Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 42

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 42
Texte 1595
Texte 1907
De l’inégalité qui est entre nous.


CHAPITRE XLII.

De l’inegualité qui est entre nous.


Plvtarqve dit en quelque lieu, qu’il ne trouue point si grande distance de beste à beste, comme il trouue d’homme à homme. Il parle de la suffisance de l’ame et qualitez internes. À la vérité ie trouue si loing d’Epaminundas, comme ie l’imagine, iusques à tel que ie cognois, ie dy capable de sens commun, que i’encherirois volontiers sur Plutarque : et dirois qu’il y a plus de distance de tel à tel homme, qu’il n’y a de tel homme à telle beste :

Hem ! vir viro quid præstat !

et qu’il y a autant de degrez d’esprits, qu’il y a d’icy au ciel de brasses, et autant innumerables.Mais à propos de l’estimation des hommes, c’est merueille que sauf nous, aucune chose ne s’estime que par ses propres qualitez. Nous louons vn cheual de ce qu’il est vigoureux et adroit,

Volucrem
Sic laudamus equum, facili cui plurima palma
Feruet, et exultat rauco victoria circo,

non de son harnois : vn leurier, de sa vistesse, non de son colier : vn oyseau, de son aile, non de ses longes et sonnettes. Pourquoy de niesmes n’estimons nous vn homme parce qui est sien ? Il a vn grand train, vn beau palais, tant de crédit, tant de rente : tout cela est autour de luy, non en luy. Vous n’achetez pas vn chat en poche : si vous marchandez vn cheual, vous luy ostez ses bardes, vous le voyez nud et à descouuert. Ou s’il est couuert, comme on les presentoit anciennement aux Princes à vendre, c’est par les parties moins nécessaires, à fin que vous ne vous amusiez pas à la beauté de son poil, ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrestiez principalement à considérer les iambes, les yeux, et le pied, qui sont les membres les plus vtiles.

Regibus hic mos est : vbi equos mercantur, opertos
Inspiciunt ; ne si faciès, vt sæpe, décora
Molli fulta pede est, emptorem inducat hiantem,
Quàd pulchræ dunes, breue quôd caput, ardua ceruix.

Pourquoy estimant vn homme l’estimez vous tout enueloppé et empacqueté ? Il ne nous faict montre que des parties, qui ne sont aucunement siennes : et nous cache celles, par lesquelles seules on peut vrayement iuger de son estimation. C’est le prix de l’espée que vous cerchez, non de la guaine : vous n’en donnerez à l’aduenture pas vn quatrain, si vous l’auez despouillée. Il le faut iuger par luy mesme, non par ses atours. Et comme dit tres-plaisamment vn ancien : Sçauez vous pourquoy vous l’estimez grand ? vous y comptez la hauteur de ses patins. La base n’est pas de la statue. Mesurez le sans ses eschaces. Qu’il mette à part ses richesses et honneurs, qu’il se présente en chemise. A il le corps propre à ses functions, sain et allègre ? Quelle ame a il ? Est elle belle, capable, et heureusement pourueue de toutes ses pièces ? Est elle riche du sien, ou de l’autruy ? La fortune n’y a elle que voir ? Si les yeux ouuerts elle attend les espées traites : s’il ne luy chaut par où luy sorte la vie, par la bouche, ou par le gosier : si elle est rassise, equable et contente : c’est ce qu’il faut veoir, et iuger par là les extrêmes différences qui sont entre nous. Est-il

sapiens, sibique imperiosus ;
Quem neque pauperies, neque mors, neque vincula terrent ;
Responsare cupidinibus, contemnere honores
Fortis ; et in seipso totus teres atque rotundus,
Externi ne quid valeat per læue morari,
In quem manca mit semper fortuna ?

Vn tel homme est cinq cens brasses au dessus des Royaumes et des Duchez : il est luy mesmes à soy son empire.

Sapiens, pol ! ipse fingit fortunam sibi.

Que luy reste il à désirer ?

Nonne videmus,
Nil aliud sibi naturam latrare, nisi vt quoi

Corpore seiunctus dolor absit, mente fruatur
Iucundo sensu, cura semotus metûque ?

Comparez luy la tourbe de nos hommes, stupide, basse, seruile, instable, et continuellement flotante en l’orage des passions diuerses, qui la poussent et repoussent, pendant toute d’autruy : il y a plus d’esloignement que du ciel à la terre : et toutefois l’aueuglement de nostre vsage est tel, que nous en faisons peu ou point d’estat.

CHAPITRE XLII.

De l’inégalité qui règne parmi les hommes.

Extrême différence que l’on remarque entre les hommes ; on ne devrait les estimer qu’en raison de ce qu’ils valent par eux-mêmes. — Plutarque dit quelque part qu’il trouve que la distance d’une bête à une autre bête est moins grande que celle d’un homme à un autre homme ; il n’envisage en cela que ce dont l’âme est capable et aussi les qualités intellectuelles. Pour moi, je trouve qu’il y a tellement loin d’Épaminondas, tel que je me le figure, à telle personne de ma connaissance, j’entends au point de vue du bon sens, que je renchérirais volontiers sur Plutarque et dirais qu’il y a plus de distance de tel homme à tel autre qu’entre tel homme et telle bête : « Ah, qu’un homme peut être supérieur à un autre (Térence) ! » L’esprit humain comporte au moins autant de degrés qu’il y a de brasses d’ici le ciel, et ils sont tout aussi innombrables.

En ce qui touche les appréciations que nous portons sur le plus ou le moins de mérite d’un homme, il est vraiment étonnant que nous estimions toutes choses d’après les qualités qui leur sont propres et que nous fassions exception pour nous-mêmes. Nous louons un cheval de ce qu’il est vigoureux et adroit : « Nous le louons pour sa vitesse et les palmes nombreuses qu’il a remportées dans les cirques, aux applaudissements d’une foule bruyante (Juvénal) », et non pour son harnais, nous louons un lévrier de sa vitesse et non de son collier, un oiseau de fauconnerie de la puissance de son vol et non de sa longe et de sa clochette ; pourquoi de même ne faisons-nous pas cas d’un homme uniquement d’après ce qui lui est propre ? Il a un grand train, un beau palais, tant de crédit, tant de rente, disons-nous ; tout cela le touche assurément, mais n’est pas lui. Vous n’achetez pas chat en poche, une chose sans la voir ; si vous marchandez un cheval d’armes, vous commencez par lui ôter la housse qui le pare, et l’examinez nu et découvert ; ou, s’il demeure couvert, ainsi qu’on les présentait jadis aux princes quand ils voulaient en faire acquisition, ce sont les parties qui offrent le moins d’intérêt qui sont dérobées à la vue, afin que vous ne vous arrêtiez pas à la beauté de la robe ou à la largeur de la croupe, et que vous vous attachiez surtout à considérer les jambes, les yeux et les pieds qui sont ce qu’il y a d’essentiel en lui : « Les rois ont coutume, lorsqu’ils achètent des chevaux, de les examiner couverts, de peur que si le cheval a la tête belle et les pieds mauvais, comme il arrive souvent, l’acheteur ne se laisse séduire par l’aspect d’une croupe arrondie, d’une tête fine ou d’une belle encolure (Horace). » Pourquoi, pour juger de la valeur d’un homme, l’examinons-nous donc tout enveloppé et empaqueté ? Rien de ce qu’il nous montre n’est sien, et il nous cache tout ce qui seul donne moyen de porter un jugement éclairé sur ce qu’il est réellement. Ce dont vous vous enquerrez, c’est de ce que vaut l’épée et non le fourreau ; peut-être que, dégagée de sa gaine, vous n’en donneriez pas un quatrain. Il faut juger l’homme par lui-même et non sur ses atours, ainsi que le dit plaisamment un philosophe ancien : « Savez-vous pourquoi vous le trouvez grand ? C’est parce que dans l’estimation que vous faites de sa taille, vous y comprenez la hauteur de ses patins. » Le socle d’une statue n’en est pas partie intégrante. — Mesurez-le sans ses échasses, qu’il mette de côté ses richesses et ses dignités ; qu’il se présente en chemise. Est-il au physique propre à ses fonctions ? est-il sain et allègre ? Quelle âme a-t-il ? est-elle belle, capable, heureusement douée à tous égards ? est-elle riche par elle-même ou seulement de ce qu’elle emprunte aux autres ? la fortune a-t-elle prise sur elle ? Se trouble-t-elle devant un danger imminent ? est-elle indifférente au genre de mort, quel qu’il soit, qui peut l’atteindre ! est-elle calme, égale, contente de son sort ? c’est là ce qu’il faut rechercher et ce qui nous permet de juger des différences excessives qui existent entre les hommes. « Est-il sage et maître de lui ? ne craint-il ni la pauvreté, ni la mort, ni l’esclavage ? sait-il résister à ses passions et mépriser les honneurs ? renfermé tout entier en lui-même, semblable à un globe parfait qu’aucune aspérité n’empêche de rouler, ne laisse-t-il aucune prise à la fortune (Horace) ? » Un tel homme est de cinq cents brasses au-dessus des royaumes et des duchés ; il est à lui-même son propre empire : « Par Pollux, le sage est lui-même l’artisan de son bonheur (Plaute) ! » Que lui reste-t-il à désirer ? « Ne voyons nous pas que la nature n’exige de nous rien de plus qu’un corps sain et une âme sereine, exempte de soucis et de crainte (Lucrèce) ? » Comparez-lui la tourbe de ces hommes stupides, à l’âme basse, servile, inconstante, qui sont continuellement le jouet des passions orageuses de tous genres qui les poussent et les repoussent sans cesse en tous sens, qui sont tout entiers sous la dépendance d’autrui : de lui à eux, la distance est plus grande que du ciel à la terre ; et cependant, la manière dont nous en usons d’habitude nous aveugle tellement, que de cet homme nous ne faisons que peu ou pas de cas.

Là où, si nous considérons vn paisan et vn Roy, vn noble et vn villain, vn magistrat et vn homme priué, vn riche et vn pauure, il se présente soudain à nos yeux vn’ extrême disparité, qui ne sont différents par manière de dire qu’en leurs chausses. En Thrace, le Roy estoit distingué de son peuple d’vne plaisante manière, et bien r’encherie. Il auoit vne religion à part : vn Dieu tout à luy, qu’il n’appartenoit à ses subiects d’adorer : c’estoit Mercure. Et luy, dedaignoit les leurs, Mars, Bacchus, Diane. Ce ne sont pourtant que peintures, qui ne font aucune dissemblance essentielle. Car comme les ioüeurs de comédie, vous les voyez sur l’eschaffaut faire vne mine de Duc et d’Empereur, mais tantost après, les voyla deuenuz valets et crocheteurs misérables, qui est leur nayfue et originelle condition : aussi l’Empereur, duquel la pompe vous esblouit en public :

Scilicet et grandes viridi cum luce smaragdi
Auro includuntur, teritûrque thalassina vestis
Assidue, et Veneris sudorem exercita potat,

voyez le derrière le rideau, ce n’est rien qu’vn homme commun, et à l’aduenture plus vil que le moindre de ses subiects. Ille beatus introrsum est : istius bracteata felicitas est. La couardise, l’irrésolution, l’ambition, le despit et l’enuie l’agitent comme vn autre :

Non enim gazæ, neque consularis
Summouet lictor miseros tumultus
Mentis et curas laqueata circum
Tecta volantes :

et le soing et la crainte le tiennent à la gorge au milieu de ses armées.

Re veràque metus hominum, curæque sequaces,
Nec metuunt sonitus armorum, nec fera tela,
Audactérque imiter reges, rerùmque potenles
Versantur, neque fulgorem reuerentur ab auro.

La fieubre, la migraine et la goutte l’espargnent elles non plus que nous ? Quand la vieillesse luy sera sur les espaules, les archers de sa garde l’en deschargeront ils ? Quand la frayeur de la mort le transira, se r’asseurera il par l’assistance des Gentils-hommes de sa chambre ? Quand il sera en ialousie et caprice, nos bonnettades le remettront elles ? Ce ciel de lict tout enflé d’or et de perles, n’a aucune vertu à rappaiser les tranchées d’vne verte colique.

Nec calidæ cilius decedunt corpore febres,
Textilibus si in picturis ostroque rubenti
Iacteris, quàm si plebeia in veste cubandum est.

Les flateurs du grand Alexandre, luy faisoyent à croire qu’il estoit fils de Iupiter : vn iour estant blessé, regardant escouler le sang de sa playe : Et bien qu’en dites vous ? fit-il : est-ce pas icy vn sang vermeil, et purement humain ? il n’est pas de la trampe de celuy que Homère fait escouler de la playe des Dieux. Hermodorus le poëte auoit fait des vers en l’honneur d’Antigonus, oii il l’appelloit fils du Soleil : et luy au contraire : Celuy, dit-il, qui vuide ma chaize percée, sçait bien qu’il n’en est rien.

De vaines apparences extérieures distinguent seules le roi du paysan, le noble du vilain, etc. Que sont les rois ? des acteurs en scène, des hommes quelquefois plus méprisables que le dernier de leurs sujets, soumis aux mêmes passions, aux mêmes vices. — Que nous venions à considérer un paysan et un roi, un noble et un roturier, un magistrat et un simple particulier, un riche et un pauvre, une extrême dissemblance nous apparaît immédiatement ; mais cette différence qui nous saute aux yeux ne consiste, pour ainsi dire, que dans la diversité des chaussures que portent les uns et les autres. Dans la Thrace, le roi se distinguait de son peuple d’une singulière façon, bien au-dessus de ce que nous pouvons imaginer : il avait une religion à part, un dieu uniquement à lui, que ses sujets ne pouvaient adorer, c’était Mercure ; et aux dieux du peuple : Mars, Bacchus, Diane, il dédaignait de rendre aucun culte. — Cela n’est en somme que décors, qui ne constituent aucune différence essentielle entre les hommes, tout comme ces acteurs de comédie que vous voyez sur la scène paradant avec de grands airs de duc et d’empereur, et que voilà un instant après devenus de simples valets, de misérables portefaix, professions d’où ils sortent et dans lesquelles ils sont nés. Cet empereur, par exemple, dont la pompe en public vous éblouit, « parce que brillent sur lui, enchâssées dans l’or, de grosses émeraudes de la plus belle eau, et parce qu’il est paré de magnifiques habits couleur vert de mer, qu’il a bientôt fait de souiller dans les orgies et dans de honteux plaisirs (Lucrèce) », voyez-le derrière le rideau, ce n’est qu’un homme du commun, parfois plus vil que le dernier de ses sujets : « Le sage a son bonheur en lui-même ; tout autre n’a qu’un bonheur superficiel (Sénèque) » ; la lâcheté, l’irrésolution, l’ambition, le dépit, l’envie agitent ce potentat, tout comme un autre homme : « Ni les trésors, ni les faisceaux consulaires ne chassent les inquiétudes et les soucis qui voltigent sous les lambris dorés (Horace) » ; les préoccupations et les craintes l’assiègent au milieu même de ses armées : « L’appréhension, les soucis inséparables de l’homme, ne s’effrayent ni du fracas des armes, ni des traits cruels ; ils fréquentent hardiment les cours des rois et n’ont aucun respect pour l’éclat qui environne les trônes (Lucrèce). » La fièvre, la migraine, la goutte l’épargnent-elles plus que nous ? Quand la vieillesse pèsera sur ses épaules, les archers de sa garde le soulageront-ils de son poids ? Quand il frissonnera par crainte de la mort, sera-t-il rassuré par la présence des gentilshommes de sa chambre ? Quand la jalousie ou un désir l’étreindront, nos salutations le réconforteront-elles ? Ce ciel de lit, chamarré d’or et de perles, n’a pas le don de calmer les douleurs d’entrailles occasionnées par une violente colique : « La fièvre brillante ne vous quittera pas plus tôt, que vous soyez étendu sur la pourpre, sur des tapis tissus à grands frais, ou que vous soyez gisant sur le grabat du plébéien (Lucrèce). » — Les flatteurs d’Alexandre le Grand lui répétaient sans cesse qu’il était fils de Jupiter. Un jour, qu’étant blessé, il regardait le sang qui coulait de la plaie : « Hé bien ! qu’en pensez-vous ? leur dit-il ; n’est-ce pas là un sang vermeil comme celui de tout être humain ; est-il de la nature de celui qu’Homère fait couler des blessures des dieux ? » — Le poète Hermodore avait, en l’honneur d’Antigone, composé des vers où il l’appelait fils du Soleil : « Celui qui vide ma chaise percée, dit Antigone réprouvant cette flatterie, sait bien qu’il n’en est rien. »

C’est vn homme pour tous potages. Et si de soy-mesmes c’est vn homme mal né, l’empire de l’vniuers ne le sçauroit rabiller,

Puellæ
Hunc rapiant ; quicquid calcauerit hic, rosa fiat.

Quoy pour cela, si c’est vne ame grossière et stupide ? la volupté mesme et le bon heur, ne s’apperçoiuent point sans vigueur et sans esprit.

Hæc perinde sunt, vt illius animus, qui ea possidet.
Qui vti scit, ei bona ; illi qui non vtitur recté, mala.

Les biens de la fortune tous tels qu’ils sont, encores faut il auoir le sentiment propre à les sauourer. C’est le iouïr, non le posséder, qui nous rend heureux.

Non domus et fundus, non æris aceruus et auri,
Ægroto domini deduxit corpore febres,
Non anima curas ; valeat possessor oportet,
Qui comportatis rébus benè cogilat vti.
Qui cupit, aut metuit, iuuat illum sic domus aut res,
Vt lippum pictæ tabulæ, fomenta podagram.

Il est vn sot, son goust est mousse et hebeté ; il n’en iouït non plus qu’vn morfondu de la douceur du vin Grec, ou qu’vn cheual de la richesse du harnois, duquel on l’a paré. Tout ainsi comme Platon dit, que la santé, la beauté, la force, les richesses, et tout ce qui s’appelle bien, est également mal à l’iniuste, comme bien au iuste, et le mal au rebours. Et puis, où le corps et l’ame sont en mauuais estât, à quoy faire ces commoditez externes ? veu que la moindre picqueure d’espingle, et passion de l’ame, est suffisante à nous ester le plaisir de la monarchie du monde. À la première strette que luy donne la goutte, il a beau estre Sire et Majesté,

Totus et argento conflatus, totus et auro,

perd il pas le souuenir de ses palais et de ses grandeurs ? S’il est en colère, sa principauté le garde elle de rougir, de paslir, de grincer les dents comme vn fol ?Or si c’est vn habile homme et bien né, la royauté adiouste peu à son bon heur :

Si ventri bene, si lateri est, pedibusque tuis, nil
Diuitiæ poterunt regales addere maius :

il voit que ce n’est que biffe et piperie. Oui à l’aduenture il sera de l’aduis du Roy Seleucus, Que qui sçauroit le poix d’vn sceptre, ne daigneroit l’amasser quand il le trouueroit à terre : il le disoit pour les grandes et pénibles charges, qui touchent vn bon Roy. Certes ce n’est pas peu de chose que d’auoir à régler autruy, puis qu’à régler nous mesmes, il se présente tant de difficultez. Quant au commander, qui semble estre si doux ; considérant l’imbécillité du iugement humain, et la difficulté du chois es choses nouuelles et doubteuses, ie suis fort de cet aduis, qu’il est bien plus aisé et plus plaisant de suiure, que de guider : et que c’est vn grand seiour d’esprit de n’auoir à tenir qu’vne voye tracée, et à respondre que de soy :

Vt satiùs multo iam sit, parère quietum,
Quàm regere imperio res velle.

Ioint que Cyrus disoit, qu’il n’appartenoit de commander à homme, qui ne vaille mieux que ceux à qui il commande.Mais le Roy Hieron en Xenophon dict d’auantage, qu’à la iouyssance des voluptez mesmes, ils sont de pire condition que les priuez : d’autant que l’aysance et la facilité, leur oste l’aigredouce pointe que nous y trouuons.

Pinguis amor nimiûmque potens, in tædia nobis
Vertitur, et, stomacho dulcis vt esca, nocet.

Pensons nous que les enfans de cœur prennent grand plaisir à la musique ? La sacieté la leur rend plustost ennuyeuse. Les festins, les danses, les masquarades, les tournois reiouyssent ceux qui ne les voyent pas souuent, et qui ont désiré de les voir : mais à qui en faict ordinaire, le goust en deuient fade et mal plaisant : ny les dames ne chatouillent celuy qui en iouyt à cœur saoul. Qui ne se donne loisir d’auoir soif, ne sçauroit prendre plaisir à boire. Les farces des bateleurs nous res-iouissent, mais aux ioüeurs elles seruent de coruée. Et qu’il soit ainsi, ce sont délices aux Princes, c’est leur feste, de se pouuoir quelque fois trauestir, et démettre à la façon de viure basse et populaire.

Plerumque gratæ principibus vices,
Mundæque paruo sub lare pauperum
Cœnæ, sine aulæis et ostro,
Solicitam explicuere frontem.

Il n’est rien si empeschant, si desgouté que l’abondance. Quel appétit ne se rebuteroit, à veoir trois cents femmes à sa merci, comme les a le grand Seigneur en son serrait ? Et quel appétit et visage de chasse, s’estoit reserué celuy de ses ancestres, qui n’alloit iamais aux champs, à moins de sept mille fauconniers ?Et outre cela, ie croy, que ce lustre de grandeur, apporte non légères incommoditez à la iouyssance des plaisirs plus doux : ils sont trop esclairez et trop en butte. Et ie ne sçay comment on requiert plus d’eux de cacher et couurir leur faute. Car ce qui est à nous indiscretion, à eux le peuple iuge que ce soit tyrannie, mespris, et desdain des loix. Et outre l’inclination au vice, il semble qu’ils y adioustent encore le plaisir de gourmander, et sousmettre à leurs pieds les obseruances publiques. De vray Platon en son Gorgias, définit tyran celuy qui a licence en vue cité d’y faire tout ce qui luy plaist. Et souuent à cette cause, la montre et publication de leur vice, blesse plus que le vice mesme. Chacun craint à estre espié et contrerollé : ils le sont iusques à leurs contenances et à leurs pensées ; tout le peuple estimant auoir droict et interest d’en iuger. Outre ce que les taches s’agrandissent selon l’eminence et clarté du lieu, où elles sont assises : et qu’vn seing et vne verrue au front, paroissent plus que ne faict ailleurs vne balafre. Voyla pourquoy les poètes feignent les amours de Iupiter conduites soubs autre visage que le sien : et de tant de practiques amoureuses qu’ils luy attribuent, il n’en est qu’vne seule, ce me semble, où il se trouue en sa grandeur et Maiesté.Mais reuenons à Hieron : il recite aussi combien il sent d’incommoditez en sa royauté, pour ne pouuoir aller et voyager en liberté, estant comme prisonnier dans les limites de son pais : et qu’en toutes ses actions il se trouue enueloppé d’vne facheuse presse. De vray, à voir les nostres tous seuls à table, assiégez de tant de parleurs et regardans inconnuz, l’en ay eu souuent plus de piété que d’enuie. Le Roy Alphonse disoit que les asnes estoycnt en cela de meilleure condition que les Roys : leurs maistres les laissent paistre à leur aise, là où les Roys ne peuuent pas obtenir cela de leurs seruiteurs. Et ne m’est iamais tombé en fantasie, que ce fust quelque notable commodité à la vie d’vn homme d’entendement, d’auoir vne vingtaine de contrerolleurs à sa chaise percée : ny que les seruices d’vn homme qui a dix mille liures de rente, ou qui a pris Casal, ou défendu Siene, luy soyent plus commodes et acceptables, que d’vn bon valet et bien expérimenté. Les auantages principesques sont quasi auantages imaginaires. Chaque degré de fortune a quelque image de principauté. Cæsar appelle Roytelets, tous les Seigneurs ayans iustice en France de son temps.De vray, sauf le nom de Sire, on va bien auant auec nos Roys. Et voyez aux Prouinces esloingnées de la Cour, nommons Bretaigne pour exemple, le train, les subiects, les officiers, les occupations, le seruice et cerimonie d’vn Seigneur retiré et casanier, nourry entre ses valets ; et voyez aussi le vol de son imagination, il n’est rien plus royal : il oyt parler de son maistre vne fois l’an, comme du Roy de Perse : et ne le recognoit, que par quelque vieux cousinage, que son secrétaire tient en registre. À la vérité nos loix sont libres assez ; et le pois de la souueraineté ne touche vn Gentil-homme François, à peine deux fois en sa vie. La subiection essentielle et effectuelle, ne regarde d’entre nous, que ceux qui s’y conuient, et qui ayment à s’honnorer et enrichir par tel seruice : car qui se veut tapir en son foyer, et sçait conduire sa maison sans querelle, et sans procès, il est aussi libre que le Duc de Venise. Paucos seruitus, plures seruitutem tenent.Mais sur tout Hieron faict cas, dequoy il se voit priué de toute amitié et société mutuelle : en laquelle consiste le plus parfait et doux fruict de la vie humaine. Car quel tesmoignage d’affection et de bonne volonté, puis-ie tirer de celuy, qui me doit, vueille il ou non, tout ce qu’il peut ? Puis-ie faire estât de son humble parler et courtoise reuerence, veu qu’il n’est pas en luy de me la refuser ? L’honneur que nous receuons de ceux qui nous craignent, ce n’est pas honneur : ces respects se doiuent à la Royauté, non à moy.

Maximum hoc regni bonum est,
Quod facta domini cogitur populus sui
Quâm ferre, tam laudare.

Vois-ie pas que le meschant, le bon Roy, celuy qu’on haït, celuy qu’on ayme, autant en a l’vn que l’autre : de mesmes apparences, de mesme cérémonie, estoit seruy mon prédécesseur, et le sera mon successeur. Si mes subiects ne m’offencent pas, ce n’est tesmoignage d’aucune bonne affection : pourquoy le prendray-ie en cette part-là, puis qu’ils ne pourroient quand ils voudroient ? Nul ne me suit pour l’amitié, qui soit entre luy et moy : car il ne s’y sçauroit coudre amitié, où il y a si peu de relation et de correspondance. Ma hauteur m’a mis hors du commerce des hommes : il y a trop de disparité et de disproportion. Ils me suiuent par contenance et par coustume, ou plus tost que moy ma fortune, pour en accroistre la leur. Tout ce qu’ils me dient, et font, ce n’est que fard, leur liberté estant bridée de toutes parts par la grande puissance que i’ay sur eux : ie ne voy rien autour de moy que couuert et masque. Ses courtisans louoient vn iour Iulian l’Empereur de faire bonne iustice : Ie m’enorgueillirois volontiers, dit-il, de ces loüanges, si elles venoient de personnes, qui ozassent accuser ou mesloüer mes actions contraires, quand elles y seroient.Toutes les vraies commoditez qu’ont les Princes, leurs sont communes auec les hommes de moyenne fortune. C’est à faire aux Dieux, de monter des cheuaux aislez, et se paistre d’Ambrosie : ils n’ont point d’autre sommeil et d’autre appétit que le nostre : leur acier n’est pas de meilleure trempe, que celuy dequoy nous nous armons ; leur couronne ne les couure ny du soleil, ny de la pluie. Diocletian qui en portoit vne si reuerée et si fortunée, la resigna pour se retirer au plaisir d’vne vie priuée : et quelque temps après, la nécessité des affaires publiques, requérant qu’il reuinst à prendre la charge, il respondit à ceux qui l’en prioient : Vous n’entreprendriez pas de me persuader cela, si vous auiez veu le bel ordre des arbres, que i’ay moymesme planté chez moy, et les beaux melons que i’y ay semez.À l’aduis d’Anacharsis le plus heureux estât d’vne police, seroit où toutes autres choses estants esgales, la precedence se mesureroit à la vertu, et le rebut au vice. Quand le Roy Pyrrhus entreprenoit de passer en Italie, Cyneas son sage conseiller luy voulant faire sentir la vanité de son ambition : Et bien Sire, luy demanda-il, à quelle fin dressez vous cette grande entreprinse ? Pour me faire maistre de l’Italie, respondit-il soudain : Et puis, suyuit Cyneas, cela faict ? Ie passeray, dit l’autre, en Gaule et en Espaigne : Et après ? Ie m’en iray subiuguer l’Afrique, et en fin, quand i’auray mis le monde en ma subiection, ie me reposeray et viuray content et à mon aise. Pour Dieu, Sire, rechargea lors Cyneas, dictes moy, à quoy il tient que vous ne soyez des à présent, si vous voulez, en cet estât ? Pourquoy ne vous logez vous des cette heure, où vous dites aspirer, et vous espargnez tant de trauail et de hazard, que vous iettez entre deux ?

Nimirum quia non bene norat quæ esset habendi
Finis, et omnino quoad crescat vera voluptas.

Ie m’en vais clorre ce pas par vn verset ancien, que ie trouue singulièrement beau à ce propos :

Mores cuique sui fingunt fortunam.

Le bonheur est dans la jouissance et non dans la possession ; or peut-il jouir des avantages de la royauté celui qui ne sait ou ne peut apprécier son bonheur ? — Cet homme en fin de compte n’est jamais qu’un homme ; et si par lui-même il n’a pas de valeur, l’empire du monde ne saurait lui en donner : « Que les jeunes filles se l’arrachent, que partout les roses naissent sous ses pas (Perse) », qu’est-ce que tout cela, si son âme est grossière et stupide ? sans vigueur et sans esprit, on n’arrive à ressentir ni le bonheur, ni même la volupté. — « Les choses valent selon qui les possède : bonnes pour qui sait s’en servir, elles sont mauvaises pour qui en mésuse (Térence). » Pour savourer les biens que nous donne la fortune, quels qu’ils soient, encore faut-il le sentiment qui nous en procure la sensation ; c’est par la jouissance et non par la possession que nous sommes heureux : « Ce ne sont pas ces terres, ce palais, ces monceaux d’or et d’argent qui guériront de la fièvre celui qui les possède, ou qui purgeront son âme de toute inquiétude ; la jouissance exige la santé de l’âme et du corps. Pour qui désire ou qui craint, toutes ces richesses sont comme des tableaux pour des yeux qui ne peuvent souffrir la lumière, ou des onguents à un goutteux (Horace). » — Si c’est un sot, son goût est émoussé et manque de discernement ; ce n’est plus pour lui une source de jouissance ; il est comme quelqu’un qui, enrhumé, est incapable d’apprécier la douceur des vins de la Grèce ; ou comme un cheval, lequel demeure indifférent à la richesse du harnachement dont on l’a paré ; c’est ainsi que, suivant la maxime de Platon, la santé, la beauté, la force, les richesses et tout ce que nous qualifions d’heureux, sont estimés comme autant de maux par qui a le jugement faux, alors que celui qui a l’esprit juste les tient pour ce qu’ils sont, et que cette divergence d’appréciation se produit en sens inverse pour ce que nous tenons comme malheureux. — Et puis, là où le corps et l’âme sont en mauvais état, à quoi servent tous ces avantages qui ne font pas corps avec nous ? la moindre piqûre d’épingle, la moindre passion en notre âme, suffisent pour nous ôter tout le plaisir que nous aurions à régner sur le monde entier ! Au premier élancement que lui occasionne la goutte, il a beau être Sire et Majesté, « couvert d’or et d’argent (Tibulle) », ne perd-il pas le souvenir de ses palais et de ses grandeurs ? S’il est en colère, de ce qu’il est prince, cela l’empêche-t-il de rougir, de pâlir, de grincer des dents comme un fou ?

Combien le sort des rois est à plaindre : leurs devoirs constituent une lourde charge. — Si cet empereur est intelligent et heureusement doué, l’exercice de la toute-puissance ajoute peu à son bonheur : « Si votre ventre est libre, si vos poumons et vos jambes font leurs offices, toutes les richesses des rois n’accroîtront en rien votre bonheur (Horace). » Il reconnaît que tout cela n’est qu’apparence et tromperie. À l’occasion il sera de l’avis de Séleucus qui disait « que celui qui saurait de quel poids est un sceptre, ne daignerait pas le ramasser, s’il en trouvait un à terre », voulant dire par là combien sont grandes et pénibles les charges qui incombent à un roi soucieux de ses devoirs ; et certes, ce n’est pas peu de chose que d’avoir à régler les affaires d’autrui, quand nous régler nous-mêmes présente tant de difficultés. — Pour ce qui est du commandement, qui semble offrir tant de charmes, quand je viens à considérer la faiblesse de la raison humaine et combien il est difficile de décider des choses nouvelles sur lesquelles il y a doute, je suis tout à fait de l’avis qu’il est beaucoup plus facile et agréable de suivre que de diriger, et que c’est un grand repos d’esprit de n’avoir qu’à cheminer sur une voie tracée et à ne répondre que de soi : « Il vaut mieux obéir tranquillement, que de prendre le fardeau des affaires publiques (Lucrèce). » Ajoutez à cela que Cyrus déclarait qu’il ne convient à un homme de commander à d’autres, qu’autant qu’il vaut mieux qu’eux.

La satiété leur rend insipides tous les plaisirs. — Le roi Hiéron, d’après Xénophon, allait jusqu’à prétendre que les souverains sont, dans la jouissance des voluptés intimes, dans des conditions pires que les particuliers, parce que l’aisance et facilité qu’ils ont à les satisfaire leur ôtent cette saveur aigre-douce que nous devons à plus de difficulté : « Trop d’amour nous dégoûte, comme l’excès d’un mets agréable affadit l’estomac (Ovide). » Pense-t-on que les enfants de chœur prennent grand plaisir à la musique ? la satiété la leur rend plutôt ennuyeuse. Les festins, les danses, les mascarades, les tournois réjouissent ceux qui ne les voient pas souvent et ont désir de les voir ; mais pour ceux pour lesquels ce sont des choses ordinaires, cela devient fade et peu réjouissant ; de même les femmes ne sont plus un excitant pour celui qui jouit d’elles à satiété ; qui passe son temps à boire sans soif, n’éprouve plus de plaisir à boire ; les farces des bateleurs nous amusent, mais pour eux ce sont des corvées. Et c’est ce qui fait que les princes aiment à se travestir quelquefois, à descendre vivre de la vie des dernières classes de la société et qu’ils s’en font fête : « Un peu de changement ne déplaît pas aux grands ; quelquefois un frugal repas, sans tapis et sans pourpre, sous le toit du pauvre, déride leur front (Horace). » — Il n’y a rien qui soit gênant et nous ôte l’appétit comme l’abondance : quels désirs ne s’apaiseraient chez qui aurait trois cents femmes à sa disposition, comme les a le Grand Seigneur dans son sérail ? Quel goût à chasser pouvait avoir celui de ses ancêtres qui n’y allait jamais qu’avec au moins sept mille fauconniers, et quelle physionomie pouvait présenter une pareille chasse ?

Ils sont constamment sous les yeux de leurs sujets qui les jugent avec sévérité. — Sans compter que cet éclat qui accompagne la grandeur a, je crois, des inconvénients des plus incommodes quand ils veulent se livrer à la jouissance de plaisirs plus doux ; ils sont trop en vue et trop de gens s’occupent d’eux, si bien que je ne comprends pas qu’on leur demande de cacher et dissimuler davantage leurs fautes. À ajouter que ce qui de notre part est indiscrétion, est qualifié chez eux, par le peuple, de tyrannie, de mépris et dédain des lois ; et qu’en outre de ce que comme tous autres ils sont enclins à mal faire, il semble que de plus ils se fassent, en pareil cas, un plaisir de violer et de fouler aux pieds les règlements publics. Platon est dans le vrai quand, dans son Gorgias, donnant comme définition du tyran, celui qui, dans une cité, a licence de faire tout ce qui lui plaît, il dit que la vue et la publicité des abus qu’il commet blessent souvent plus que ces abus eux-mêmes. Chacun redoute d’être épié et contrôlé ; eux, le sont jusque dans leurs attitudes et leurs pensées, tout le monde estimant que c’est son droit de les juger et qu’il y a intérêt ; sans compter que les taches ressortent d’autant plus que la place où elles sont est plus apparente et plus éclairée, qu’un signe ou une verrue au front se remarque davantage qu’une balafre ailleurs. C’est le motif pour lequel les poètes représentent toujours Jupiter, dans ses aventures galantes, sous une forme autre que la sienne, et que, parmi tant de scènes de ce genre qu’ils lui attribuent, il n’en est qu’une seule, ce me semble, où il soit représenté dans toute sa grandeur et sa majesté.

Hiéron, auquel nous revenons, raconte également combien sa royauté lui est incommode en l’empêchant d’aller et de voyager en toute liberté, le retenant en quelque sorte prisonnier, sans pouvoir franchir les limites de son pays et faisant que partout il est constamment entouré d’une foule importune. Il faut convenir que, la plupart du temps, en voyant nos rois tout seuls à table, assiégés de tant de gens inconnus, leur parlant et les regardant, j’ai été souvent pris de pitié plutôt que d’envie. Le roi Alphonse disait à ce propos que le sort des ânes était sous ce rapport préférable au leur ; leurs maîtres au moins les laissent paître à leur aise, ce que les rois ne peuvent obtenir de leurs serviteurs. Je n’ai jamais compris que ce pût être de quelque agrément pour un homme raisonnable d’être sous les regards d’une vingtaine de personnes, lorsqu’il est sur sa chaise percée ; je n’ai pas davantage saisi qu’il soit, pour un roi, plus commode et mieux porté d’être servi par quelqu’un qui a dix mille livres de rente, ou qui a pris Casal, ou défendu Sienne, que par un bon valet de chambre, connaissant bien son service. — Les avantages des princes ne sont guère qu’imaginaires ; chaque échelon social a en quelque sorte ses princes. César appelle des roitelets tous les seigneurs qui, en Gaule, de son temps, avaient droit de rendre la justice.

La vie d’un seigneur retiré dans ses terres, loin de la cour, est bien préférable. — Pour dire vrai, sauf l’appellation de « Sire », on va bien loin aujourd’hui dans l’imitation de la manière d’être et de faire de nos rois ; voyez dans les provinces éloignées de la cour, en Bretagne par exemple, un seigneur vivant dans son fief et y résidant : son train de maison, ses rapports avec ses sujets, les officiers qui l’assistent, le genre de vie qu’il mène, le service auquel chacun est astreint autour de lui, le cérémonial dont il s’entoure, sa vie intime au milieu de ses serviteurs, voire même les idées qui le hantent, il n’est rien de plus royal. Il entend parler de son maître une fois l’an, comme du roi de Perse, et ne le distingue que parce qu’il subsiste entre eux quelques liens de parenté, consignés dans ses archives. — De fait, nos lois nous donnent une liberté suffisante ; et les obligations auxquelles un gentilhomme est astreint vis-à-vis de son souverain se faisant à peine sentir deux fois dans la vie, une sujétion complète et effective ne s’impose qu’à ceux d’entre nous auxquels elle convient, et l’acceptent en retour de l’honneur et du profit qu’ils en retirent ; celui qui, confiné dans ses terres, s’y tient coi et sait diriger ses affaires sans querelles ni procès, est aussi libre que le doge de Venise : « Peu d’hommes sont enchaînés à la servitude, beaucoup s’y enchaînent (Sénèque). »

Les rois ne connaissent pas l’amitié, la confiance ; ils n’ont autour d’eux que des flatteurs et des hypocrites. — Mais ce qu’Hiéron place au nombre des plus grands inconvénients de la royauté, c’est la privation des amitiés et relations cordiales qui sont le charme le plus doux, le plus parfait de l’existence de l’homme : « Quelle marque d’affection et de bons sentiments à mon endroit m’est-il possible de recevoir, dit-il, de quelqu’un qui, que ce soit ou non de son fait, me doit d’être vis-à-vis de moi tout ce qu’il a possibilité d’être ? Puis-je tenir compte de l’humilité de sa parole, de sa respectueuse courtoisie, alors qu’il ne peut en agir autrement ? Les honneurs que nous rendent ceux qui nous craignent, ne nous honorent pas, ils s’adressent à la royauté et non à moi personnellement : « Le plus grand avantage de la royauté, c’est que le peuple est obligé non seulement de souffrir, mais encore de louer les actions du maître (Sénèque). » Ne vois-je pas le mauvais roi comme le bon, celui qu’on hait comme celui qu’on aime, être traités l’un et l’autre de la même façon ? on semblait avoir à l’égard de mon prédécesseur la même déférence que pour moi, on le servait avec le même cérémonial, et il en sera de même pour mon successeur. Si mes sujets ne m’offensent pas, ce n’est pas là une preuve indiscutable de sincère affection ; je ne puis la considérer comme telle, puisque lors même qu’ils voudraient m’offenser, ils ne le peuvent pas. Nul ne me fréquente parce qu’il a de l’amitié pour moi ; ce sentiment ne peut naître quand les relations et les échanges d’idées sont si rares ; l’élévation de mon rang me tient à l’écart de toute intimité ; entre les autres hommes et moi il y a trop d’inégalité et de disproportion. Ils font partie de ma suite parce que cela a bon air, que c’est la coutume ; et encore est-ce plutôt à ma fortune qu’à moi qu’ils sont attachés et dans le but d’augmenter la leur. Tout ce qu’ils me disent et font est entaché de dissimulation, leur liberté étant tenue en bride par la toute-puissance qu’en toutes choses j’exerce sur eux ; je ne vois rien à découvert autour de moi, rien qui ne soit masqué. » — Ses courtisans louaient un jour l’empereur Julien de ce qu’il s’efforçait d’être juste : « Je m’enorgueillirais certainement de ces louanges, leur répondit-il, si elles venaient de personnes qui oseraient dénoncer et blâmer mes actes, si je me conduisais autrement. »

Les commodités effectives dont ils jouissent leur sont communes avec les autres hommes. — Toutes les commodités effectives dont jouissent les princes leur sont communes avec les hommes de fortune moyenne (les dieux seuls montent des chevaux ailés et se nourrissent d’ambroisie) ; ils ne diffèrent pas de nous sous le rapport du sommeil et de l’appétit ; l’acier de leur armure n’est pas de meilleure trempe que celui dont sont forgées les nôtres ; leur couronne ne les abrite ni du soleil, ni de la pluie. — Dioclétien, porté au plus haut et plus envié degré de la fortune, en descendit pour jouir des satisfactions de la vie d’un simple particulier. Quelque temps après, les nécessités des affaires publiques réclamant qu’il en prît à nouveau la direction, il répondait à ceux qui venaient le prier d’en accepter la charge : « Vous ne chercheriez pas à me persuader, si vous voyiez la belle venue des arbres que j’ai plantés moi-même sur mes terres et les beaux melons que j’y ai semés. »

Gouvernement idéal. — Anacharsis est d’avis que l’état le plus heureux serait celui qui aurait un gouvernement tel, que, toutes autres conditions égales, on y verrait la prééminence donnée à la vertu et le vice relégué au dernier rang.

Une folle ambition les porte souvent à ravager le monde, lorsqu’ils pourraient sans efforts se procurer le repos et les vrais plaisirs. — Quand le roi Pyrrhus méditait de passer en Italie, Cinéas, son sage conseiller, voulant lui faire sentir l’inanité de son ambition, lui dit : « Et dans quel but, Sire, concevez-vous cette grande entreprise ? » — « Pour me rendre maître de l’Italie, » répondit le roi. — « Et cela fait ? » poursuivit Cinéas. — « Je passerai en Gaule et en Espagne. » — « Et après ? » — « J’irai subjuguer l’Afrique ; et, quand enfin je serai maître du monde, je me reposerai et vivrai content et tranquille. » — « Pour Dieu ! Sire, répliqua alors Cinéas, dites-moi ce qui vous empêche d’en agir de la sorte dès à présent, si telle était votre volonté ; pourquoi ne pas jouir sur l’heure de ce repos auquel vous dites aspirer et vous épargner ainsi tant d’embarras, tant de hasards, auxquels de gaîté de cœur vous allez vous exposer, avant d’atteindre ce but que vous avez dès maintenant à votre portée ? » — « C’est sans doute parce qu’il ne connaissait pas les bornes que l’on doit mettre à ses désirs, et au delà desquelles prend fin le plaisir véritable (Lucrèce). »

« Chacun est l’artisan de sa fortune (Cornélius Népos) » ; cette maxime de l’antiquité, que je trouve si belle et qui est ici d’à propos, servira de conclusion au présent chapitre.