Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 44

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 44
Texte 1595
Texte 1907
Du dormir.


CHAPITRE XLIIII.

Du dormir.


La raison nous ordonne bien d’aller tousiours mesme chemin, mais non toutesfois mesme train. Et ores que le sage ne doiue donner aux passions humaines, de se fouruoyer de la droicte carrière, il peut bien sans interest de son deuoir, leur quitter aussi, d’en haster ou retarder son pas, et ne se planter comme vn colosse immobile et impassible. Quand la vertu mesme seroit incarnée, ie croy que le poux luy battroit plus fort allant à l’assaut, qu’allant disner : voire il est nécessaire qai’elle s’eschauffe et s’esmeuue. À cette cause i’ay remarqué pour chose rare, de voir quelquefois les grands personnages, aux plus hautes entreprinses et importans affaires, se tenir si entiers en leur assiette, que de n’en accourcir pas seulement leur sommeil.Alexandre le grand, le iour assigné à cette furieuse bataille contre Darius, dormit si profondement, et si haute matinée, que Parmenion fut contraint d’entrer en sa chambre, et approchant de son lict, l’appeler deux ou trois fois par son nom, pour l’esueiller, le temps d’aller au combat le pressant. L’Empereur Othon ayant résolu de se tuer, cette mesme nuit, après auoir mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent à ses seruiteurs, et affilé le tranchant d’vne espée dequoy il se vouloit donner, n’attendant plus qu’à sçauoir si chacun de ses amis s’estoit retiré en seureté, se print si profondement à dormir, que ses valets de chambre l’entendoient ronfler. La mort de cet Empereur a beaucoup de choses pareilles à celle du grand Caton, et mesmes cecy : car Caton estant prest à se deffaire, cependant qu’il attendoit qu’on luy rapportast nouuelles si les Sénateurs qu’il faisoit retirer, s’estoient eslargis du port d’Vtique, se mit si fort à dormir, qu’on l’oyoit souffler de la chambre voisine : et celuy qu’il auoit enuoyé vers le port, l’ayant esueillé, pour luy dire que la tourmente empeschoit les Sénateurs de faire voile à leur aise, il y en renuoya encore vn autre, et se r’enfonçant dans le lict, se remit encore à sommeiller, iusques à ce que ce dernier l’asseura de leur partement. Encore auons nous dequoy le comparer au faict d’Alexandre, en ce grand et dangereux orage, qui le menassoit, par la sédition du Tribun Metellus, voulant publier le décret du rappel de Pompeius dans la ville auecques son armée, lors de l’émotion de Catilina : auquel décret Caton seul insistoit, et en auoient eu Metellus et luy, de grosses paroles et grandes menasses au Sénat : mais c’estoit au lendemain en la place, qu’il falloit venir à l’exécution ; où Metellus, outre la faueur du peuple et de Cæsar conspirant lors aux aduantages de Pompeius, se deuoit trouuer, accompagné de force esclaues estrangers, et escrimeurs à outrance, et Caton fortifié de sa seule constance : de sorte que ses parens, ses domestiques, et beaucoup de gens de bien, en estoyent en grand soucy : et en y eut qui passèrent la nuict ensemble, sans vouloir reposer, ny boire, ny manger, pour le danger qu’ils luy voyoient préparé : mesme sa femme, et ses sœurs ne faisoyent que pleurer et se tourmenter en sa maison : là où luy au contraire, reconfortoit tout le monde : et après auoir souppé comme de coustume, s’en alla coucher et dormir de fort profond sommeil, iusques au matin, que l’vn de ses compagnons au Tribunal, le vint esueiller pour aller à l’escarmouche. La connoissance, que nous auons de la grandeur de courage, de cet homme, par le reste de sa vie, nous peut faire iuger en toute seureté, que cecy luy partoit d’vne ame si loing esfleuée au dessus de tels accidents, qu’il n’en daignoit entrer en ceruelle, non plus que d’accidens ordinaires.En la bataille nauale qu’Augustus gaigna contre Sextus Pompeius en Sicile, sur le point d’aller au combat, il se trouua pressé d’vn si profond sommeil, qu’il fallut que ses amis l’esueillassent, pour donner le signe de la bataille. Cela donna occasion à M. Antonius de luy reprocher depuis, qu’il n’auoit pas eu le cœur, seulement de regarder les yeux ouuerts, l’ordonnance de son armée ; et de n’auoir osé se présenter aux soldats, iusques à ce qu’Agrippa luy vint annoncer la nouuelle de la victoire, qu’il auoit eu sur ses ennemis. Mais quant au ieune Marius, qui fit encore pis (car le iour de sa dernière iournée contre Sylla, après auoir ordonné son armée, et donné le mot et signe de la bataille, il se coucha dessoubs vn arbre à l’ombre, pour se reposer, et s’endormit si serré, qu’à peine se peut-il esueiller de la route et fuitte de ses gens, n’ayant rien veu du combat) ils disent que ce fut pour estre si extrêmement aggraué de trauail, et de faute de dormir, que nature n’en pouuoit plus.Et à ce propos les médecins aduiseront si le dormir est si nécessaire, que nostre vie en dépende ; car nous trouuons bien, qu’on fit mourir le Roy Perseus de Macédoine prisonnier a Rome, luy empeschant le sommeil, mais Pline en allègue, qui ont vescu long temps sans dormir. Chez Hérodote, il y a des nations, ausquelles les hommes dorment et veillent par demy années. Et ceux qui escriuent la vie du sage Epimenides, disent qu’il dormit cinquante sept ans de suitte.

CHAPITRE XLIV.

Du sommeil.

Le sage peut commander à ses passions, il ne peut les empêcher d’émouvoir son âme ; aussi faut-il regarder comme très extraordinaires ces hommes qui, dans les plus importantes circonstances de leur vie, ont pu se livrer au sommeil. — La raison nous ordonne bien de suivre toujours le même chemin, mais non toutefois d’aller constamment à la même allure ; et, quoique le sage ne doive pas permettre à ses passions de dévier de la voie droite, il peut fort bien, sans manquer à son devoir, en tenir compte pour hâter ou retarder sa marche, au lieu de demeurer au milieu d’elles, comme un colosse immobile et impassible. Au courage en personne, le pouls battrait plus fort, je crois, en allant à l’assaut qu’en allant dîner ; il y a même des circonstances où il est nécessaire qu’il s’échauffe et s’émeuve. Aussi ai-je remarqué comme une particularité, se produisant rarement il est vrai, que quelquefois les grands personnages, dans les affaires de grande importance et les entreprises de la plus haute gravité, conservent tellement leur assiette habituelle, que leur sommeil n’en est seulement pas écourté.

Le jour de la bataille opiniâtre qu’il livra à Darius, Alexandre le Grand dormit si profondément et si avant dans la matinée, que le temps pressant de marcher au combat, Parménion fut obligé d’entrer dans sa chambre, d’approcher de son lit et, pour réveiller, de l’appeler deux ou trois fois par son nom. — L’empereur Othon, la nuit même où il avait résolu de se tuer, après avoir mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent entre ses serviteurs, affilé le tranchant de l’épée avec laquelle il voulait se donner la mort, n’attendant plus que d’apprendre si tous ses amis étaient parvenus à se mettre en sûreté, s’endormit d’un sommeil si profond, que ses ronflements parvenaient jusqu’à ses valets de chambre. — La mort de cet empereur offre beaucoup de rapprochement avec celle du grand Caton, sur ce point notamment : Caton, prêt à se détruire, attendant qu’on lui apportât la nouvelle que les sénateurs qu’il éloignait de lui, étaient sortis du port d’Utique, se mit à si bien dormir qu’on entendait le bruit de sa respiration de la chambre voisine. La personne qu’il avait envoyée au port l’ayant éveillé pour lui dire que la tempête gênait considérablement les sénateurs pour la manœuvre de la voile, il en envoya une autre, et, se renfonçant dans son lit, reprit son sommeil jusqu’au retour de ce second messager venant lui annoncer que le départ avait pu s’effectuer. — Nous trouvons encore chez Caton une certaine similitude avec ce que nous avons rapporté d’Alexandre. Lors de ce grand et dangereux orage que faillit soulever contre lui la sédition du tribun Métellus qui, à propos de la conjuration de Catilina, voulait publier le décret rappelant dans Rome Pompée et son armée, ce à quoi Caton seul était opposé, de graves paroles, de grandes menaces avaient été échangées au Sénat entre Métellus et lui ; et le lendemain, sur le forum, devait avoir lieu cette publication. Les deux adversaires devaient s’y retrouver : Métellus, appuyé par le peuple et par César qui, à ce moment, était favorable à Pompée, devait se présenter accompagné de nombreux esclaves étrangers et de spadassins prêts à toutes les violences ; Caton n’ayant pour lui que son indomptable fermeté. Aussi ses parents, ses domestiques et beaucoup de gens de bien étaient-ils en grand souci sur son compte ; préoccupés du danger auquel il allait s’exposer, il y en eut qui passèrent la nuit chez lui, mais ne purent ni reposer, ni boire ni manger ; sa femme et ses sœurs ne cessaient de pleurer et de se tourmenter. Lui, au contraire, réconfortait tout le monde ; après avoir soupé comme à son ordinaire, il alla se coucher et dormit d’un sommeil si profond jusqu’au matin, qu’un de ses collègues au tribunat dut venir le réveiller pour se rendre à l’assemblée où les partis allaient se trouver aux prises. Connaissant, par les actes de sa vie entière, combien était grand son courage, nous pouvons, sans crainte de nous tromper, attribuer ce calme en cette circonstance, à ce que son âme était bien au-dessus de semblables accidents qui, pour lui, n’étaient pas un sujet de plus grande préoccupation que les incidents ordinaires de la vie.

Au combat naval qu’il remporta en Sicile sur Sextus Pompée, Auguste, au moment d’engager l’action, dormait si profondément, qu’il fallut que ses amis l’éveillassent pour qu’il donnât le signal du combat ; cela fut cause que, plus tard, M. Antoine lui reprocha de n’avoir pas eu seulement le cœur d’assister aux évolutions de ses vaisseaux et de n’avoir osé se montrer à ses soldats que lorsque Agrippa vint lui annoncer que la victoire était à lui. — Marius le jeune fit pis encore : le jour de son dernier effort contre Sylla, après avoir rangé son armée en bataille, donné le mot d’ordre et le signal de l’engagement, il se coucha à l’ombre, sous un arbre, pour se reposer, et s’endormit si complètement, qu’à peine fut-il réveillé quand ses gens, en fuite, vinrent à passer près de lui ; il n’avait rien vu du combat. On attribue le fait à la fatigue excessive produite par un excès de travail et le manque de sommeil, il était à bout de forces.

Le sommeil est-il nécessaire à la vie ? — Il appartient aux médecins de nous dire si le sommeil est nécessaire à l’homme au point que notre vie en dépende. À l’appui de cette assertion, nous trouvons bien qu’à Rome on fit mourir, en le privant de sommeil, Persée roi de Macédoine, qui se trouvait être prisonnier ; mais, d’autre part, Pline relate d’autres cas de personnes qui ont vécu longtemps sans dormir. Hérodote parle de peuples où l’on dort pendant la moitié de l’année et où l’on veille pendant l’autre moitié ; et les biographes d’Épiménide racontent que ce sage demeura endormi pendant cinquante-sept ans consécutifs.