Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 41

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 41
Texte 1595
Texte 1907
De ne communiquer sa gloire.


CHAPITRE XLI.

De ne communiquer sa gloire.


De toutes les resueries du monde, la plus receuë et plus vniuerselle, est le soing de la réputation et de la gloire, que nous espousons iusques à quitter les richesses, le repos, la vie et la santé, qui sont biens effectuels et substantiaux, pour suyure cette vaine image, et cette simple voix, qui n’a ny corps ny prise :

La fama ch’inuaghisce a vn dolce suono
Gli superbi mortali, et par’si bella,
E vn echo, vn sogno, anzi d’vn sogno vn’ombra
Ch’ad ogni vento si delegua et sgombra.

Et des humeurs des-raisonnables des hommes, il semble que les philosophes mesmes se défacent plus tard et plus enuis de cette-cy que de nulle autre : c’est la plus reuesche et opiniastre. Quia etiam bene proficientes animes tentare non cessat. Il n’en est guiere de laquelle la raison accuse si clairement la vanité : mais elle a ses racines si vifues en nous, que ie ne sçay si iamais aucun s’en est peu nettement descharger. Apres que vous auez tout dict et tout creu, pour la desaduouer, elle produict contre vostre discours vne inclination si intestine, que vous auez peu que tenir à rencontre. Car comme dit Cicero, ceux mesmes qui la combatent, encores veulent-ils, que les liures, qu’ils en escriuent, portent au front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu’ils ont mesprisé la gloire.Toutes autres choses tombent en commerce. Nous prestons nos biens et nos vies au besoin de nos amis : mais de communiquer son honneur, et d’estrener autruy de sa gloire, il ne se voit gueres. Catulus Luctatius en la guerre contre les Cymbres, ayant faict tous efforts pour arrester ses soldats qui fuioient deuant les ennemis, se mit luy-mesmes entre les fuyards, et contrefit le couard, affin qu’ils semblassent plustost suiure leur Capitaine, que fuyr l’ennemy : c’estoit abandonner sa réputation, pour couurir la honte d’autruy. Quand Charles cinquiesme passa en Prouence, l’an mil cinq cens trente sept, on tient que Antoine de Leue voyant l’Empereur résolu de ce voyage, et l’estimant luy estre merueilleusement glorieux, opinoit toutesfois le contraire, et le desconseilloit, à cette fin que toute la gloire et honneur de ce conseil, en fust attribué à son maistre : et qu’il fust dict, son bon aduis et sa preuoyance auoit esté telle, que contre l’opinion de tous, il cust mis à fin vne si belle entreprinse : qui estoit l’honorer à ses despens. Les Ambassadeurs Thraciens, consolans Archileonide mère de Brasidas, de la mort de son fils, et le haut-louans, iusques à dire, qu’il n’auoit point laissé son pareil : elle refusa cette louange priuee et particulière, pour la rendre au public : Ne me dites pas cela, fit-elle, ie sçay que la ville de Sparte a plusieurs citoyens plus grands et plus vaillans qu’il n’estoit. En la bataille de Crecy, le Prince de Gales, encores fort ieune, auoit l’auant-garde à conduire : le principal effort du rencontre, fust en cet endroit : les Seigneurs qui l’accompagnoient se trouuans en dur party d’armes, mandèrent au Roy Edouard de s’approcher, pour les secourir : il s’enquit de Testât de son fils, et luy ayant esté respondu, qu’il estoit viuant et à cheual : le luy ferois, dit-il, tort de luy aller maintenant desrober l’honneur de la victoire de ce combat, qu’il a si long temps soustenu : quelque hazard qu’il y ait, elle sera toute sienne : et n’y voulut aller ny enuoyer : sçachant s’il y fust allé, qu’on eust dit que tout estoit perdu sans son secours, et qu’on luy eust attribué l’aduantage de cet exploit. Semper enim quod postremum adiectum est, id rem totam videtur traxisse. Plusieurs estimoient à Rome, et se disoit communément que les principaux beaux-faits de Scipion estoient en partie deuz à Lælius, qui toutesfois alla tousiours promouuant et secondant la grandeur et gloire de Scipion, sans aucun soing de la sienne. Et Theopompus Roy de Sparte à celuy qui luy disoit que la chose publique demeuroit sur ses pieds, pour autant qu’il sçauoit bien commander : C’est plustost, dit-il, parce que le peuple sçait bien obeyr.

Comme les femmes, qui succedoient aux pairries, auoient, nonobstant leur sexe, droit d’assister et opiner aux causes, qui appartiennent à la iurisdiction des pairs : aussi les pairs ecclésiastiques, nonobstant leur profession, estoient tenus d’assister nos Roys en leurs guerres, non seulement de leurs amis et seruiteurs, mais de leur personne. Aussi l’Euesque de Beauuais, se trouuant auec Philippe Auguste en la bataille de Bouuines, participoit bien fort courageusement à l’effect : mais il luy sembloit, ne deuoir toucher au fruit et gloire de cet exercice sanglant et violent. Il mena de sa main plusieurs des ennemis à raison, ce iour là, et les donnoit au premier Gentilhomme qu’il trouuoit, à esgosiller, ou prendre prisonniers, luy en resignant toute l’exécution. Et le feit ainsi de Guillaume Comte de Salsberi à messire Iean de Nesle. D’vne pareille subtilité de conscience, à cet autre : il vouloit bien assommer, mais non pas blesser : et pourtant ne combattoit que de masse. Quelcun en mes iours, estant reproché par le Roy d’auoir mis les mains sur vn prestre, le nioit fort et ferme : c’estoit qu’il l’auoit battu et foulé aux pieds.

CHAPITRE XLI.

L’homme n’est pas porté à abandonner à d’autres la gloire qu’il a acquise.

Le vain désir d’acquérir de la réputation nous fait renoncer à des biens réels. — De toutes les rêveries du monde, la plus admise, la plus universellement répandue, est le soin de notre réputation et de notre gloire, auxquelles nous tenons au point que pour cette vaine image, cette simple voix qui n’a pas de corps et est insaisissable, nous allons jusqu’à renoncer aux richesses, au repos, à la santé, à la vie qui, eux, sont des biens que nous sommes fondés à considérer comme tels et qui sont bien réels. « La renommée, qui par la douceur de sa voix vous enchante, superbes mortels, et vous paraît si belle, n’est rien qu’un écho, un songe, ou plutôt l’ombre d’un songe qui se dissipe et s’évanouit au vent (Le Tasse) » ; et de toutes les idées déraisonnables qui peuvent venir à l’homme, c’est la plus revêche et la plus opiniâtre « parce qu’elle ne cesse de tenter les esprits le plus en progrès dans la vertu (St Augustin) » ; il semble en effet que c’est d’elle, plus que de toutes les autres, dont les philosophes eux-mêmes parviennent à se dégager le plus tardivement et le plus à contre-cœur. Il n’en est guère dont notre raison nous démontre plus clairement la vanité, mais elle a en nous des racines si vivaces que je ne sais si jamais quelqu’un s’en est complètement affranchi. Après vous être tout dit pour vous en défendre, alors que vous croyez y avoir réussi, il se fait en vous une telle réaction contre les raisons que vous venez d’émettre, qu’elles ne tiennent pas longtemps ; car, ainsi que l’indique Cicéron, ceux mêmes qui la combattent, veulent que leurs noms figurent en tête des livres qu’ils ont écrits à ce sujet, et que le mépris qu’ils témoignent de la gloire fasse passer leur nom à la postérité.

On trouve rarement des hommes qui abandonnent aux autres leur part de gloire ; exemples de cette abnégation de soi-même. — Nous faisons commerce de toutes les autres choses, au besoin nous prêtons à nos amis nos biens et nos existences ; mais se dépouiller de son honneur pour autrui, lui faire don de sa gloire à soi, cela ne se voit guère. — Catulus Luctatius, pendant la guerre contre les Cimbres, avait fait tous ses efforts pour arrêter ses soldats en fuite devant l’ennemi ; n’y parvenant pas, il se mêla à eux, feignant de renoncer à continuer l’engagement, pour qu’ils eussent l’air de suivre leur chef plutôt que de fuir, sacrifiant ainsi sa réputation pour sauver l’honneur de son armée. — Quand, en 1537, Charles-Quint envahit la Provence, on dit qu’Antoine de Lève y voyant l’empereur résolu, bien qu’estimant lui aussi que les résultats en seraient éminemment glorieux, opina cependant dans un sens contraire et le déconseilla, dans le seul but que la gloire et l’honneur de cette résolution en revinssent entièrement à son maître et qu’on dise que, grâce à la sûreté de ses conceptions et à sa prévoyance, il avait, contrairement à l’avis de tous, mené à bonne fin cette magnifique entreprise, l’honorant ainsi à ses dépens. — Les ambassadeurs de la Thrace, présentant leurs condoléances à Archiléonide, mère de Brasidas, sur la mort de son fils, ayant été jusqu’à dire, dans l’éloge qu’ils faisaient de lui, qu’il n’avait pas son pareil, sa mère déclina les louanges personnelles dont il était l’objet, pour les reporter sur tous : « Ne parlez pas ainsi, répondit-elle ; Sparte, à ma connaissance, possède nombre de citoyens plus grands et plus vaillants qu’il n’était. » — À la bataille de Crécy, le prince de Galles, encore jeune, avait le commandement de l’avant-garde ; le principal effort de la bataille se porta sur lui. Les seigneurs qui l’accompagnaient, trouvant la situation critique, mandèrent au roi Édouard de venir à leur secours. Le roi s’enquit de son fils ; on lui répondit qu’il était vivant et à cheval : « Je lui ferais tort, dit-il alors, d’aller maintenant lui dérober l’honneur du succès d’un combat où il lutte depuis si longtemps ; de quelque façon que tourne la fortune, il en aura tout le mérite. » Et il ne voulut ni marcher, ni envoyer à son secours, sachant bien que s’il y était allé, on eût dit que tout était perdu sans son aide et qu’on lui eût attribué le gain de la journée : « Toujours le dernier arrivé, semble avoir seul décidé de la victoire (Tite Live). » — Il y avait à Rome des personnes qui estimaient, et cela se disait communément, que les principaux hauts faits de Scipion étaient en partie dus à Lælius qui, cependant, jamais ne cessa d’exalter la grandeur et la gloire de son général et de lui prêter son concours, sans prendre aucunement soin de sa propre renommée. — À quelqu’un disant à Théopompe, roi de Sparte, que si les affaires publiques allaient si bien, c’était parce qu’il savait bien commander, celui-ci répondit : « Dites plutôt que c’est parce que le peuple sait bien obéir. »

Les femmes qui héritaient du titre de pair avaient, malgré leur sexe, le droit d’assister et d’opiner dans les causes relevant de cette juridiction ; et les pairs ecclésiastiques, malgré leur caractère religieux, étaient tenus d’assister nos rois, quand ils étaient en guerre, non seulement en leur amenant leurs amis et leurs serviteurs, mais en y venant de leur personne. C’est à cela que nous devons de voir l’évêque de Beauvais se trouver avec Philippe-Auguste à la bataille de Bouvines, à laquelle il prit une part active et se conduisit bravement, tout en se faisant scrupule de tirer profit et gloire de cet exercice sanglant et brutal. Il mit ce jour-là, de sa propre main, plusieurs ennemis hors de combat, et chaque fois les remettait au premier gentilhomme qu’il rencontrait, soit pour qu’il les égorgeât, soit pour qu’il les gardât comme prisonniers, lui laissant à lui seul le soin de l’exécution : c’est ainsi qu’entre autres il remit Guillaume, comte de Salisbury, aux mains de messire Jean de Nesle. Par une subtilité de conscience semblable, il consentait bien à assommer, mais non à verser le sang, c’est pourquoi il ne combattait qu’armé d’une masse d’armes. — Quelqu’un, en ces temps-ci, auquel le roi reprochait d’avoir porté la main sur un prêtre, niait fort et ferme ; il n’avait fait, disait-il, que le battre et le fouler aux pieds.