’arme est pointée haut ou bas ? Il est bien plus judicieux de croire que le hasard servit leur frayeur, et qu’en une autre circonstance ce serait au contraire aller au-devant du coup, que de chercher à l’éviter. — Je ne puis me défendre de tressaillir, quand le bruit éclatant d’une arquebusade retentit à l’improviste à mon oreille, dans un endroit où il ne me semblait pas devoir se produire ; et cette même impression, je l’ai vue également éprouvée par d’autres valant mieux que moi.

Les stoïciens ne dénient pas au sage d’être, sur le premier moment, troublé par un choc inattendu ; mais sa conduite ne doit pas en être influencée. — Les stoïciens ne prétendent pas que l’âme du sage tel qu’ils le conçoivent, ne puisse, de prime abord, demeurer insensible aux sensations et aux apparitions qui le surprennent. Ils admettent, comme étant un effet de notre nature, qu’elle soit impressionnée, par exemple, par un bruit considérable pouvant provenir soit du ciel, soit d’une construction qui s’écroulerait ; qu’il peut en pâlir, ses traits se contracter, comme sous l’empire de toute autre émotion ; mais qu’il doit conserver saine et entière sa lucidité d’esprit, et sa raison ne pas s’en ressentir, ne pas en être, en quoi que ce soit, altérée ; de telle sorte qu’il ne cède de son plein consentement ni à l’effroi, ni à la douleur. Celui qui n’est point un sage, se comportera de même sur le premier point, mais bien différemment sur le second. L’impression de l’émotion ne sera pas chez lui seulement superficielle, elle pénétrera jusqu’au siège de la raison, l’infectera, la corrompra ; et c’est avec cette faculté ainsi viciée, qu’il jugera ce qui lui arrive et qu’il se conduira. « Il pleure, mais son cœur demeure inébranlable (Virgile) » ; tel est bien, dit nettement et en bons termes, l’état d’âme que les stoïciens veulent au sage. — À ce même sage, les Péripatéticiens ne demandent pas de demeurer insensible aux émotions qu’il éprouve, mais de les modérer.