Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 48

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 48
Texte 1595
Texte 1907
Des destriers.


CHAPITRE XLVIII.

Des Destriers.


Me voicy deuenu grammairien, moy qui n’apprins iamais langue, que par routine ; et qui ne sçay encore que c’est d’adiectif, coniunctif, et d’ablatif.Il me semble auoir ouy dire que les Romains auoient des cheuaux qu’ils appelloient funales ou dextrarios, qui se menoient à dextre ou à relais, pour les prendre tous fraiz au besoin : et de là vient que nous appellons destriers les cheuaux de seruice. Et noz romans disent ordinairement, adestrer, pour accompagner. Ils appelloyent aussi desultorios equos, des cheuaux qui estoient dressez de façon que courans de toute leur roideur, accouplez coste à coste l’vn de l’autre, sans bride, sans selle, les Gentilshommes Romains, voire tous armez, au milieu de la course se iettoient et reiettoient de l’vn à l’autre. Les Numides gendarmes menoient en main vn second cheual, pour changer au plus chaud de la meslée : quibus, desultorum in modum, binos trahentibus equos, inter acerrimam sæpe pugnam, in recentem equum, ex fesso, armatis transsultare mos erat. Tanta velocitas ipsis, tamque docile equorum genus !

Il se trouue plusieurs cheuaux dressez à secourir leur maistre, courir sus à qui leur présente vne espée nue ; se ietter des pieds et des dents sur ceux qui les attaquent et affrontent : mais il leur adulent plus souuent de nuire aux amis, qu’aux ennemis. Ioint que vous ne les desprenez pas à vostre poste quand ils se sont vne fois harpez ; et demeurez à la miséricorde de leur combat. Il mesprint lourdement à Artibius gênerai de l’armée de Perse combattant contre Onesilus Roy de Salamine, de personne à personne ; d’estre monté sur vn cheual façonné en cette escole : car il fut cause de sa mort, le coustillier d’Onesilus l’ayant accueilly d’vne faulx, entre les deux espaules, comme il s’estoit cabré sur son maistre. Et ce que les Italiens disent, qu’en la battaille de Fornuoue, le cheual du Roy Charles se deschargea à ruades et pennades des ennemis qui le pressoyent, qu’il estoit perdu sans cela : ce fut vn grand coup de hazard, s’il est vray. Les Mammelus se vantent, d’auoir les plus adroits cheuaux, de gensdarmes du monde. Que par nature, et par coustume, ils sont faits à cognoistre et distinguer l’ennemy, sur qui il faut qu’ils se ruent de dents et de pieds, selon la voix ou signe qu’on leur fait. Et pareillement, à releuer de la bouche les lances et dards emmy la place, et les offrir au maistre, selon qu’il le commande.

On dit de Cæsar, et aussi du grand Pompeius, que parmy leurs autres excellentes qualitez, ils estoient fort bons hommes de cheual : et de Cæsar, qu’en sa ieunesse monté à dos sur vn cheual, et sans bride, il luy faisoit prendre carrière les mains tournées derrière le dos. Comme nature a voulu faire de ce personnage et d’Alexandre deux miracles en l’art militaire, vous diriez qu’elle s’est aussi efforcée à les armer extraordinairement : car chacun sçait, du cheual d’Alexandre Bucefal, qu’il auoit la teste retirant à celle d’vn toreau, qu’il ne se souffroit monter à personne qu’à son maistre, ne peut estre dressé que par luy mesme, fut honoré après sa mort, et vue ville bastie en son nom. Cæsar en auoit aussi vn autre qui auoit les pieds de deuant comme vn homme, ayant l’ongle coupée en forme de doigts, lequel ne peut estre monté ny dressé que par Cæsar, qui dédia son image après sa mort à la déesse Venus.

Ie ne démonte pas volontiers quand ie suis à cheual : car c’est l’assiette, en laquelle ie me trouue le mieux et sain et malade. Platon la recommande pour la santé : aussi dit Pline qu’elle est salutaire à l’estomach et aux iointures. Poursuiuons donc, puis que nous y sommes.On lit en Xenophon la loy deffendant de voyager à pied, à homme qui eust cheual. Trogus et Iustinus disent que les Parthes auoient accoustumé de faire à cheual, non seulement la guerre, mais aussi tous leurs affaires publiques et priuez, marchander, parlementer, s’entretenir, et se promener : et que la plus notable différence des libres, et des serfs parmy eux, c’est que les vns vont à cheual, les autres à pied : institution née du Roy Cyrus.

Il y a plusieurs exemples en l’histoire Romaine, et Suétone le remarque plus particulièrement de Cæsar, des Capitaines qui commandoient à leurs gens de cheual de mettre pied à terre, quand ils se trouuoient pressez de l’occasion, pour ester aux soldats toute espérance de fuite, et pour l’aduantage qu’ils esperoient en cette sorte de combat : quo, haud duhiè, superat Romanus, dit Tite Liue. Si est-il, que la première prouision, dequoy ils se seruoient à brider la rébellion des peuples de nouuelle conqueste, c’estoit leur oster armes et cheuaux. Pourtant voyons nous si souuent en Cæsar : arma proferri, iumenta produci, absides dari iuhet. Le grand Seigneur ne permet auiourd’huy ny à Chrestien, ny à Iuif, d’auoir cheual à soy, sous son empire.Noz ancestres, et notamment du temps de la guerre des Anglois, es combats solennels et iournées assignées, se mettoient la plus part du temps tous à pied, pour ne se fier à autre chose qu’à leur force propre, et vigueur de leur courage, et de leurs membres, de chose si chère que l’honneur et la vie. Vous engagez, quoy qu’en die Chrysanthes en Xenophon, vostre valeur et vostre fortune, à celle de vostre cheual, ses playes et sa mort tirent la vostre en conséquence, son effray ou sa fougue vous rendent ou téméraire ou lasche : s’il a faute de bouche ou d’esperon, c’est à vostre honneur à en respondre. À cette cause ie ne trouue pas estrange, que ces conbats là fussent plus fermes, et plus furieux que ceux qui se font à cheual,

cædebant pariter, paritérque ruebant
Victores victique ; neque his fuga nota, neque illis.

Leurs battailles se voyent bien mieux contestées : ce ne sont à cette heure que routes : primus clamor atque impetus rem decernit.Et chose que nous appellons à la société d’vn si grand hazard, doit estre en nostre puissance le plus qu’il se peut. Comme ie conseilleroy de choisir les armes les plus courtes, et celles dequoy nous nous pouuons le mieux respondre. Il est bien plus apparent de s’asseurer d’vne espée que nous tenons au poing, que du boulet qui eschappe de nostre pistole, en laquelle il y a plusieurs pièces, la poudre, la pierre, le rouët, desquelles la moindre qui vienne à faillir, vous fera faillir vostre fortune. On assené peu seurement le coup, que l’air vous conduict.

Et, quo ferre velint, permittere vulnera ventis :
Ensis habet vires, et gens quæcunque virorum est,
Bella gerit gladiis.

Mais quant à cett’arme-là, i’en parleray plus amplement, où ie feray comparaison des armes anciennes aux nostres : et sauf l’estonnement des oreilles, à quoy désormais chacun est appriuoisé, ie croy que c’est vn’arme de fort peu d’effect, et espère que nous en quitterons vn iour l’vsage. Celle dequoy les Italiens se seruoient de iet, et à feu, estoit plus effroyable. Ils nommoient Phalarica, vne certaine espèce de iaueline, armée par le bout, d’vn fer de trois pieds, affin qu’il peust percer d’outre en outre vn homme armé : et se lançoit tantost de la main, en la campagne, tantost à tout des engins pour deffendre les lieux assiégez : la hante reuestue d’estouppe empoixée et huilée, s’enflammoit de sa course : et s’attachant au corps, ou au bouclier, ostoit tout vsage d’armes et de membres. Toutesfois il me semble que pour venir au ioindre, elle portast aussi empeschement à l’assaillant, et que le champ ionché de ces tronçons bruslants, produisist en la meslée vne commune incommodité.

Magnum stridens contorta Phalarica venit,
Fulminis acta modo.

Ils auoyent d’autres moyens, à quoy l’vsage les dressoit, et qui nous semblent incroyables par inexpérience : par où ils suppleoyent au deffaut de nostre poudre et de noz boulets. Ils dardoyent leurs piles, de telle roideur, que souuent ils en enfiloyent deux boucliers et deux hommes armés, et les cousoyent. Les coups de leurs fondes n’estoient pas moins certains et loingtains : saxis globosis funda, mare apertum incessentes : coronas modici circuli, magno ex interuallo loci, assueti traijcere : non capita modo hostium vulnerabant, sed quem locum destinassent. Leurs pièces de batterie representoient, comme l’effect, aussi le tintamarre des nostres : ad ictus mænium cum terribili sonitu editos, pauor et trepidatio cæpit. Les Gaulois noz cousins en Asie, haïssoyent ces armes traistresses, et volantes : duits à combattre main à main auec plus de courage. Non tam patentibus plagis mouentur, vbi latior quàm altior plaga est, etiam gloriosius se pugnare putant : ijdem quum aculcus sagittæ aut glandis abditæ introrsus tenui vulnere in speciem vrit : tum, in rabiem et pudorem tam paruæ perimentis pestis versi, prosternunt corpora humi. Peinture bien voisine d’vne arquebusade. Les dix mille Grecs, en leur longue et fameuse retraitte, rencontrèrent vne nation, qui les endommagea merueilleusement à coups de grands arcs et forts, et des sagettes si longues, qu’à les reprendre à la main on les pouuoit reietter à la mode d’vn dard, et perçoient de part en part vn bouclier et vn homme arme. Les engeins que Dionysius inuenta à Syracuse, à tirer des gros traits massifs, et des pierres d’horrible grandeur, d’vne si longue volée et impétuosité, representoient de bien près nos inuentions.Encore ne faut-il pas oublier la plaisante assiette qu’auoit sur sa mule vn maistre Pierre Pol Docteur en Théologie, que Monstrelet recite auoir accoustumé se promener par la ville de Paris, assis de costé comme les femmes. Il dit aussi ailleurs, que les Gascons auoient des cheuaux terribles, accoustumez de virer en courant, dequoy les François, Picards, Flamands, et Brabançons, faisoyent grand miracle, pour n’auoir accoustumé de les voir : ce sont ses mots. Cæsar parlant de ceux de Suéde : Aux rencontres qui se font à cheual, dit-il, ils se iettent souuent à terre pour combattre à pied, ayant accoustumé leurs cheuaux de ne bouger ce pendant de la place, ausquels ils recourent promptement, s’il en est besoin, et selon leur coustume, il n’est rien si vilain et si lasche que d’vser de selles et bardelles, et mesprisent ceux qui en vsent : de manière que fort peu en nombre, ils ne craignent pas d’en assaillir plusieurs. Ce que i’ay admiré autresfois, de voir vn cheual dressé à se manier à toutes mains, auec vne baguette, la bride auallée sur ses oreilles, estoit ordinaire aux Massiliens, qui se seruoient de leurs cheuaux sans selle et sans bride.

Et gens, quæ nudo residens Massilia dorso,
Ora leui flectit, frænorum nescia, virga.

Et Numidæ infræni cingunt.

Equi sine frænis, deformis ipse cursus, rigida ceruice et extento capite currentium.Le Roy Alphonce, celuy qui dressa en Espaigne l’ordre des Cheualiers de la Bande, ou de l’Escharpe, leur donna entre autres règles, de ne monter ny mule ny mulet, sur peine d’vn marc d’argent d’amende : comme ie viens d’apprendre dans les lettres de Gueuara, desquelles ceux qui lès ont appellées Dorées, faisoient iugement bien autre que celuy que i’en fay. Le Courtisan dit, qu’auant son temps c’estoit reproche à vn Gentilhomme d’en cheuaucher. Les Abyssins au rebours : à mesure qu’ils sont les plus aduancez pres le Pretteian leur Prince, affectent pour la dignité et pompe, de monter dos grandes mules.Xenophon recite que les Assyriens tenoient tousiours leurs cheuaux entrauez au logis, tant ils estoient fascheux et farouches : et qu’il falloit tant de temps à les destacher et harnacher, que, pour que cette longueur ne leur apportast dommage s’ils venoient à estre en desordre surprins par les ennemis, ils ne logeoient iamais en camp, qui ne fust fossoyé et remparé. Son Cyrus, si grand maistre au faict de cheualerie, mettoit les cheuaux de son escot : et ne leur faisoit bailler à manger, qu’ils ne l’eussent gaigné par la sueur de quelque exercice.Les Scythes, où la nécessité les pressoit en la guerre, tiroient du sang de leurs cheuaux, et s’en abbreuuoient et nourrissoient,

Venit et epoto Sarmata pastus equo.

Ceux de Crotte assiégez par Metellus, se trouuerent en telle disette de tout autre breuuage, qu’ils eurent à se seruir de l’vrine de leurs cheuaux. Pour vérifier, combien les armées Turquesques se conduisent et maintiennent à meilleure raison, que les nostres : ils disent, qu’outre ce que les soldats ne boiuent que de l’eau, et ne mangent que riz et de la chair salée mise en poudre, dequoy chacun porte aisément sur soy prouision pour vn moys, ils sçauent aussi viure du sang de leurs cheuaux, comme les Tartares et Moscouites, et le salent.Ces nouueaux peuples des Indes, quand les Espagnols y arriuerent, estimèrent tant des hommes que des cheuaux, que ce fussent, ou Dieux ou animaux, en noblesse au dessus de leur nature. Aucuns après auoir esté vaincus, venans demander paix et pardon aux hommes, et leur apporter de l’or et des viandes, ne faillirent d’en aller autant offrir aux cheuaux, auec vne toute pareille harangue à celle des hommes, prenans leur bannissement, pour langage de composition et de trefue.Aux Indes de deçà, c’estoit anciennement le principal et royal honneur de cheuaucher vn éléphant, le second d’aller en coche, trainé à quatre cheuaux, le tiers de monter vn chameau, le dernier et plus vil degré, d’estre porté ou charrié par vn cheual seul. Quelcun de nostre temps, escrit auoir veu en ce climat là, des pais, où on cheuauche les bœufs, auec bastines, estriers et brides, et s’estre bien trouué de leur porture.

Quintus Fabius Maximus Rutilianus, contre les Samnites, voyant que ses gents de cheual à trois ou quatre charges auoient failly d’enfoncer le bataillon des ennemis, print ce conseil : qu’ils débridassent leurs cheuaux, et brochassent à toute force des espérons : si que rien ne les pouuant arrester, au trauers des armes et des hommes renuersez, ils ouurirent le pas à leurs gens de pied, qui parfirent vne tres-sanglante deffaitte. Autant en commanda Quintus Fuluius Flaccus, contre les Celtiberiens : Id cum maiore vi equorum facietis, si effrænatos in hostes equos immittitis : quod sæpe Romanos equites cum laude fecisse sua, memoriæ proditum est. Detractisque frænis bis vltro citrôque cum magna strage hostium, in fractis omnibus hastis, transcurrerunt.Le Duc de Moscouie deuoit anciennement cette reuerence aux Tartares, quand ils enuoioyent vers luy des Ambassadeurs, qu’il leur alloit au deuant à pied, et leur presentoit vn gobeau de lait de iument, breuuage qui leur est en délices, et si en beuuant quelque goutte eu tomboil sur le crin de leurs cheuaux, il estoit tenu de la lécher auec la langue. En Russie, l’armée que l’Empereur Baiazet y auoit enuoyée, fut accablée d’vn si horrible rauage de neiges, que pour s’en mettre à couuert, et sauuer du froid, plusieurs s’aduiserent de tuer et euentrer leurs cheuaux, pour se getter dedans, et iouyr de cette chaleur vitale. Baiazet après cest aspre estour où il fut rompu par Tamburlan, se sauuoit belle erre sur vne jument Arabesque, s’il n’eust esté contrainct de la laisser boire son saoul, au passage d’vn ruisseau : ce qui la rendit si flacque et refroidie, qu’il fut bien aisément après acconsuiuy par ceux qui le poursuiuoyent. On dit bien qu’on les lasche, les laissant pisser : mais le boire, l’eusse plustost estimé qu’il l’eust renforcée.Crœsus passant le long de la ville de Sardis, y trouua des pastis, où il y auoit grande quantité de serpents, desquels les cheuaux de son armée mangeoient de bon appétit : qui fut vn mauuais prodige à ses affaires, dit Hérodote.Nous appellons vn cheual entier qui a crin et oreille, et ne passent les autres à la montre. Les Lacedemoniens ayant desfait les Athéniens, en la Sicile, retournans de la victoire en pompe en la ville de Syracuse, entre autres brauades, firent tondre les cheuaux vaincus, et les menèrent ainsin en triomphe. Alexandre combatif vne nation, Dahas, ils alloyent deux à deux armez à cheual à la guerre, mais en la meslée l’vn descendoit à terre, et combatoient ore à pied, ore à cheual, l’vn après l’autre.Ie n’estime point, qu’en suffisance, et en grâce à cheual, nulle nation nous emporte. Bon homme de cheual, à l’vsage de nostre parler, semble plus regarder au courage qu’à l’addresse. Le plus sçauant, le plus seur, le mieux aduenant à mener vn cheual à raison, que i’aye cognu, fut à mon gré Monsieur de Carneualet, qui en seruoit nostre Roy Henry second. I’ay veu homme donner carrière à deux pieds sur sa selle, démonter sa selle, et au retour la releuer, reaccommoder, et s’y rasseoir, fuyant tousiours à bride auallée : ayant passé par dessus vn bonnet, y tirer par derrière de bouff coups de son arc : amasser ce qu’il vouloit, se ieltant d’vn pied à terre, tenant l’autre en l’estrier ; et autres pareilles singeries, dequoy il viuoit.On a veu de mon temps à Constantinople, deux hommes sur vn cheual, lesquels en sa plus roide course, se reiettoyent à tours, à terre, et puis sur la selle, Et vn, qui seulement des dents, bridoît et harnachoit son cheual. Vn autre, qui entre deux cheuaux, vn pied sur vne selle, l’autre sur l’autre, portant vn second sur ses bras, piquoit à toute bride : ce second tout debout, sur luy, tirant en la course, des coups bien certains de son arc. Plusieurs, qui les iambes contre-mont, donnoient carrière, la teste plantée sur leurs selles, entre les pointes des simeterres attachez au harnois. En mon enfance le Prince de Sulmone à Naples, maniant vn rude cheual, de toute sorte de maniemens, tenoit soubz ses genouz et soubs ses orteils des reales : comme si elles y eussent esté clouées : pour montrer la fermeté de son assiette.

CHAPITRE XLVIII.

Des chevaux d’armes.

Me voici devenu grammairien, moi qui n’ai jamais appris une langue que par routine et qui ne sais même pas encore ce que c’est qu’un adjectif, un subjonctif et un ablatif.

Chez les Romains, les chevaux avaient différents noms suivant l’emploi auquel ils étaient destinés. — Il me semble avoir ouï dire que les Romains avaient des chevaux qu’ils appelaient soit funales (chevaux d’attelage), soit dexteriores. Ces derniers étaient à deux fins, tenus en dehors des traits et à droite, d’où leur nom ; c’étaient des chevaux de relais, qui se montaient au besoin comme des chevaux frais, et de là est venue l’appellation de destriers que nous donnons à nos chevaux de selle ; c’est aussi ce qui fait que les auteurs qui écrivent en roman se servent de l’expression adestrer, pour dire accompagner. — Les gentilshommes romains avaient encore des desultiores equos, chevaux dressés de façon que sans bride et sans selle, allant par deux, ils galopaient à l’allure la plus rapide, chacun, de lui-même, joignant constamment l’autre, si bien que lorsque le cavalier monté sur l’un d’eux et le sentant fatigué, voulait changer de monture, s’élançant, il passait de l’un à l’autre sans ralentir l’allure ; et cela, alors même qu’il était armé de toutes pièces. — Les guerriers numides agissaient de même ; ils avaient un second cheval conduit en main, pour en changer au plus fort de la mêlée : « Comme nos cavaliers qui sautent d’un cheval sur un autre, les Numides avaient coutume de mener deux chevaux à la guerre ; et souvent, au fort du combat, ils se jetaient tout armés d’un cheval fatigué sur un cheval frais, tant leur agilité était grande et tant leurs chevaux étaient dociles (Tite-Live). »

Il y a des chevaux dressés à défendre leurs maîtres. — Certains chevaux sont dressés à défendre leur maître, à courir sus à qui leur présente une épée nue, à se précipiter sur ceux qui les attaquent et les affrontent ; ils les frappent de leurs pieds et les mordent. Mais il leur advient de nuire de la sorte encore plus souvent aux amis qu’aux ennemis ; sans compter que vous ne pouvez les maîtriser comme vous le voulez et qu’une fois qu’ils sont aux prises vous êtes à la merci de ce qui peut leur arriver. — Artibius, qui commandait les Perses contre Onesilus, roi de Salamine, montait un cheval de la sorte ; mal lui en prit, ce fut cause de sa mort. Il était engagé dans un combat singulier avec son ennemi et comme son cheval se cabrait contre Onesilus, l’écuyer de ce dernier lui planta une faux entre les deux épaules. — Les Italiens racontent qu’à la bataille de Fornoue, le cheval du roi Charles VIII le dégagea, par ses ruades et ses coups de pied, de nombre d’ennemis qui le pressaient et qui, sans cela, lui eussent fait mauvais parti ; si le fait est exact, c’est un bien grand hasard. — Les Mamelouks se vantent d’avoir les chevaux d’armes les plus adroits qui soient ; que d’instinct, autant que par habitude, ils sont faits à reconnaître et distinguer un ennemi sur lequel, à un signal de la voix ou autre de leur cavalier, ils se ruent, les accablant de coups de pied et de coups de dents. Ils en arrivent aussi à ramasser avec leur bouche les lances et les dards qui sont à terre autour d’eux et les offrent à leur maître, quand celui-ci le leur commande.

Particularités afférentes aux chevaux d’Alexandre et de César. — On dit de César et aussi du grand Pompée, qu’entre autres talents de premier ordre, ils avaient celui d’être des cavaliers émérites. César, dans sa jeunesse, montait sur un cheval sans selle et sans bride, et, conservant les mains derrière le dos, s’abandonnait à la fougue de l’animal. — La nature, qui de lui et d’Alexandre a fait deux prodiges en art militaire, semble les avoir également dotés de montures extraordinaires. Chacun sait que Bucéphale, le cheval d’Alexandre, avait une tête qui tenait de celle du taureau ; qu’il ne se laissait monter par personne autre que son maître, et n’avait pu être dressé que par lui ; qu’après sa mort, des honneurs divins lui furent rendus et son nom donné à une ville construite pour perpétuer sa mémoire. César en eut un dont les pieds de devant avaient une conformation se rapprochant de celle du pied de l’homme ; ses sabots étaient entaillés et formaient en quelque sorte des doigts ; seul. César avait pu le dresser et pouvait le monter ; après sa mort, il plaça son image dans un temple dédié à Vénus.

L’exercice du cheval est salutaire. — Quand je suis à cheval, je n’en descends pas volontiers ; car c’est le mode de locomotion que je préfère, que je sois bien portant ou malade. Platon en recommande l’exercice comme favorable à la santé, et Pline dit qu’il convient pour l’estomac et qu’il entretient la souplesse des articulations. Mais poursuivons ce sujet, puisque c’est ce dont nous nous occupons.

Xénophon cite une loi qui défendait de voyager à pied à tout homme possédant un cheval. — Trogue-Pompée et Justin rapportent que les Parthes avaient coutume non seulement de combattre à cheval, mais encore d’y demeurer lorsqu’ils traitaient de leurs affaires publiques ou privées, qu’ils faisaient leurs achats, discutaient, causaient ou se promenaient ; et que, chez eux, la différence essentielle entre les hommes libres et les serfs consistait en ce que les premiers allaient à cheval et les autres à pied ; cette institution remontait au roi Cyrus.

Pour combattre, les Romains faisaient parfois mettre pied à terre à leurs gens à cheval ; aux peuples nouvellement conquis ils ôtaient leurs armes et leurs chevaux. — L’histoire romaine nous donne plusieurs exemples, et Suétone le remarque plus particulièrement chez César, de capitaines qui prescrivaient à leurs guerriers à cheval de mettre pied à terre dans les circonstances critiques, autant pour enlever aux soldats toute espérance de fuite qu’en raison des avantages qu’ils espéraient de ce genre de combat, « où, sans conteste, excelle le Romain », dit Tite-Live. — Quoi qu’il en soit, la première précaution qu’ils prenaient pour contenir les révoltes des peuples qu’ils venaient de soumettre, était de leur enlever armes et chevaux ; c’est pourquoi nous lisons si souvent dans César : « Il commande qu’on livre les armes, qu’on amène les chevaux, qu’on donne des otages ». — Le Grand Seigneur ne permet aujourd’hui, dans toute l’étendue de son empire, à aucun chrétien ou juif de posséder un cheval.

Nos ancêtres combattaient généralement à pied. — Nos ancêtres, notamment à l’époque de la guerre des Anglais, mettaient généralement pied à terre dans les combats de certaine importance et dans les batailles rangées, ne se fiant qu’à leur propre force, à leur courage et à leur vigueur personnels pour défendre des choses aussi précieuses que l’honneur et la vie. Quoi qu’en dise Chrysanthe, dans Xénophon, quand vous combattez à cheval, vous liez votre valeur et votre fortune à celles de votre cheval ; les blessures et la mort qui peuvent l’atteindre, peuvent causer votre perte ; s’il s’effraie ou s’emporte, vous voilà lâche ou téméraire ; que vous soyez impuissant à l’arrêter ou à le pousser en avant, votre honneur en dépend. C’est pourquoi je ne trouve pas étonnant que les combats à pied que se livraient nos ancêtres, aient été plus sérieux et plus opiniâtres que ceux qui se livrent à cheval : « Vainqueurs et vaincus se ruaient, se massacraient ; nul ne songeait à fuir (Virgile) » ; la victoire était alors bien plus disputée, tandis que maintenant la déroute est immédiate : « Les premiers cris et la première charge décident du succès (Tite-Live). »

Les armes les plus courtes sont les meilleures, une épée vaut mieux qu’une arquebuse. — Dans une question où le hasard a si grande part, il faut mettre le plus de chance de réussite de notre côté ; aussi conseillerais-je l’emploi des armes de main le plus courtes possible, comme étant celles dont les effets dépendent le plus de nous. Il est évident que nous sommes bien plus sûrs d’une épée que nous avons en main, que de la balle qui s’échappe de notre arquebuse, laquelle comprend des éléments divers ; la poudre, la pierre, le rouet, dont le moindre venant à manquer compromet du même coup votre fortune. On est plus certain du coup qu’on assène soi-même que de celui que l’on envoie à travers les airs : « Les coups dont on abandonne la direction au vent, sont incertains : l’épée est la force du soldat, toutes les nations guerrières combattent avec l’épée (Lucain). »

Aussi faut-il espérer qu’on abandonnera les armes à feu pour en revenir aux armes anciennes. — Ce qu’était la phalarique. — Pour ce qui est des armes à feu de notre époque, j’en parlerai plus en détail quand je comparerai nos armes à celles dont il était fait usage dans l’antiquité. Sauf la détonation qui surprend mais à laquelle on est aujourd’hui habitué, je crois qu’elles sont de peu d’efficacité et espère qu’un jour on renoncera à leur emploi. — L’arme dont les Italiens faisaient jadis usage était autrement redoutable ; c’était à la fois une arme de jet et une arme à feu ; ils la nommaient phalarica. La phalarique consistait en une sorte de javeline armée à son extrémité d’un fer de trois pieds de long, capable de percer de part en part un homme et son armure ; elle se lançait soit à la main en rase campagne, soit avec des engins quand, dans les sièges, on s’en servait pour la défense ; la hampe était revêtue d’étoupe enduite de poix et d’huile qui s’enflammait dans sa course ; en pénétrant le corps ou le bouclier, elle empêchait tout usage des armes et immobilisait bras et jambes. Toutefois, il semble que lorsqu’on en arrivait au corps à corps, elle était une gêne à la marche de l’assaillant, et que le sol jonché de tronçons en combustion devait, au cours de la mêlée, être également incommode pour tous : « Semblable à la foudre, la phalarique fendait l’air avec un horrible sifflement (Virgile). »

Autres armes des anciens, qui suppléaient à nos armes à feu. — Ils avaient encore d’autres moyens d’action qui, par l’habitude de s’en servir, possédaient une grande puissance à laquelle, dans notre inexpérience, nous ne pouvons croire et qui suppléaient à l’emploi de notre poudre et de nos boulets qui leur étaient inconnus. Ils lançaient leurs javelots avec une telle force, que souvent ils transperçaient d’un seul trait deux boucliers et les deux hommes qui en étaient armés, et les liaient pour ainsi dire l’un à l’autre. Leurs frondes avaient une portée aussi juste et aussi longue que nos armes actuelles : « Exercés à lancer sur la mer les cailloux ronds du rivage, et à tirer avec leurs frondes d’une distance considérable dans des cercles de médiocre grandeur, ils blessaient leurs ennemis, non seulement à la tête, mais à telle partie du visage qu’il leur plaisait (Tite-Live). » Les engins qu’ils employaient pour battre les murailles, avaient même effet et faisaient même tapage que les nôtres : « Au bruit terrible dont retentissaient les murailles sous les coups des assiégeants, le trouble et l’effroi s’emparèrent des assiégés (Tite-Live). » — Les Gaulois d’Asie, qui sont de même origine que nous, dressés à combattre à l’arme de main, ce qui nécessite plus de courage, avaient en horreur ces armes traîtresses atteignant à distance : « La largeur des plaies ne les effraie pas ; et même lorsqu’elles sont plus larges que profondes, ils s’en font gloire comme d’une preuve de valeur. Mais si au contraire la pointe d’une flèche ou une balle de plomb lancée avec la fronde, pénètre profondément dans leur chair en ne laissant qu’une trace légère à la surface, alors, furieux de périr d’une piqûre, ils se roulent par terre de rage et de honte (Tite-Live) » ; cela ne s’applique-t-il pas presque textuellement à nos arquebuses ? — Les Grecs, dans la retraite si longue et si célèbre des Dix-mille, rencontrèrent une nation qui leur fit beaucoup de mal en employant contre eux de très grands arcs, très forts, qui lançaient des flèches de longueur telle que ramassées et rejetées à la main comme on le fait d’un javelot, elles traversaient un bouclier et, du même coup, l’homme qui en était armé. — Les catapultes que Denys inventa à Syracuse pour lancer des traits énormes et des pierres de volume considérable et qui les projetaient au loin avec tant de violence, avaient bien du rapport avec les inventions de notre époque.

Plusieurs peuples ont excellé dans l’art de manier les chevaux. — Notons encore la manière originale dont se tenait sur sa mule un certain maître Pierre Pol, docteur en théologie, que Monstrelet nous dépeint ayant coutume de se promener à travers Paris, assis de côté sur sa monture comme les femmes. — Ce même historien dit, dans un autre passage de ses chroniques, que les Gascons possédaient des chevaux terribles qui, lancés au galop, avaient l’habitude de faire-volte face sans s’arrêter, ce dont étaient émerveillés les Français, les Picards, les Flamands et les Brabançons, « qui n’y étaient pas accoutumés » ; ce sont ses propres expressions. — César, parlant des Suèves, dit : « Dans les rencontres à cheval, ils sautent souvent à terre et combattent à pied ; leurs chevaux sont habitués à ne pas bouger, en pareil cas, de la place où ils ont mis pied à terre, et, si besoin en est, ils s’y portent promptement et les remontent. Il n’est rien, à leurs yeux, de moins honorable et de si efféminé que de faire usage de selles et de bâts, et ils méprisent ceux qui y ont recours. Grâce à ce mode, ils ne craignent pas, même lorsqu’ils ne sont que quelques-uns, d’attaquer un ennemi supérieur en nombre. » — J’ai fort admiré jadis un cheval dressé de telle sorte que, la bride sur le cou, avec une baguette on lui faisait faire tout ce qu’on voulait. Les Massiliens en agissaient ainsi : « Les Massiliens, montant leurs chevaux à nu et ignorants du frein, les dirigent avec une baguette (Lucain). » « Les Numides conduisent leurs chevaux sans frein (Virgile). » « Dépourvus de frein, leurs chevaux ont l’allure désagréable, le cou raide et la tête portée en avant (Tite-Live). »

Dans certains pays les mules et mulets sont considérés comme des montures déshonorantes, dans d’autres comme fort honorables. — Le roi Alphonse, celui qui institua en Espagne l’ordre des Chevaliers de la Bande ou de l’Écharpe, leur imposa entre autres règles de ne monter ni mule, ni mulet, sous peine d’une amende d’un marc d’argent. Cela est consigné dans les lettres de Guevara, lettres que quelques-uns ont qualifiées de dorées, ce qui tient à ce qu’ils les appréciaient beaucoup plus que je ne le fais. On lit dans le « Courtisan » que, dans les temps peu éloignés de celui où cet ouvrage parut, chevaucher sur une mule n’était pas chose admise pour un gentilhomme. — Au contraire, chez les Abyssins, plus leur rang les rapproche du Prêtre-Jean, qui est leur souverain, plus ils tiennent à honneur, et c’est une marque de dignité, de monter de grandes mules.

Comment en usaient les Assyriens avec leurs chevaux. — Xénophon raconte que les Assyriens tenaient toujours en station leurs chevaux entravés, tant ils étaient difficiles et farouches, et qu’il leur fallait tant de temps pour les détacher et les harnacher, que pour qu’il n’en résultât pas d’inconvénients s’ils venaient, à ce moment où ils étaient en un certain désordre, à être attaqués à l’improviste par l’ennemi, ils ne campaient jamais sans entourer leur camp de fossés et de palissades. Son Cyrus, si expert en tout ce qui touche les chevaux, n’accordait de repos aux siens et ne leur faisait donner à manger qu’après le leur avoir fait gagner par quelque exercice les ayant mis en sueur.

Dans des cas de nécessité, les chevaux ont servi à nourrir les hommes. — Les Scythes, quand en guerre la nécessité les y obligeait, saignaient leurs chevaux et s’abreuvaient et se nourrissaient de leur sang : « Le Sarmate se nourrit aussi du sang de ses chevaux (Martial). » — Les Crétois, assiégés par Métellus, se trouvèrent à tel point hors d’état d’étancher leur soif, qu’ils eurent recours à l’urine de leurs chevaux. — Pour montrer comment se conduisent les armées turques et combien elles ont moins de besoins que les nôtres, on dit qu’outre que les soldats ne boivent que de l’eau et ne mangent que du riz et de la viande salée réduite en poudre, dont chacun porte un approvisionnement d’un mois, ils vivent aussi, le cas échéant, comme les Tartares et les Moscovites, du sang de leurs chevaux, qu’ils salent pour le conserver.

Effet produit par l’apparition des chevaux, lors de la découverte de l’Amérique, sur les peuplades qui n’en avaient jamais vu. — Les peuples des nouvelles Indes s’imaginèrent, quand les Espagnols pénétrèrent chez eux, qu’hommes et chevaux étaient des dieux ou tout au moins des êtres d’une nature supérieure à la leur. Certains après avoir été vaincus, venant implorer leur pardon et la paix, après avoir offert aux hommes de l’or et des viandes, en offraient également aux chevaux auxquels ils tenaient même langage que celui qu’ils avaient tenu aux premiers, et ils interprétaient leurs hennissements comme un assentiment donné à l’arrangement et à la trêve qu’ils leur proposaient.

Montures diverses en usage dans les Indes. — Dans les Indes orientales, se faire porter par un éléphant était, jadis, le premier de tous les honneurs et exclusivement réservé aux rois ; venait immédiatement après, être traîné dans un char attelé de quatre chevaux ; ensuite, monter un chameau ; en dernier lieu et le moins considéré, se faire porter ou véhiculer par un seul cheval. — Un de nos contemporains écrit avoir vu, dans ces mêmes contrées, des pays où on chevauche sur des bœufs qui ont bât, étriers et bride, et s’être bien trouvé de ce mode de locomotion.

Comment, au combat, accroître l’impétuosité du cheval. — Quintus Fabius Maximus Rutilianus, dans un combat contre les Samnites, voyant que ses cavaliers, après trois ou quatre charges, n’avaient pu rompre les rangs de l’ennemi, prit le parti de leur faire débrider leurs chevaux et donner à toute force de l’éperon, si bien que rien ne pouvant les arrêter, ni armes, ni hommes, renversant tout, ils ouvrirent le passage à leur infanterie qui fit éprouver à l’adversaire une très sanglante défaite. — Quintus Fulvius Flaccus agit de même contre les Celtibériens : « Pour rendre leur choc plus impétueux, débridez vos chevaux, dit-il, et lancez-les ainsi contre l’ennemi ; c’est une manœuvre qui a souvent réussi à la cavalerie romaine et lui a fait le plus grand honneur… Ils débrident leurs chevaux, percent les rangs ennemis, puis, revenant sur leurs pas, les traversent à nouveau, brisent toutes les lances et font un grand carnage (Tite-Live). »

Autres particularités relatives au cheval. — Le duc de Moscovie devait jadis, comme marque de respect aux Tartares, quand ils lui envoyaient des ambassadeurs, aller au-devant d’eux à pied, leur présenter un gobelet de lait de jument (breuvage qu’ils apprécient beaucoup) ; et si, en buvant, quelques gouttes échappant tombaient sur les crins de leurs chevaux, il était tenu de les lécher avec la langue. — En Russie, une armée que le sultan Bajazet y avait envoyée, fut assaillie par une si forte tempête de neige que, pour s’abriter et se préserver du froid, quelques-uns s’avisèrent de tuer et d’éventrer leurs chevaux, pour se mettre dedans et se réconforter par leur chaleur vitale. — Bajazet, après ce violent combat, où il fut défait par Tamerlan, fuyait en grande hâte sur une jument arabe ; il eût échappé à l’ennemi si, au passage d’un ruisseau, il n’eût été contraint de laisser sa monture boire à satiété, ce qui, lui enlevant toute sa vigueur, la rendit si molle, qu’il fut aisément rejoint par ceux qui le poursuivaient. On dit bien que les laisser pisser diminue leur vigueur ; mais, pour ce qui est de boire, j’eusse plutôt cru que cela les ranimait.

Crésus, passant près de la ville de Sardes, y trouva des pâtures, où il y avait en grande quantité des serpents que les chevaux de son armée mangèrent de bon appétit ; ce qui, dit Hérodote, était de mauvais présage pour lui.

Nous appelons cheval entier, celui qui a les crins et les oreilles intacts ; tous autres sont déconsidérés et ne sont point admis dans les parades. Les Lacédémoniens vainqueurs des Athéniens en Sicile, rentrant en grande pompe à Syracuse, firent entre autres bravades tondre tous les chevaux enlevés aux vaincus et les firent figurer ainsi à leur triomphe. — Alexandre eut à combattre un peuple, les Dahes, qui, à la guerre, allaient à cheval par deux : dans la mêlée, chacun à son tour descendait et combattait à pied, tandis que l’autre demeurait et combattait à cheval.

Exemples d’habileté équestre. — Je ne crois pas qu’aucune nation l’emporte sur nous en équitation, soit sous le rapport de l’habileté, soit sous celui de la grâce. Dire chez nous de quelqu’un que c’est un bon cavalier, c’est faire allusion à sa hardiesse plus qu’à son adresse. L’homme le plus habile, le plus solide le plus gracieux à cheval, sachant en tirer le meilleur parti, que j’aie connu, fut, suivant moi, M. de Carnavalet, qui était écuyer de notre roi Henry II. — Il m’est arrivé de voir un cavalier se tenant debout sur la selle, la défaire, l’enlever, la replacer, s’y asseoir, le cheval allant toujours à bride abattue ; passant par-dessus un bonnet posé à terre, tout en s’éloignant, il tirait avec son arc contre ce but laissé derrière lui des flèches fort bien ajustées. Conservant un pied à l’étrier, l’autre pendant du même côté, il ramassait à terre quoi que ce fût. Il faisait de nombreux tours du même genre, ce qui lui était un moyen de gagner sa vie.

De notre temps, on a vu à Constantinople deux hommes montés sur un même cheval, qui, l’animal étant lancé au galop le plus effréné, tour à tour mettaient pied à terre et se remettaient en selle. Un autre qui, rien qu’avec les dents, bridait et harnachait son cheval. Un autre qui, à toute allure, montait deux chevaux à la fois, un pied sur chacun et, sur ses épaules, un second homme ; ce dernier, debout sur le premier, tirait avec un arc, sans que le cheval suspendît sa course, des coups qui portaient admirablement. D’autres couraient les jambes en l’air, la tête sur la selle, entourée de lames de cimeterre attachées aux flancs du cheval. — Dans mon enfance, le prince de Sulmone, à Naples, obtenait tout ce qu’il voulait d’un cheval difficile, et pour montrer la solidité de son assiette, plaçait sous ses genoux et ses orteils, pendant qu’il travaillait, des pièces de monnaie, qui ne se déplaçaient pas plus que si elles y eussent été fixées.