Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 51

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 51
Texte 1595
Texte 1907
De la vanité des paroles.


CHAPITRE LI.

De la vanité des paroles.


Vn rhetoricien du temps passé, disoit que son mestier estoit, de choses petites les faire paroistre et trouuer grandes. C’est vn cordonnier qui sçait faire de grands souliers à vn petit pied. On luy eust faict donner le fouet en Sparte, de faire profession d’vn’ art piperesse et mensongère : et croy qu’Archidamus qui en estoit Roy, n’ouit pas sans estonnement la response de Thucydidez, auquel il s’enqueroit, qui estoit plus fort à la luicte, ou Pericles ou luy : Cela, fit-il, seroit mal-aysé à vérifier : car quand ie l’ay porté par terre en luictant, il persuade à ceux qui l’ont veu, qu’il n’est pas tombé, et le gaigne. Ceux qui masquent et fardent les femmes, font moins de mal : car c’est chose de peu de perte de ne les voir pas en leur naturel : là où ceux-cy font estât de tromper, non pas nos yeux, mais nostre iugement, et d’abastardir et corrompre l’essence des choses.Les republiques qui se sont maintenues en vn estât réglé et bien policé, comme la Cretense ou Lacedemonienne, elles n’ont pas faict grand compte d’orateurs. Ariston définit sagement la rhétorique, science à persuader le peuple : Socrates, Platon, art de tromper et de flatter. Et ceux qui le nient en la générale description le vérifient par tout, en leurs préceptes. Les Mahometans en défendent l’instruction à leurs enfants, pour son inutilité. Et les Atheniens, s’aperceuants combien son vsage, qui auoit tout crédit en leur ville, estoit pernicieux, ordonnèrent, que sa principale partie, qui est, esmouuoir les affections, fust ostée, ensemble les exordes et perorations. C’est vn vtil inuenté pour manier et agiter vne tourbe, et vne commune desregléë : et est vtil qui ne s’employe qu’aux Estats malades, comme la médecine. En ceux où le vulgaire, où les ignorans, où tous ont tout peu, comme celuy d’Athènes, de Rhodes, et de Rome, et où les choses ont esté en perpétuelle tempeste, là ont afflué les orateurs. Et à la vérité, il se void peu de personnages en ces republiques là, qui se soient poussez en grand crédit sans le secours de l’éloquence : Pompeius, Cæsar, Crassus, Lucullus, Lentulus, Metellus, ont pris de là, leur grand appuy à se monter à cette grandeur d’authorité, où ils sont en fin arriuez : et s’en sont aydez plus que des armes, contre l’opinion des meilleurs temps. Car L. Volumnius parlant en public en faneur de l’élection au Consulat, faitte des personnes de Q. Fabius et P. Decius : Ce sont gents nays à la guerre, grands aux effects : au combat du babil, rudes : esprits vrayement consulaires. Les subtils, éloquents et sçauants, sont bons pour la ville. Prêteurs à faire iustice, dit-il. L’éloquence a fleury le plus à Rome lors que les affaires ont esté en plus mauuais estât, et que l’orage des guerres ciuiles les agitoit ; comme vn champ libre et indompté porte les herbes plus gaillardes. Il semble par là que les polices, qui dépendent d’vn Monarque, en ont moins de besoin que les autres : car la bestise et facilité, qui se trouue en la commune, et qui la rend subiecte à estre maniée et contournée par les oreilles, au doux son de cette harmonie, sans venir à poiser et connoistre la vérité des choses par la force de raison ; cette facilité, dis-ie, ne se trouue pas si aisément en vn seul, et est plus aisé de le garentir par bonne institution et bon conseil, de l’impression de cette poison. On n’a pas veu sortir de Macédoine ny de Perse, aucun orateur de renom.I’en ay dit ce mot, sur le subiect d’vn Italien, que ie vien d’entretenir, qui a seruy le feu Cardinal Caraffe de maistre d’hostel iusques à sa mort, le luy faisoy compter de sa charge. Il m’a fait vn discours de cette science de gueule, auec vne granité et contenance magistrale, comme s’il m’eust parlé de quelque grand poinct de théologie. Il m’a dechifré vne différence d’appétits : celuy qu’on a à ieun, qu’on a après le second et tiers seruice : les moyens tantost de luy plaire simplement, tantost de l’eueiller et picquer : la police de ses sauces ; premièrement en gênerai, et puis particularisant les qualitez des ingrediens, et leurs effects : les différences des salades selon leur saison, celle qui doit estre reschaufée, celle qui veut estre seruie froide, la façon de les orner et embellir, pour les rendre encores plaisantes à la veuë. Apres cela il est entré sur l’ordre du seruice, plein de belles et importantes considérations.

Nec minimo sanè discrimine refert
Quo gestu lepores, et quo gallina secetur.

Et tout cela enflé de riches et magnifiques parolles : et celles mesmes qu’on employé à traiter du gouuernement d’vn Empire. Il m’est souuenu de mon homme,

Hoc salsum est, hoc adustum est, hoc lautum est parum ;
Illud rectè, iterum sic mémento ; sedulo
Moneo quæ possum pro mea sapientia.
Postremo tanguant in spéculum, in patinas, Demea,
Inspiceré iubeo, et moneo quid facto vsus sit.

Si est-ce que les Grecs mesmes louèrent grandement l’ordre et la disposition que Paulus Æmylius obserua au festin, qu’il leur fit au retour de Macédoine : mais ie ne parle point icy des effects, ie parle des mots.Ie ne sçay s’il en adulent aux autres comme à moy : mais ie ne me puis garder quand i’oy nos architectes, s’enfler de ces gros mots de pilastres, architraues, corniches d’ouurage Corinthien, et Dorique, et semblables de leur iargon, que mon imagination ne se saisisse incontinent du palais d’Apollidon, et par effect ie trouue que ce sont les chetiues pièces de la porte de ma cuisine.

Oyez dire metonomie, metaphore, allegorie, et autres tels noms de la grammaire, semble-il pas qu’on signifie quelque forme de langage rare et pellegrin ? ce sont titres qui touchent le babil de vostre chambrière.C’est vne piperie voisine à cette-cy, d’appeller les offices de nostre Estât, par les titres superbes des Romains, encore qu’ils n’ayent aucune ressemblance de charge, et encores moins d’authorité et de puissance. Et cette-cy aussi, qui seruira, à mon aduis, vn iour de reproche à nostre siècle, d’employer indignement à qui bon nous semble les surnoms les plus glorieux, dequoy l’ancienneté ait honoré vn ou deux personnages en plusieurs siècles. Platon a emporté ce surnom de diuin, par vn consentement vniuersel, qu’aucun n’a essayé luy enuier : et les Italiens qui se vantent, et auecques raison, d’auoir communément l’esprit plus esueillé, et le discours plus sain que les autres nations de leur temps, en viennent d’estrener l’Aretin : auquel, sauf vue façon de parler bouffie et bouillonnée de pointes, ingénieuses à la vérité, mais recherchées de loing, et fantastiques, et outre l’éloquence en fin, telle qu’elle puisse estre, ie ne voy pas qu’il y ait rien au dessus des communs autheurs de son siècle : tant s’en faut qu’il approche de cette diuinité ancienne. Et le surnom de Grand, nous l’attachons à des Princes, qui n’ont rien au dessus de la grandeur populaire.

CHAPITRE LI.

Combien vaines sont les paroles.

La rhétorique est l’art de tromper. — Un rhétoricien des temps passés disait que son métier consistait à « faire paraître grandes et admettre comme telles des choses petites » ; autant dire que c’est un cordonnier s’appliquant à faire de grands souliers pour de petits pieds. À Sparte, on l’eût fait fouetter pour exercer un art aussi mensonger et trompeur ; et je pense que ce ne fut pas sans étonnement qu’Archidamus, l’un de ses rois, entendit cette réponse que lui fit Thucydide auquel il demandait quel était le plus fort à la lutte, de Périclès ou de lui : « C’est assez malaisé à constater, parce que, quand je lui fais toucher terre, il persuade à ceux qui l’ont vu qu’il n’est pas tombé, et il l’emporte. » — Ceux qui masquent et fardent les femmes agissent moins mal, parce que l’on ne perd pas grand’chose à ne pas les voir au naturel, que ceux qui font profession de tromper, non pas nos yeux, mais notre jugement, d’abâtardir et de corrompre les choses dans leur principe même.

Les républiques bien ordonnées ne font pas cas des orateurs. — Les républiques qui ont eu un gouvernement modéré et qui étaient bien administrées, telles que la Crète et Lacédémone, n’ont pas fait grand cas des orateurs. — Ariston dit avec sagesse de la rhétorique que c’est « la science de persuader le peuple ». Socrate et Platon la définissent : « l’art de tromper et de flatter » ; quant à ceux qui s’élèvent contre cette définition générale, ils la justifient de tous points par les préceptes qu’ils émettent ou appliquent. Les Mahométans en interdisent comme inutile l’enseignement à leurs enfants ; et les Athéniens, chez lesquels elle avait été en si grande faveur, constatant combien elle leur avait été préjudiciable, ordonnèrent la suppression de ses parties les plus importantes, celles qui impressionnent le plus les sentiments, l’exorde et la conclusion. C’est un instrument très propre à conduire et à agiter la foule ou une populace dévoyée, et qui, comme la médecine, ne s’emploie que dans les états malades. Dans ceux où les gens du commun, les ignorants, où tous ont quelque peu part au pouvoir, comme à Athènes, à Rhodes, à Rome, où la chose publique était en continuelle agitation, les orateurs ont afflué. De fait, on ne voit pas beaucoup de personnages, dans ces républiques, acquérir une grande influence sans le secours de l’éloquence ; pour Pompée, César, Crassus, Lucullus, Lentulus, Métellus, elle a été le principal facteur auquel ils ont dû la grandeur et la puissance qu’ils ont atteintes ; elle les y a aidés plus que la fortune des armes, ce qui n’avait pas lieu en des temps meilleurs. L. Volumnius parlant en effet en public, en faveur de l’élection au consulat de A. Fabius et P. Décius, disait : « Ce sont gens qui se sont faits par la guerre, des gens d’action peu propres aux joutes oratoires, des caractères tels que nous devons les rechercher chez ceux que nous élevons au consulat ; ceux à l’esprit retors, éloquents et savants, sont bons pour les charges qui s’exercent sans sortir de Rome ; pour celles de préteurs, par exemple, qui ont à rendre la justice. » — C’est lorsque les affaires étaient en plus mauvais état, quand l’orage des guerres civiles l’agitait, que l’éloquence a le plus fleuri à Rome, telles les mauvaises herbes qui, dans un champ à l’abandon ou non encore défriché, ne croissent qu’avec plus de vigueur. De là, il semble résulter que les états monarchiques en ont moins besoin que les autres, parce que la bêtise et la crédulité qui disposent si aisément la populace à être circonvenue et menée par les douces et harmonieuses paroles qu’on lui fait entendre, et qui n’a pas souci de s’éclairer avec sa raison sur la valeur et la réalité de ce qu’on lui dit, ne se retrouvent pas au même degré chez un monarque qu’il est plus aisé de garantir, par l’éducation qui lui a été donnée et les conseils qui l’entourent, contre la pénétration de ce poison. Ni la Macédoine, ni la Perse n’ont jamais produit d’orateurs de renom.

Abus qui est fait de l’art de la parole dans toutes les professions. — Un mot au sujet d’un Italien, avec lequel je viens de m’entretenir, qui servait chez feu le cardinal Caraffa en qualité de maître d’hôtel, emploi qu’il a conservé jusqu’à la mort de ce prélat. Nous parlions de sa charge et il m’a fait sur cette science de gastronomie une véritable conférence, débitée avec une gravité et une attitude magistrales comme s’il développait un point important de théologie. Il m’a énuméré les diverses sortes d’appétit : celui qu’on a, quand on est à jeun ; ceux après le second, le troisième service ; les moyens, soit de leur donner simplement satisfaction, soit de les éveiller et les exciter ; la confection de ses sauces, d’abord d’une façon générale, puis en entrant dans le détail des ingrédients employés et des effets qu’ils produisent ; les variétés de salade selon la saison, celles qui doivent être servies cuites, celles qui veulent l’être froides, la manière de les décorer pour les rendre encore plus agréables à la vue. Puis, il est entré dans de belles et importantes considérations sur l’ordre du service : « Car ce n’est pas chose indifférente que la manière dont on s’y prend pour découper un lièvre ou un poulet (Juvénal) » ; et tout cela ornementé de riches et magnifiques paroles comme il s’en emploie quand il est question du gouvernement d’un empire, ce qui m’a remis en mémoire ce passage de Térence : « Ceci est trop salé, cela est brûlé, ceci est fade ; cela est bien, souvenez-vous de faire de même une autre fois. Je leur donne les meilleurs avis que je puis, selon mes faibles lumières ; enfin, Damea, je les exhorte à se mirer dans leur vaisselle comme dans un miroir et les avertis de tout ce qu’ils ont à faire. » — Notons que les Grecs eux-mêmes ont donné de grands éloges à l’ordre et à la disposition du banquet que leur offrit Paul Émile, à son retour de Macédoine ; mais ce n’est pas de faits dont je m’occupe ici, je ne parle que des termes dont il est fait usage pour les exprimer.

Je ne sais si les autres éprouvent ce que je ressens ; mais, quand j’entends nos architectes lancer ces gros mots de pilastres, architraves, corniches, ouvrages d’ordre corinthien ou d’ordre dorique et autres semblables du jargon à leur usage, je ne puis m’empêcher de songer aussitôt au palais d’Apollidon ; et, par comparaison, ce qu’ils citent avec tant d’emphase, me fait l’effet du décor mesquin de l’entrée de ma cuisine.

Quand vous entendez parler de métonymie, métaphore, allégorie et telles autres expressions employées dans la grammaire, ne vous semble-t-il pas que ce sont des locutions d’une langue peu usitée et choisie ? cela s’applique cependant tout simplement aux formes du langage que votre femme de chambre emploie lorsqu’elle bavarde.

Abus semblables dans les titres pompeux que nous attribuons à certaines charges et dans les surnoms glorieux que nous décernons. — C’est une erreur qui se rapproche de la précédente, que d’appliquer aux offices de notre état politique les titres pompeux dont usaient les Romains, bien qu’il n’y ait aucun rapport au point de vue de la fonction et encore moins sous celui de l’autorité et de la puissance. — C’en est une autre, qu’on reprochera un jour à notre siècle, d’attribuer à qui bon nous semble et n’en est pas digne, ces glorieux surnoms dont l’antiquité avait honoré un ou deux personnages seulement dans la longue suite des siècles. Platon a été surnommé divin, du consentement universel, sans que personne songeât jamais à lui contester ce surnom, et voilà que les Italiens, qui se piquent cependant, et avec quelque raison, d’avoir l’esprit plus vif et le jugement plus sain que les autres peuples de leur temps, viennent d’en gratifier l’Arétin qui, sauf une façon de parler ampoulée et émaillée de boutades spirituelles à la vérité mais dénotant trop de recherches et parfois amenées de trop loin, n’a rien, à mon sens, en dehors de ce en quoi consiste l’éloquence, qui le place au-dessus de la moyenne des auteurs de son siècle et qui le rapproche, tant s’en faut, de celui que les anciens ont divinisé. — Quant au surnom de grand, à combien de princes ne le décerne-t-on pas, qui n’ont rien fait de ce qui élève un homme au-dessus des autres !