Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 47

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 47
Texte 1595
Texte 1907
De l’incertitude de nostre jugement.


CHAPITRE XLVII.

De l’incertitude de nostre iugement.


C’est bien ce que dit ce vers,

'Επέων δὲ πολὺς νόμος ἔνθα καὶ ἔνθα.

il y a prou de loy de parler par tout, et pour et contre. Pour exemple :

Vince Hannibal, et non seppe vsar’poi
Ben la vittoriosa sua ventura.

Qui voudra estre de ce party, et faire valoir auecques nos gens, la faute de n’auoir dernièrement poursuiuy nostre pointe à Moncontour ; ou qui voudra accuser le Roy d’Espaigne, de n’auoir sçeu se seruir de l’aduantage qu’il eut contre nous à Sainct Quentin ; il pourra dire cette faute partir d’vne ame enyurée de sa bonne fortune, et d’vn courage, lequel plein et gorgé de ce commencement de bon heur, perd le goust de l’accroistre, des-ja par trop empesché à digérer ce qu’il en a : il en a sa brassée toute comble, il n’en peut saisir dauantage : indigne que la fortune luy aye mis vu tel bien entre mains : car quel profit en sent-il, si neantmoins il donne à son ennemy moyen de se remettre sus ? Quell’espérance peut-on auoir qu’il ose vn’autre fois attaquer ceux-cy ralliez et remis, et de nouueau armez de despit et de vengeance, qui ne les a osé ou sçeu poursuiure tous rompus et effrayez ?

Dum fortuna calet, dum conficit omnia terror ?

Mais en fin, que peut-il attendre de mieux, que ce qu’il vient de perdre ? Ce n’est pas comme à l’escrime, où le nombre des touches donne gain : tant que l’ennemy est en pieds, c’est à recommencer de plus belle : ce n’est pas victoire, si elle ne met fin à la guerre. En cette escarmouche où Cæsar eut du pire près la ville d’Oricum, il reprochoit aux soldats de Pompeius, qu’il eust esté perdu, si leur Capitaine eust sçeu vaincre : et luy chaussa bien autrement les espérons, quand ce fut à son tour.Mais pourquoy ne dira-on aussi au contraire ? que c’est l’effect d’vn esprit precipiteux et insatiable, de ne sçauoir mettre fin à sa conuoitise : que c’est abuser des faneurs de Dieu, de leur vouloir faire perdre la mesure qu’il leur a prescripte : et que de se reietter au danger après la victoire, c’est la remettre encore vn coup à la mercy de la fortune : que l’vne des plus grandes sagesses en l’art militaire, c’est de ne pousser son ennemy au desespoir. Sylla et Marius en la guerre sociale ayans défaict les Marses, en voyans encore vne trouppe de reste, qui par desespoir se reuenoient ietter à eux, comme bestes furieuses, ne furent pas d’aduis de les attendre. Si l’ardeur de Monsieur de Foix ne l’eust emporté à poursuiure trop asprement les restes de la victoire de Rauenne, il ne l’eust pas souillée de sa mort. Toutesfois encore seruit la récente mémoire de son exemple, à conseruer Monsieur d’Anguien de pareil inconuenient, à Serisoles. Il fait dangereux assaillir vn homme, à qui vous auez osté tout autre moyen d’eschapper que par les armes : car c’est vne violente maistresse d’escole que la nécessité : grauissimi sunt morsus irritatæ necessitatis.

Vincitur haud gratis, iugulo qui prouocat hostem.

Voyla pourquoy Pharax empescha le Roy de Lacedemone, qui venoit de gaigner la iournée contre les Mantineens, de n’aller affronter mille Argiens, qui estoient eschappez entiers, de la desconfiture : ains les laisser couler en liberté, pour ne venir à essayer la vertu picquée et despittée par le malheur. Clodomire Roy d’Aquitaine, après sa victoire, poursuiuant Gondemar Roy de Bourgongne vaincu et fuyant, le força de tourner teste, mais son opiniastreté luy osta le fruict de sa victoire, car il y mourut.Pareillement qui auroit à choisir ou de tenir ses soldats richement et somptueusement armez, ou armez seulement pour la nécessité : il se presenteroit en faueur du premier party, duquel estoit Sertorius, Philopœmen, Brutus, Cæsar, et autres, que c’est tousiours vn éguillon d’honneur et de gloire au soldat de se voir paré, et vn’occasion de se rendre plus obstiné au combat, ayant à sauner ses armes, comme ses biens et héritages. Raison, dit Xenophon, pourquoy les Asiatiques menoyent en leurs guerres, femmes, concubines, auec leurs loyaux et richesses plus chères. Mais il s’offriroit aussi de l’autre part, qu’on doit plustost ester au soldat le seing de se conseruer, que de le luy accroistre : qu’il craindra par ce moyen doublement à se bazarder : ioint que c’est augmenter à l’ennemy l’enuie de la victoire, par ces riches despouilles : et a lon remarqué que d’autres fois cela encouragea merueilleusement les Romains à l’encontre des Samnites. Antiochus montrant à Hannibal l’armée qu’il preparoit contr’ eux pompeuse et magnifique en toute sorte d’equippage, et luy demandant. Les Romains se contenteront-ils de cette armée ? S’ils s’en contenteront ? respondit-il, vrayement ouy, pour auares qu’ils soyent. Lycurgus deffendoit aux siens non seulement la sumptuosite en leur equippage, mais encore de despouiller leurs ennemis vaincus, voulant, disoit-il, que la pauureté et frugalité reluisist auec le reste de la battaille.Aux sièges et ailleurs, où l’occasion nous approche de l’ennemy, nous donnons volontiers licence aux soldats de le brauer, desdaigner, et iniurier de toutes façons de reproches : et non sans apparence de raison. Car ce n’est pas faire peu, de leur ester toute espérance de grâce et de composition, en leur représentant qu’il n’y a plus ordre de l’attendre de celuy, qu’ils ont si fort outragé, et qu’il ne reste remède que de la victoire. Si est-ce qu’il en mesprit à Vitellius : car ayant affaire à Othon, plus foible en valeur de soldats, des-accoustumez de longue main du faict de la guerre, et amollis par les délices de la ville, il les agassa tant en fin, par ses paroles picquantes, leur reprochant leur pusillanimité, et le regret des Dames et festes, qu’ils venoient de laisser à Rome, qu’il leur remit par ce moyen le cœur au ventre, ce que nuls enhortemens n’auoient sçeu faire : et les attira luy-mesme sur ses bras, où lon ne les pouuoit pousser. Et de vray, quand ce sont iniures qui touchent au vif, elles peuuent faire aisément, que celuy qui alloit laschement à la besongne pour la querelle de son Roy, y aille d’vne autre affection pour la sienne propre.

À considérer de combien d’importance est la conseruation d’vn chef en vn’armée, et que la visée de l’ennemy regarde principalement cette teste, à laquelle tiennent toutes les autres, et en dépendent : il semble qu’on ne puisse mettre en doubte ce conseil, que nous voyons auoir esté pris par plusieurs grands chefs, de se trauestir et desguiser sur le point de la meslée. Toutesfois l’inconuenient qu’on encourt par ce moyen, n’est pas moindre que celuy qu’on pense fuir : car le Capitaine venant à estre mescognu des siens, le courage qu’ils prennent de son exemple et de sa présence, vient aussi quant et quant à leur faillir ; et perdant la veuë de ses marques et enseignes accoustumées, ils le iugent ou mort, ou s’estre desrobé désespérant de l’affaire. Et quant à l’expérience, nous luy voyons fauoriser tantost l’vn tantost l’autre party. L’accident de Pyrrhus en la battaille qu’il eut contre le consul Leuinus en Italie, nous sert à l’vn et l’autre visage : car pour s’estre voulu cacher sous les armes de Demogacles, et luy auoir donné les siennes, il sauua bien sans doute sa vie, mais aussi il en cuida encourir l’autre inconuenient de perdre la iournée. Alexandre, Caesar, Lucullits, aimoient à se marquer au combat par des accoustremens et armes riches, de couleur reluisante et particulière : Agis, Agesilaus, et ce grand Gilippus au rebours, alloyent à la guerre obscurément couuerts, et sans attour impérial.À la battaille de Pharsale entre autres reproches qu’on donne à Pompeius, c’est d’auoir arresté son armée pied coy attendant l’ennemy : pour autant que cela (ie desroberay icy les mots mesmes de Plutarque, qui valent mieux que les miens) afîoiblit la violence, que le courir donne aux premiers coups, et quant et quant oste l’eslancement des combattans les vns contre les autres, qui a accoustumé de les remplir d’impétuosité, et de fureur, plus qu’autre chose, quand ils viennent à s’entrechocquer de roideur, leur augmentant le courage par le cry et la course : et rend la chaleur des soldats en manière de dire refroidie et figée. Voyla ce qu’il dit pour ce rolle. Mais si Cæsar eust perdu, qui n’eust peu aussi bien dire, qu’au contraire, la plus forte et roide assiette, est celle en laquelle on se tient planté sans bouger, et que qui est en sa marche arresté, resserrant et espargnant pour le besoing, sa force en soy-mesmes, a grand aduantage contre celuy qui est esbranlé, et qui a desia consommé à la course la moitié de son haleine ? outre ce que l’armée estant vn corps de tant de diuerses pieces, il est impossible qu’elle s’esmeuue en cette furie, d’vn mouuement si iuste, qu’elle n’en altère ou rompe son ordonnance : et que le plus dispost ne soit aux prises, auant que son compagnon le secoure. En cette villaine battaille des deux frères Perses, Clearchus Lacedemonien, qui commandoit les Grecs du party de Cyrus, les mena tout bellement à la charge, sans se haster : mais à cinquante pas près, il les mit à la course : espérant par la brieueté de l’espace, mesnager et leur ordre, et leur haleine : leur donnant cependant l’auantage de l’impétuosité, pour leurs personnes, et pour leurs armes à trait. D’autres ont réglé ce doubte en leur armée de cette manière : Si les ennemis vous courent sus, attendez les de pied coy : s’ils vous attendent de pied coy, courez leur sus.Au passage que l’Empereur Charles cinquiesme fit en Prouence, le Roy François fut au propre d’eslire, ou de luy aller au deuant en Italie, ou de l’attendre en ses terres : et bien qu’il considerast combien c’est d’auantage, de conseruer sa maison pure et nette des troubles de la guerre, afin qu’entière en ses forces, elle puisse continuellement fournir deniers, et secours au besoing : que la nécessité des guerres porte à tous les coups, de faire le gast, ce qui ne se peut faire bonnement en nos biens propres, et si le païsant ne porte pas si doucement ce rauage de ceux de son party, que de l’ennemy, en manière qu’il s’en peutaysément allumer des séditions, et des troubles parmy nous : que la licence de desrober et piller, qui ne peut estre permise en son païs, est vn grand support aux ennuis de la guerre : et qui n’a autre espérance de gain que sa solde, il est mal aisé qu’il soit tenu en office, estant à deux pas de sa femme et de sa retraicte : que celuy qui met la nappe, tombe tousiours des despens : qu’il y a plus d’allégresse à assaillir qu’à deffendre : et que la secousse de la perte d’vne battaille dans nos entrailles, est si violente, qu’il est malaisé qu’elle ne croulle tout le corps, attendu qu’il n’est passion contagieuse, comme celle de la peur, ny qui se prenne si aisément à crédit, et qui s’espande plus brusquement : et que les villes qui auront ouy l’esclat de cette tempeste à leurs portes, qui auront recueilly leurs Capitaines et soldats tremblans encore, et hors d’haleine, il est dangereux sur la chaude, qu’ils ne se iettent à quelque mauuais party : Si est-ce qu’il choisit de r’appeller les forces qu’il auoit delà les monts, et de voir venir l’ennemy. Car il peut imaginer au contraire, qu’estant chez luy et entre ses amis, il ne pouuoit faillir d’auoir planté de toutes commoditez, les riuieres, les passages à sa deuotion, luy conduiroient et viures et deniers, en toute seureté et sans besoing d’escorte : qu’il auroit ses subiects d’autant plus affectionnez, qu’ils auroient le danger plus près : qu’ayant tant de villes et de barrières pour sa seureté, ce seroit à luy de donner loy au combat, selon son opportunité et aduantage : et s’il luy plaisoit de temporiser, qu’à l’abry et à son aise, il pourroit voir morfondre son ennemy, et se deffaire soy mesme, par les difficultez qui le combattroyent engagé en vne terre contraire, où il n’auroit deuant ny derrière luy, ny à costé, rien qui ne luy fist guerre : nul moyen de rafraîchir ou d’eslargir son armée, si les maladies s’y mettoient, ny de loger à couuert ses blessez ; nuls deniers, nuls viures, qu’à pointe de lance ; nul loisir de se reposer et prendre haleine ; nulle science de lieux, ny de pays, qui le sçeust deffendre d’embusches et surprises : et s’il venoit à la perte d’vne bataille, aucun moyen d’en sauuer les reliques. Et n’auoit pas faute d’exemples pour l’vn et pour l’autre party.Scipion trouua bien meilleur d’aller assaillir les terres de son ennemy en Afrique, que de deffendre les siennes, et le combatre en Italie où il estoit ; d’où bien luy print. Mais au rebours Hannibal en cette mesme guerre, se ruina, d’auoir abandonné la conqueste d’vn pays estranger, pour aller deffendre le sien. Les Athéniens ayans laissé l’ennemy en leurs terres, pour passer en la Sicile, eurent la fortune contraire : mais Agathocles Roy de Syracuse l’eut fauorable, ayant passé en Afrique, et laissé la guerre chez soy.Ainsi nous auons bien accoustumé de dire auec raison, que les euenemens et issues dépendent, notamment en la guerre, pour la plus part, de la fortune : laquelle ne se veut pas renger et assuiettir à nostre discours et prudence, comme disent ces vers.

Et malè consultis pretium est prudentia fallax ;
Nec fortuna probat causas sequitûrque merentes,
Sed vaga per cunctos nullo descrimine fertur.
Scilicel est aliud quod nos cogàtque regàtque
Maius, et in proprias ducat mortalia leges.

Mais à le bien prendre, il semble que nos conseils et délibérations en despendent bien autant ; et que la fortune engage en son trouble et incertitude, aussi nos discours. Nous raisonnons hazardeusement et témérairement, dit Timaeus en Platon, par ce que, comme nous, noz discours ont grande participation à la témérité du hazard.

CHAPITRE LXVII.

Incertitude de notre jugement.

En maintes occasions on peut être incertain sur le parti à prendre. — Par exemple, faut-il poursuivre à outrance un ennemi vaincu ? — « À propos de toutes choses, il est aisé de parler soit pour, soit contre,  » dit Homère avec juste raison. C’est ainsi par exemple que Pétrarque a pu écrire : « Annibal vainquit les Romains, mais ne sut pas profiter de la victoire. »

Celui dont ce serait là la façon de penser et qui regarderait comme une faute, ainsi que le parti catholique est généralement porté à le faire, de n’avoir pas poursuivi le succès que nous avons obtenu à Montcontour, ou qui reprocherait au roi d’Espagne de n’avoir pas mis à profit l’avantage qu’il avait obtenu contre nous à Saint-Quentin, pourrait à l’appui de sa thèse émettre les arguments suivants : De semblables fautes sont le fait d’une âme enivrée d’un premier succès et dont le courage limité, satisfait de ce commencement de bonne fortune, est peu porté à pousser plus en avant, se trouvant déjà embarrassé du résultat obtenu ; la coupe est pleine et ne peut en contenir davantage ; pareil chef ne mérite pas son heureuse chance, ne sachant pas l’utiliser, puisqu’il donne à son ennemi possibilité de rétablir ses affaires. Peut-on espérer de lui qu’il osera renouveler son attaque contre un adversaire qui s’est rallié et se présente à nouveau en bon ordre, que surexcitent le dépit et le désir de se venger, alors qu’il n’a pas osé ou n’a pas su le poursuivre quand ses rangs étaient rompus et que la frayeur l’envahissait, « alors que la fortune s’était déclarée et que tout cédait à la terreur (Lucain) » ? car enfin que peut-il attendre de mieux que ce qu’il a laissé échapper ? À la guerre, ce n’est pas comme à l’escrime où celui qui touche le plus souvent gagne ; tant que l’ennemi est sur pied, c’est à recommencer de plus belle, il n’y a de victoire que ce qui met fin aux hostilités. — À la suite de cette rencontre près d’Oricum, où César courut les plus grands risques, il reprochait aux soldats de Pompée d’avoir manqué l’occasion, convenant qu’il eût été perdu si leur général avait su vaincre ; lui-même leur tint bien autrement l’épée dans les reins, quand son tour vint de les poursuivre.

À l’appui de la thèse contraire, on peut dire que c’est le propre d’un esprit impatient et insatiable, de ne pas savoir borner sa convoitise ; que c’est abuser des faveurs divines que de vouloir outrepasser la mesure dans laquelle elles nous sont accordées ; que s’exposer à un échec après une victoire, c’est se remettre à nouveau à la merci de la fortune ; que l’un des principes les plus sages de l’art militaire, c’est de ne pas pousser son ennemi au désespoir. — Sylla et Marius, pendant la guerre sociale, venaient de battre les Marses ; voyant une fraction ennemie qui, poussée par le désespoir, reprenant l’offensive, se ruait sur eux comme des bêtes furieuses, ils ne furent pas d’avis de l’attendre. — Si M. de Foix ne s’était pas laissé emporter par son ardeur à poursuivre avec trop d’acharnement les résultats de sa victoire de Ravenne, il ne l’eût pas gâtée par sa mort. Son exemple encore récent servit du reste de leçon à M. d’Enghien, à Cerisolles, et le préserva de semblable mésaventure. — Il est dangereux d’assaillir un homme auquel on a enlevé toute autre chance de salut que la force des armes, car la nécessité est une violente maîtresse d’école : « Rien de plus aigu que les morsures de la nécessité (Porcius Latro) » ; « Qui défie la mort, n’est pas vaincu sans qu’il en coûte au vainqueur (Lucain). » — C’est ce qui fit que Pharax détourna le roi de Lacédémone, qui venait de battre les Mantinéens, de se porter contre un millier d’Argiens qui, encore intacts, avaient échappé au désastre, et lui persuada de les laisser se retirer en toute liberté, pour ne pas en venir aux prises avec des hommes valeureux, stimulés et dépités par le malheur. — Clodomir, roi d’Aquitaine, après sa victoire sur Gondemar, roi de Bourgogne, le poursuivit si activement qu’il l’obligea à faire volte-face ; dans l’action qui s’ensuivit, il fut tué et perdit ainsi par son opiniâtreté le fruit de sa victoire.

Faut-il permettre que les soldats soient richement armés ? — De même est-il préférable d’avoir des soldats richement et somptueusement armés, ou vaut-il mieux que leurs armures soient simplement telles que le comportent les nécessités du combat ? — Sertorius, Philopœmen, Brutus, César et autres sont pour le premier de ces deux modes, arguant que l’honneur et la vanité qu’il en ressent, sont un stimulant pour le soldat ; de plus, ayant à sauver ses armes, qui par leur valeur vénale lui constituent en quelque sorte une fortune et lui font l’effet d’un héritage, il n’en est que mieux disposé à déployer plus d’énergie dans le combat. C’est, dit Xenophon, cette considération qui faisait que les peuples d’Asie emmenaient avec eux, à la guerre, leurs femmes et leurs concubines, avec leurs joyaux et ce qu’ils avaient de plus précieux. — Sur le second mode, on peut dire qu’il faut plutôt détourner le soldat de l’idée de sa conservation que de le porter à y songer ; par là, on l’amènera à doubler son mépris des dangers. Faire étalage de luxe, c’est en outre exciter chez l’ennemi le désir de vaincre pour s’approprier ces riches dépouilles, cela a été observé à diverses fois ; ce fut notamment un puissant mobile chez les Romains contre les Samnites. — Antiochus montrait avec orgueil à Annibal l’armée qu’il menait contre Rome, armée où régnaient le faste et un luxe d’équipages de toute nature, et lui disait : « Pensez-vous que les Romains se contenteront d’une pareille armée ? » — « S’ils s’en contenteront, répondit Annibal, oui vraiment, si avares qu’ils soient. » — Lycurgue interdisait à ses concitoyens, non seulement tout luxe dans leurs équipages de guerre, mais encore de dépouiller l’ennemi vaincu, voulant, disait-il, qu’ils s’honorent par leur pauvreté et leur frugalité en même temps que par leur succès.

Faut-il tolérer qu’ils défient l’ennemi ? — Dans les sièges et autres circonstances où l’on est à portée de l’ennemi, on autorise volontiers les bravades des soldats qui le défient, l’injurient, l’accablent de reproches de toute espèce ; ce procédé semble avoir sa raison d’être. C’est un résultat d’une certaine importance que d’en arriver à ôter à ses propres troupes toute assurance d’être reçu en grâce ou à composition ; on y tend, en leur représentant qu’elles n’ont pas à en attendre d’un adversaire qu’elles ont comblé d’outrages et qu’elles n’ont d’autres ressources que de vaincre. — Vitellius en fit l’épreuve mais à ses dépens. Se trouvant en présence d’Othon, dont l’armée se composait de soldats dont la valeur était déprimée, parce que depuis longtemps ils avaient perdu l’habitude de faire la guerre et qu’ils étaient amollis par les délices d’un séjour prolongé à Rome, il les agaça tellement par ses apostrophes piquantes, leur reprochant leur pusillanimité, le regret qu’ils éprouvaient des belles dames et des fêtes dont ils étaient repus à la ville et se trouvaient privés, qu’il leur remit du cœur au ventre et finit par se les attirer sur les bras, ce que n’avaient pu faire toutes les exhortations que leurs chefs leur avaient adressées pour les décider à combattre. De fait des injures qui blessent au vif, peuvent aisément faire que celui qui ne marchait qu’à contrecœur pour le service de son roi, marche dans un sentiment tout autre si, par surcroît, il a une injure personnelle à venger.

Un général, pendant le combat, doit-il se déguiser pour n’être pas reconnu des ennemis. — À considérer de quelle importance est, pour une armée, la conservation de son chef, importance qui est telle que c’est vers lui, qui dirige et dont dépendent tous les autres, que convergent principalement les efforts de l’ennemi, il semble hors de doute que, pour lui, se travestir et se déguiser au moment de se jeter dans la mêlée ainsi que l’ont fait certains et non des moindres, soit chose avantageuse. Ce mode a cependant l’inconvénient, qui n’est pas moindre que celui que l’on se propose d’éviter en agissant ainsi, que le capitaine qui y a recours ne se distingue plus au milieu des siens ; le courage que leur inspirent son exemple et sa présence s’affaiblit d’autant ; n’apercevant pas les marques distinctives et les enseignes qui d’habitude le leur signalent, ils s’imaginent qu’il est mort ou que, désespérant du succès, il s’est retiré du champ de bataille. — Pour ce qui est des faits, nous les voyons corroborer tantôt l’une, tantôt l’autre de ces deux manières de faire. Ce qui arriva à Pyrrhus dans la bataille qu’il livra en Italie au consul Levinus, plaide à la fois pour et contre ; il s’était rendu méconnaissable en prenant, pour combattre, les armes de Mégacles auquel il avait donné les siennes ; cela lui sauva certainement la vie, mais il faillit être victime de l’inconvénient que je signale et perdre la bataille. — Alexandre, César, Lucullus aimaient à marcher au combat avec des costumes et des armes de grande richesse, de couleurs voyantes, décelant qui ils étaient ; Agis, Agésilas, le grand Gylippe au contraire allaient à la guerre dans un costume sévère dont rien n’indiquait qu’ils exerçaient le commandement.

Est-il préférable, au combat, de demeurer sur la défensive ou de prendre l’offensive ? — Parmi les reproches relatifs à la bataille de Pharsale que l’on fait à Pompée, est celui d’avoir attendu de pied ferme l’attaque de l’adversaire. Voici ce qu’en propres termes Plutarque, qui sait mieux s’exprimer que moi, dit à cet égard : « Outre que cela diminue la violence avec laquelle se portent les premiers coups, quand ils le sont à la suite d’une course qu’on vient de fournir, on se prive de l’élan des combattants qui, lorsqu’ils se lancent les uns contre les autres ainsi que cela se pratique d’ordinaire, par l’impétuosité et la surrexcitation qui en résultent, joint aux cris que chacun pousse ; accroissent le courage du soldat au moment du choc décisif ; tandis qu’on en arrive, en demeurant sur place, à ce qu’au lieu d’être surchauffé, sa chaleur s’éteint et se fige en quelque sorte. » — Mais si telle est l’appréciation à porter dans ce cas, si César eût été défait, n’aurait-on pas dit, tout aussi judicieusement, qu’une position est d’autant plus forte et plus difficile à enlever, qu’on ne se laisse pas aller à l’abandonner dans la chaleur du combat ; que celui qui, suspendant sa marche, se concentre et ménage ses forces pour les employer suivant les besoins, a un grand avantage sur qui est obligé à une marche ininterrompue et a déjà fourni une course qui l’a presque mis hors d’haleine ? En outre, une armée se compose de tant de fractions diverses, qu’elle ne saurait, si elle a à s’ébranler pour se ruer sur l’adversaire, y apporter, si elle le fait avec tant de furie, une précision suffisante pour que son ordre de bataille n’en soit pas troublé et rompu ; et alors, les plus dispos s’engagent avant que leurs compagnons d’armes soient en mesure de leur prêter leur concours. — Dans cette bataille, si contraire aux lois de la morale, où deux frères se disputèrent l’empire des Perses, le Lacédémonien Cléarque, qui commandait les Grecs qui avaient embrassé le parti de Cyrus, les mena tranquillement à la charge, sans se hâter ; et, arrivé à cinquante pas de l’ennemi, leur fit prendre la course. En abrégeant ainsi l’espace qu’ils avaient à franchir à une allure rapide, il espérait ménager leurs forces et, tout en leur permettant de conserver leurs rangs, leur donnait l’avantage de l’impétuosité qui augmentait leur puissance de choc et l’effet de leurs armes de jet. — D’autres ont, dans les armées sous leurs ordres, résolu de la manière suivante ce point controversé : « Si l’ennemi vous court sus, attendez-le de pied ferme ; s’il vous attend de pied ferme, courez lui sus. »

Vaut-il mieux attendre l’ennemi chez soi ou aller le combattre chez lui ? — Lors de l’invasion de l’empereur Charles-Quint en Provence, le roi François Ier eut à décider s’il le devancerait en se portant au-devant de lui en Italie, ou s’il l’attendrait sur ses états. Il se résolut à ce dernier parti, bien qu’il se rendît compte de l’avantage qu’il y a à transporter hors de chez soi le théâtre des hostilités, de telle sorte que le pays conservant ses ressources intactes, puisse continuellement fournir aux besoins en hommes et en argent. En outre, les nécessités de la guerre entraînent de continuels dégâts, auxquels nous ne nous décidons pas de gaîté de cœur à exposer ce qui nous appartient, d’autant que l’habitant s’y résigne moins facilement quand ils proviennent de gens de son parti que du fait de l’ennemi, à tel point, qu’il peut en résulter aisément des séditions et des troubles. Enfin, la licence de dérober et de piller, qui est pour le soldat une grande atténuation aux misères de la guerre, ne peut s’exercer dans son propre pays ; et comme, dès lors, il n’a plus d’autre bénéfice à espérer que sa solde, il est difficile de le retenir à son poste quand il est à si courte distance de sa femme et de son chez lui. Ajoutons que celui qui met la nappe en est toujours pour les frais du festin ; qu’il est plus agréable d’attaquer que de demeurer sur la défensive ; que l’ébranlement résultant de la perte d’une bataille est si violent que, lorsque l’événement se passe sur notre sol, il est difficile que le pays tout entier n’en soit pas atteint, attendu que rien n’est si contagieux que la peur, ne trouve si aisément créance, ne se répand plus rapidement et qu’il est à craindre que les villes, aux portes desquelles l’orage aura éclaté, qui en auront été témoins, qui auront recueilli chefs et soldats encore ahuris et tremblants d’effroi, ne se jettent, sous le coup de l’émotion, dans quelque mauvaise résolution. Ces diverses considérations n’empêchèrent pas le roi de rappeler les forces qu’il avait au delà des Alpes et de se déterminer à voir venir l’ennemi ; c’est qu’en effet, des raisons d’un autre ordre militent en sens contraire : — Étant sur son propre territoire, au milieu de populations amies, le roi, dans cette seconde hypothèse, était assuré de trouver en abondance toutes facilités. Les rivières, les moyens de passage étant à son entière disposition, les convois de vivres et d’argent s’effectueraient en toute sécurité sans qu’il soit besoin d’escorte. Ses sujets se montreraient d’autant plus dévoués que le danger serait plus proche. Disposant d’un grand nombre de villes et de points de résistance lui donnant toute sûreté, il demeurerait maître de combattre quand bon lui semblerait et seulement lorsqu’il y trouverait opportunité et avantage. S’il lui convenait de temporiser, il pouvait le faire à l’abri et tout à son aise, laissant son ennemi se morfondre et se désagréger de lui-même, en raison des difficultés qu’il aurait à surmonter sur un territoire où tout serait contre lui ; où tout, devant, derrière, sur les flancs, lui serait hostile, où il serait dans l’impossibilité de faire reposer ses troupes, d’étendre ses cantonnements si des maladies survenaient ; où il ne trouverait pas à abriter ses blessés ; où il ne pourrait se procurer de l’argent et des vivres qu’en recourant à la force, où il n’aurait pas possibilité de se refaire et de reprendre haleine ; où, ne connaissant le pays ni dans son ensemble, ni dans ses détails, il ne pourrait se préserver des embûches et des surprises ; et où finalement sa situation serait irrémédiablement compromise, s’il venait à perdre une bataille, n’ayant où rallier les débris de son armée. En somme, il ne manquait pas d’exemples qu’il pouvait invoquer à l’appui de ces deux manières de faire.

Scipion estima beaucoup plus avantageux, et bien lui en prit, de transporter la guerre chez son ennemi en Afrique que de défendre son propre territoire et de combattre en Italie cet adversaire qui se trouvait déjà y avoir pris pied. Annibal, au contraire, dans cette même guerre, se perdit pour avoir abandonné ses conquêtes en pays étranger, afin de se porter à la défense du sien. — La fortune fut contraire aux Athéniens qui, laissant l’ennemi sur leur propre territoire, étaient passés en Sicile ; elle se montra favorable à Agathocles roi de Syracuse qui, négligeant l’ennemi qu’il avait aux portes de sa capitale, alla l’attaquer en Afrique.

Cette même indécision existe pour toutes les déterminations que nous pouvons avoir à prendre. — Nous avons coutume de dire, et cela avec raison, que les événements et leurs conséquences découlent généralement, et à la guerre en particulier, de la fortune qui ne veut pas s’assujettir aux règles de notre jugement et de notre prudence, ce qu’exprime ainsi un poète latin : « Souvent l’imprévoyance réussit et la prudence nous trompe ; la fortune n’est pas toujours avec les plus dignes ; toujours inconstante, elle va indistinctement d’un côté puis d’un autre. C’est qu’il est une puissance supérieure qui nous domine et tient sous sa dépendance tout ce qui est mortel (Manilius). » À l’envisager de près, il semble que cette même influence s’exerce sur les conseils que nous tenons, sur les délibérations que nous agitons, et que nos raisonnements eux-mêmes se ressentent du trouble et de l’incertitude de la fortune. « Nous raisonnons au hasard et inconsidérément, dit le Timée de Platon, parce que, comme nous-mêmes, notre raison est, dans une large mesure, le jouet du hasard. »