Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 52

La bibliothèque libre.



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 52
Texte 1595
Texte 1907
De la parsimonie des anciens.


CHAPITRE LII.

De la parsimonie des anciens.


Attilivs Regulus, general de l’armée Romaine en Afrique, au milieu de sa gloire et de ses victoires contre les Carthaginois, escriuit à la chose publique, qu’vn valet de labourage, qu’il auoit laissé seul au gouuernement de son bien, qui estoit en tout sept arpents de terre, s’en estoit enfuy, ayant desrobé ses vtils de labourage, et demandoit congé pour s’en retourner et y pouruoir, de peur que sa femme, et ses enfans n’en eussent à souffrir. Le Sénat pourueut à commettre vn autre à la conduite de ses biens, et luy fit restablir ce qui luy auoit esté desrobé, et ordonna que sa femme et enfans seroient nourris aux despens du public.Le vieux Caton reuenant d’Espaigne Consul, vendit son cheual de seruice pour espargner l’argent qu’il eust cousté à le ramener par mer en Italie : et estant au gouuernement de Sardaigne, faisoit ses visitations à pied, n’ayant auec luy autre suite qu’vn officier de la chose publique, qui luy portoit sa robbe, et vn vase à faire des sacrifices : et le plus sonnent il portoit sa male luy mesme. Il se vantoit de n’auoir iamais eu robbe qui eust cousté plus de dix escus ; ny auoir enuoyé au marché plus de dix sols pour vn iour : et de ses maisons aux champs, qu’il n’en auoit aucune qui fust crépie et enduite par dehors.Scipion Æmylianus après deux triomphes et deux Consulats, alla en légation auec sept seruiteurs seulement. On tient qu’Homère n’en eut iamais qu’vn, Platon trois ; Zenon le chef de la secte Stoique, pas vn. Il ne fut taxé que cinq sols et demy pour iour, à Tyberius Gracchus, allant en commission pour la chose publique, estant lors le premier homme des Romains.

CHAPITRE LII.

Parcimonie des anciens.

Exemples de la parcimonie avec laquelle ont vécu certains hommes illustres de l’antiquité. — Attilius Régulus, qui commandait l’armée romaine en Afrique, écrivit aux pouvoirs publics, alors qu’il était dans toute la gloire que lui valaient ses victoires sur les Carthaginois, que son valet de labour, qu’il avait laissé tout seul pour travailler sa terre, qui n’était que d’une contenance de sept arpents, s’était enfui emportant ses ustensiles de labourage ; qu’en conséquence, il demandait un congé pour revenir chez lui, afin de pourvoir à cet accident, de crainte que sa femme et ses enfants n’eussent à en souffrir. Le Sénat commit un autre individu pour cultiver son bien, lui fit remplacer ce qui lui avait été volé et ordonna que sa femme et ses enfants seraient nourris aux frais du Trésor public.

Caton l’ancien, revenant d’Espagne à l’expiration de son consulat, vendit son cheval d’armes, pour économiser l’argent qu’eût coûté son transport par mer en Italie. Investi du gouvernement de la Sardaigne, il faisait ses inspections à pied, n’ayant d’autre suite qu’un appariteur qui lui portait sa toge et un vase destiné à la célébration des sacrifices ; le plus souvent il portait sa malle lui-même. Il se vantait de ne jamais avoir possédé de toge ayant coûté plus de dix écus et de n’avoir jamais dépensé plus de dix sous par jour pour son marché, et de ce qu’aucune de ses fermes n’était crépie et n’avait d’enduit à l’extérieur.

Scipion Émilien, après deux triomphes et deux consulats, se rendit comme légat dans une province avec sept serviteurs seulement. On affirme qu’Homère n’en a jamais eu qu’un, Platon trois et que Zénon, le chef de la secte des Stoïciens, n’en avait pas. Il ne fut alloué que cinq sous et demi par jour à Tibérius Gracchus, envoyé en mission pour le service de la République, alors qu’il était le personnage le plus important de Rome.