Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 50

La bibliothèque libre.



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 50
Texte 1595
Texte 1907
De Democritus et Heraclitus.


CHAPITRE L.

De Democritus et Heraclitus.


Le iugement est vn vtil à tous subiects, et se mesle par tout. À cette cause aux Essais que l’en fay icy, i’y employe toute sorte d’occasion. Si c’est vn subiect que ie n’entende point, à cela mesme ie l’essaye, sondant le gué de bien loing, et puis le trouuant trop profond pour ma taille, ie me tiens à la riue. Et cette reconnoissance de ne pouuoir passer outre, c’est vn traict de son effect, ouy de ceux, dont il se vante le plus. Tantost à vn subiect vain et de néant, i’essaye voir s’il trouuera dequoy luy donner corps, et dequoy l’appuyer et l’estançonner. Tantost ie le promene à vn subiect noble et tracassé, auquel il n’a rien à trouuer de soy, le chemin en estant si frayé, qu’il ne peut marcher que sur la piste d’autruy. Là il fait son ieu à eslire la route qui luy semble la meilleure : et de mille sentiers, il dit que cettuy-cy, ou celuy là, a esté le mieux choisi. Ie prends de la fortune le premier argument : ils me sont également bons : et ne desseigne iamais de les traicter entiers. Car ie ne voy le tout de rien. Ne font pas, ceux qui nous promettent de nous le faire veoir. De cent membres et visages, qu’à chasque chose i’en prens vn, tantost à lécher seulement, tantost à effleurer : et par fois à pincer iusqu’à l’os. I’y donne vne poincte, non pas le plus largement, mais le plus profondement que ie sçay. Et aime plus souuent à les saisir par quelque lustre inusité. Ie me hazarderoy de traitter à fons quelque matière, si ie me connoissoy moins, et me trompois en mon impuissance. Semant icy vn mot, icy vn autre, eschantillons dépris de leur pièce, escartez, sans dessein, sans promesse : ie ne suis pas tenu d’en faire bon, ny de m’y tenir moy-mesme, sans varier, quand il me plaist, et me rendre au doubte et incertitude, et à ma maistresse forme, qui est l’ignorance.Tout mouuement nous descouure. Cette mesme ame de Cæsar, qui se fait voir à ordonner et dresser la bataille de Pharsale, elle se fait aussi voir à dresser des parties oysiues et amoureuses. On iuge vn cheual, non seulement à le voir manier sur vne carrière, mais encore à luy voir aller le pas, voire et à le voir en repos à l’estable.Entre les functions de l’ame, il en est de basses. Qui ne la void encor par là, n’acheue pas de la connoistre. Et à l’aduenture la remarque Ion mieux où elle va son pas simple. Les vents des passions la prennent plus en ses hautes assiettes, ioint qu’elle se couche entière sur chasque matière et s’y exerce entière ; et n’en traitte iamais plus d’vne à la fois : et la traitte non selon elle, mais selon soy. Les choses à part elles, ont peut estre leurs poids et mesures, et conditions : mais au dedans, en nous, elle les leur taille comme elle l’entend. La mort est effroyable à Cicero, désirable à Galon, indifférente à Socrates. La santé, la conscience, l’authorité, la science, la richesse, la beauté, et leurs contraires, se despouillent à l’entrée, et reçoiuent de l’ame nouuelle vesture, et de la teinture qu’il luy plaist : brune, claire, verte, obscure : aigre, douce, profonde, superficielle : et qu’il plaist à chacune d’elles. Car elles n’ont pas vérifié en commun leurs stiles, règles et formes ; chacune est Royne en son estât. Parquoy ne prenons plus excuse des externes qualitez des choses : c’est à nous, à nous en rendre compte. Nostre bien et nostre mal ne tient qu’à nous. Offrons y nos offrandes et nos vœus, non pas à la fortune : elle ne peut rien sur nos mœurs : au rebours, elles l’entrainent à leur suitte, et la moulent à leur forme. Pourquoy ne iugeray-ie d’Alexandre à table deuisant et beuuant d’autant ? Ou s’il manioit des eschecs, quelle corde de son esprit, ne touche et n’employé ce niais et puérile ieu ? Ie le hay et fuy, de ce qu’il n’est pas assez ieu, et qu’il nous esbat trop sérieusement ; ayant honte d’y fournir l’attention qui suffiroit à quelque bonne chose. Il ne fut pas plus embesoigné à dresser son glorieux passage aux Indes : ny cet autre à desnouër vn passage, duquel dépend le salut du genre humain. Voyez combien nostre ame trouble cet amusement ridicule, si touts ses nerfs ne bandent. Combien amplement elle donne loy à chacun en cela, de se connoistre, et iuger droittement de soy. Ie ne me voy et retaste, plus vniuersellement, en nulle autre posture. Quelle passion ne nous y exerce ? la cholere, le despit, la hayne, l’impatience : et vne véhémente ambition de vaincre, en chose, en laquelle il seroit plus excusable d’estre ambitieux d’estre vaincu. Car la precellence rare et au dessus du commun, messied à vn homme d’honneur, en chose friuole. Ce que ie dy en cet exemple, se peut dire en touts autres. Chasque parcelle, chasque occupation de l’homme, l’accuse, et le montre également qu’vn autre.Democritus et Heraclitus ont esté deux philosophes, desquels le premier trouuant vaine et ridicule l’humaine condition, ne sortoit en public, qu’auec vn vsage moqueur et riant : Heraclitus, ayant pitié et compassion de cette mesme condition nostre, en portoit le visage continuellement triste, et les yeux chargez de larmes.

Alter
Ridebat quoties à limine mouerat vnum
Proluleràtque pedem, flebat contrarius alter.

I’ayme mieux la première humeur, non par ce qu’il est plus plaisant de rire que de pleurer : mais par ce qu’elle est plus desdaigneuse, et qu’elle nous condamne plus que l’autre : et il me semble, que nous ne pouuons iamais estre assez mesprisez selon nostre mérite. La plainte et la commisération sont meslées à quelque estimation de la chose qu’on plaint : les choses dequoy on se moque, on les estime sans prix. Ie ne pense point qu’il y ait tant de malheur en nous, comme il y a de vanité, ny tant de malice comme de sotise : nous ne sommes pas si pleins de mal, comme d’inanité : nous ne sommes pas si misérables, comme nous sommes vils. Ainsi Diogenes, qui baguenaudoit apart soy, roulant son tonneau, et hochant du nez le grand Alexandre, nous estimant des mouches, ou des vessies pleines de vent, estoit bien iuge plus aigre et plus poingnant, et par conséquent, plus iuste à mon humeur que Timon, celuy qui fut surnommé le haisseur des hommes. Car ce qu’on hait, on le prend à cœur. Cettuy-cy nous souhaitoit du mal, estoit passionné du désir de nostre ruine, fuioit nostre conuersation comme dangereuse, de meschans, et de nature deprauée : l’autre nous estimoit si peu, que nous ne pourrions ny le troubler, ny l’altérer par nostre contagion, nous laissoit de compagnie, non pour la crainte, mais pour le desdain de nostre commerce : il ne nous estimoit capables ny de bien ny de mal faire.De mesme marque fut la response de Statilius, auquel Brutus parla pour le ioindre à la conspiration contre Cæsar : il trouua l’entreprinse iuste, mais il ne trouua pas les hommes dignes, pour lesquels on se mist aucunement en peine : conformément à la discipline de Hegesias, qui disoit, le sage ne deuoir rien faire que pour soy : d’autant que, seul il est digne, pour qui on face. Et à celle de Theodorus, que c’est iniustice, que le sage se hazarde pour le bien de son pais, et qu’il mette en péril la sagesse pour des fols. Nostre propre condition est autant ridicule, que risible.

CHAPITRE L.

Sur Démocrite et Héraclite.

En toutes choses le jugement est nécessaire. Application qu’en a faite Montaigne dans ses Essais ; comment il les a écrits. — Le jugement est un outil qui s’applique à tout et trouve partout son emploi ; aussi ces Essais que je compose me fournissent-ils maintes occasions, de tous genres, de l’exercer. Si je traite un sujet qui me soit quelque peu étranger, j’y ai recours et le mets à l’épreuve, en lui faisant sonder bien en avant de moi la profondeur du gué ; s’il m’indique que cette profondeur est trop grande pour ma taille, je demeure sur la rive ; et c’est là, parmi les services qu’il me rend, un de ceux dont il est le plus fier, que de me faire connaître que je ne puis passer outre. Parfois, lorsque je traite un sujet frivole et de peu d’importance, je m’essaie à voir s’il n’arrivera pas à lui donner corps, à l’appuyer, l’étayer, de manière qu’il soit possible d’en tirer quelque chose de sérieux. Quand j’aborde avec lui un sujet important et souvent traité, où il n’y a rien à découvrir, où la voie est tellement frayée qu’il n’y a qu’à suivre les pistes déjà tracées, il n’en a pas moins à démêler quelle est celle qui lui semble la meilleure et à se prononcer sur ces mille sentiers, en indiquant celui auquel donner la préférence. — Au hasard, je choisis le premier sujet qui se présente, tous me sont également bons. Je n’ai jamais l’intention de le traiter complètement, car il n’est rien dont je voie le fond ; et ceux qui nous promettent de nous le montrer, ne tiennent pas davantage eux-mêmes leur engagement. Sur les cent aspects différents que revêt chaque chose et les nombreux détails que chacune présente, j’en prends un, et tantôt je ne fais que le lécher, tantôt je vais jusqu’à l’effleurer, parfois je l’entame jusqu’à l’os ; je le scrute, non sur une large surface, mais aussi profondément que mon savoir me le permet, et, le plus souvent, je me plais à l’envisager sous un jour autre qu’on ne le fait d’ordinaire. Je me hasarderais bien à traiter à fond quelque matière, mais je me connais trop et ne puis m’abuser sur mon impuissance. — En agissant comme je le fais, risquant un mot ici, un mot là ; donnant des échantillons sortis de leur cadre habituel, isolés ; marchant sans idée arrêtée ; ne m’étant engagé à rien, je ne suis pas tenu de faire œuvre de valeur réelle, je ne suis même pas lié envers moi-même et demeure libre de varier, autant qu’il me plaît, les sujets que je traite et la manière dont je le fais, sans que m’arrêtent ni doutes, ni incertitudes, ni ce qui par-dessus tout domine en moi, mon ignorance.

Le caractère de l’homme se révèle dans n’importe quel acte de sa vie, et à toutes choses notre âme imprime son caractère personnel. — Tout acte de notre part révèle ce que nous sommes. Ce qu’est César à le juger par la préparation et la conduite de la bataille de Pharsale, se manifeste aussi bien par les parties de plaisir et de galanterie qu’il organisait. — Un cheval se juge non seulement par le travail qu’on lui fait exécuter en carrière, mais encore quand il est à l’allure du pas, voire même quand on le voit au repos à l’écurie.

Parmi les fonctions de l’âme, il en est qui sont peu relevées ; qui ne la juge également à ces moments, ne la connaît qu’imparfaitement. — C’est d’ordinaire lorsqu’elle est au calme qu’on peut le mieux l’apprécier ; le vent des passions l’agite surtout dans les situations extrêmes, d’autant que chaque fois qu’elle intervient, c’est sans restriction, elle se donne tout entière, s’en tenant exclusivement au cas qui l’occupe, n’en envisageant jamais deux à la fois, agissant, non d’après son propre tempérament, mais suivant l’idée qui, sur le moment, prédomine en nous. — Les choses par elles-mêmes peuvent avoir leur poids, leur mesure, leurs conditions intrinsèques ; mais en nous-mêmes, l’âme les transforme comme elle l’entend : la mort était chose effroyable pour Cicéron, désirable pour Caton, indifférente pour Socrate. La santé, la conscience, l’autorité, la science, la richesse, la beauté et ce qui en est la contre-partie, en s’incorporant à nous, se dépouillent de ce qui leur est propre et, du fait de notre âme, revêtent, au gré de son caprice, comme un vêtement nouveau, une teinte nouvelle : brune, claire, verte, obscure, aigre, douce, profonde, superficielle, variable pour chacun de ces attributs, suivant ce qui lui sied plus particulièrement à elle-même ; car, entre elles, les âmes ne se concertent pas sur le style, la règle et les formes qu’elles affectent ; chacune, en ce qui la touche, est reine dans son domaine. — N’arguons donc plus des qualités inhérentes aux choses, puisque nous conservons vis-à-vis d’elles notre libre arbitre. Notre bien, comme notre mal, ne dépend que de nous. C’est à nous-mêmes, et non à la fortune, qu’il faut adresser nos prières et l’expression de nos désirs ; celle-ci ne peut rien sur nos mœurs dont, au contraire, elle est la conséquence ; ce sont nos mœurs qui l’entraînent à leur suite et la font ce qu’elle est. — Pourquoi ne jugerais-je pas Alexandre à le voir à table, causant, tenant tête à ses convives le verre en main ou encore jouant aux échecs ? Quelle fibre de son esprit n’est pas en effet atteinte et mise en mouvement par ce jeu niais et puéril, que je hais et fuis parce que c’est un jeu qui n’en est pas un ; que c’est un passe-temps trop sérieux, qui réclame une attention que je regretterais de lui donner, ayant à en faire une bien meilleure application. La préparation de la conquête des Indes, si glorieuse pour le héros macédonien, ne lui demandait pas plus de travail ; non plus qu’à cet autre la recherche de la solution d’une question, de laquelle dépendait le salut du genre humain. Voyez combien notre âme a part dans ce jeu ridicule : ne met-il pas en travail toutes nos facultés ? son action s’y manifeste certes suffisamment pour que chacun puisse d’après cela se connaître et se juger tel qu’il est. En pareille occurrence, je me vois et me sens plus complètement qu’en toute autre ; toutes mes passions trouvent à s’y exercer : la colère, le dépit, la haine, l’impatience et aussi une ambition effrénée de vaincre à propos d’une chose où il serait préférable de souhaiter d’être vaincu, car ce n’est pas d’un homme d’honneur, de rechercher dans les choses qui ne sont pas sérieuses, telles qu’une partie d’échecs, une supériorité exceptionnelle qui vous mette au-dessus des autres. Ce que je dis là est un exemple qui s’applique à toutes les autres circonstances de la vie. Tout détail de l’existence de l’homme, toute occupation à laquelle il se livre, le révèlent et le montrent autant que n’importe quels autres.

Démocrite riait, Héraclite pleurait de nos sottises ; le premier était davantage dans le vrai. — Démocrite et Héraclite étaient deux philosophes. Le premier, estimant l’espèce humaine pleine de vanité et de ridicule, se présentait toujours en public avec un visage riant et moqueur. Héraclite, pris de pitié et de compassion pour cette même humanité, ne cessait d’en être contristé et en avait toujours les larmes aux yeux : « Dès qu’ils avaient le pied hors de leur demeure, l’un riait, l’autre pleurait (Juvénal). » — Je préfère l’humeur du premier, non parce qu’il est plus agréable de rire que de pleurer, mais parce qu’elle témoigne du dédain, qu’elle nous condamne plus que l’autre, et qu’il me semble que nous ne pouvons jamais être méprisés autant que nous le méritons. Plaindre et avoir pitié indiquent qu’on a de l’estime pour ce que l’on plaint ; ce dont on se moque, on le considère comme n’ayant pas de valeur. Je crois que la vanité nous étreint plus que le malheur, que nous avons plus de sottise que de malice, que le vide est en nous plus que l’idée du mal, et que nous sommes plus vils que misérables. — Diogène qui, roulant son tonneau, s’amusant à part lui des vanités humaines et narguant Alexandre le Grand, tenant les hommes pour des mouches ou des vessies gonflées de vent, était un critique plus aigre et plus mordant et, par suite, d’idée plus conforme à la mienne, que Timon, qu’on surnommait le Misanthrope, parce qu’il haïssait les hommes ; on est toujours plus ou moins attaché à ce que l’on hait. Timon nous souhaitait du mal, il était possédé du désir de notre ruine, fuyait notre conversation qu’il tenait pour dangereuse venant d’êtres méchants et de nature dépravée. Diogène, lui, nous estimait si peu qu’il ne supposait pas que notre fréquentation put le troubler ou altérer son humeur, et s’il ne voulait pas de notre société, c’était non par crainte de contagion, mais par dédain ; il ne nous estimait pas plus capables de bien faire, que de mal faire.

La réponse que fit Statilius à Brutus, qui cherchait à l’affilier à la conspiration tramée contre César, est empreinte de la même idée : « Il trouvait l’entreprise juste, mais que les hommes pour lesquels on l’entreprenait n’étaient pas dignes qu’on se mit, si peu que ce fût, en peine pour eux. » C’est dans le même esprit qu’Hégésias posait en règle que « le sage ne doit rien faire que pour lui-même, parce que seul il mérite ce qu’on fait pour lui » ; et que Théodore établissait qu’« il n’est pas juste que le sage se hasarde pour le bien de son pays et compromette sa sagesse pour des fous ». — C’est qu’en vérité aussi, autant l’espèce humaine est ridicule, autant elle prête à rire.