Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 45

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 45
Texte 1595
Texte 1907
De la battaille de Dreux.


CHAPITRE XLV.


Il y eut tout plein de rares accidens en nostre battaille de Dreux : mais ceux qui ne fauorisent pas fort la réputation de M. de Guyse, mettent volontiers en auant, qu’il ne se peut excuser d’auoir faict alte, et temporisé auec les forces qu’il commandoit, cependant qu’on enfonçoit Monsieur le Connestable chef de l’armée, auecques l’artillerie : et qu’il valoit mieux se hazarder, prenant l’ennemy par flanc, qu’attendant l’aduantage de le voir en queuë, souffrir vne si lourde perte. Mais outre ce, que l’issuë en tesmoigna, qui en débattra sans passion, me confessera aisément, à mon aduis, que le but et la visée, non seulement d’vn Capitaine, mais de chasque soldat, doit regarder la victoire en gros ; et que nulles occurrences particulières, quelque interest qu’il y ayt, ne le doiuent diuertir de ce point là. Philopœmen en vne rencontre de Machanidas, ayant enuoyé douant pour attaquer l’escarmouche, bonne trouppe d’archers et gens de traict : et l’ennemy après les auoir renuersez, s’amusant à les poursuiure à toute bride, et coulant après sa victoire le long de la battaille où estoit Philopœmen, quoy que ses soldats s’en esmeussent, il ne fut d’aduis de bouger de sa place, ny de se présenter à l’ennemy, pour secourir ses gens : ains les ayant laissé chasser et mettre en pièces à sa veue, commença la charge sur les ennemis au battaillon de leurs gens de pied, lorsqu’il les vid tout à fait abandonnez de leurs gens de cheual : et bien que ce fussent Lacedemoniens, d’autant qu’il les prit à l’heure, que pour tenir tout gaigné, ils commençoient à se desordonner, il en vint aisément à bout, et cela fait se mit à poursuiure Machanidas. Ce cas est germain à celuy de Monsieur de Guise.En cette aspre battaille d’Agesilaus contre les Bœotiens, que Xenophon qui y estoit, dit estre la plus rude qu’il eust oncques veu, Agesilaus refusa l’auantage que fortune luy presentoit, de laisser passer le bataillon des Bœotiens, et les charger en queuë, quelque certaine victoire qu’il en preuist, estimant qu’il y auoit plus d’art que de vaillance ; et pour montrer sa prouesse d’vne merueilleuse ardeur de courage, choisit plustost de leur donner en teste : mais aussi fut-il bien battu et blessé, et contraint en fin de se demesler, et prendre le party qu’il auoit refusé au commencement, faisant ouurir ses gens, pour donner passage à ce torrent de Bœotiens : puis quand ils furent passez, prenant garde qu’ils marcheoyent en desordre, comme ceux qui cuidoyent bien estre hors de tout danger, il les fit suiure, et charger par les flancs : mais pour cela ne les peut-il tourner en fuitte à val de route ; ains se retirèrent le petit pas, montrants tousiours les dents, iusques à ce qu’ils se furent rendus à sauueté.

CHAPITRE XLV.

Sur la bataille de Dreux.

Il importe peu que dans une action de guerre un chef ne fasse pas tout ce que commande le devoir ou la bravoure, pourvu qu’il obtienne la victoire. — La bataille que nous avons livrée à Dreux présente des particularités qui se voient rarement. Ceux qui ne sont pas favorables à M. de Guise, font volontiers ressortir qu’il n’est pas excusable d’avoir arrêté et ralenti la marche des forces qu’il commandait, pendant que l’ennemi accablait M. le Connétable qui était le chef de l’armée et enlevait l’artillerie, et qu’il eût mieux fait, pour éviter les pertes considérables qui en sont résultées, de prendre l’adversaire en flanc, plutôt que d’attendre qu’il fût possible de l’attaquer sur ses derrières. Outre ce que l’issue du combat témoigne à cet égard, celui qui examine la situation sans parti pris, est obligé, à mon avis, de convenir que le but et les efforts non seulement des chefs, mais même de chaque soldat, doivent tendre au succès final, et qu’aucun incident particulier, quelque intéressant qu’il puisse être, ne saurait les en détourner. — Philopœmen, dans une rencontre avec Machanidas, s’était fait précéder, pour engager le combat, d’une forte troupe d’archers et autres gens de trait. L’ennemi, après les avoir repoussés, s’amusa à les poursuivre à toute bride et se trouva ainsi défiler, en lui prêtant le flanc, le long du corps de bataille de Philopœmen. Malgré l’émoi qui en résulta chez ses soldats, Philopœmen ne jugea pas à propos de faire mouvement et de se porter contre cette cavalerie pour venir au secours des siens. Il la laissa les pourchasser et les tailler en pièces sous ses yeux, et lui-même chargea les troupes à pied de l’adversaire quand il les vit hors d’état d’être soutenues par leur cavalerie ; et bien qu’il eût affaire à des Lacédémoniens, il en vint aisément à bout, d’autant qu’il les attaqua alors qu’ils croyaient la journée gagnée et commençaient à se débander ; puis, cela fait, il se jeta à la poursuite de Machanidas. — C’est là un cas qui a grand rapport avec celui de M. de Guise.

Dans la bataille si vivement disputée que livra Agésilas aux Béotiens, bataille que Xénophon, qui y assistait, déclare la plus acharnée qu’il ait jamais vue, Agésilas ne voulut pas profiter de l’avantage que lui offrait la fortune de laisser défiler le corps principal de l’ennemi et de l’attaquer en queue, bien que la victoire ne fit pas doute pour lui, estimant qu’en agissant ainsi, il eût fait montre de plus d’habileté que de vaillance ; et, pour faire preuve de valeur et donner carrière à son courage hors de pair, il préféra l’attaquer de front. Mal lui en prit, il y gagna d’éprouver un sérieux échec et d’être grièvement blessé. Contraint de rallier son monde, il se résolut au parti qu’il avait écarté au début. Il fit ménager un intervalle dans ses troupes, pour livrer passage à la fougue des Béotiens ; et, quand ils furent passés, qu’ils marchaient en désordre, comme des gens qui se croient à l’abri de tout danger, il les fit suivre et charger sur leurs flancs ; mais il ne parvint ni à les rompre, ni à précipiter leur retraite ; ils se retirèrent à petits pas, montrant toujours les dents, jusqu’à ce qu’ils fussent hors d’atteinte.