Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 57

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 57
Texte 1595
Texte 1907
De l’Aage.


CHAPITRE LVII.

De l’Aage.


Ie ne puis receuoir la façon, dequoy nous establissons la durée de nostre vie. Ie voy que les sages l’accoursissent bien fort au prix de la commune opinion. Comment, dit le ieune Caton, à ceux qui le vouloyent empescher de se tuer, suis-ie à cette heure en aage, où Ion me puisse reprocher d’abandonner trop tost la vie ? Si n’auoit-il que quarante et huict ans. Il estimoit cet aage là bien meur et bien auancé, considérant combien peu d’hommes y arriuent. Et ceux qui s’entretiennent de ce que ie ne sçay quel cours qu’ils nomment naturel, promet quelques années au delà, ils le pourroient faire, s’ils auoient priuilege qui les exemptast d’vn si grand nombre d’accidens, ausquels chacun, de nous est en bute par vne naturelle subiection, qui peuuent interrompre ce cours qu’ils se promettent. Quelle resuerie est-ce de s’attendre de mourir d’vne défaillance de forces, que l’extrême vieillesse apporte, et de se proposer ce but à nostre durée : veu que c’est l’espèce de mort la plus rare de toutes, et la moins en vsage ? Nous l’appellons seule naturelle, comme si c’estoit contre nature, de voir vn homme se rompre le col d’vne cheute, s’estoufer d’vn naufrage, se laisser surprendre à la peste ou à vne pleurésie, et comme si nostre condition ordinaire ne nous presentoit à tous ces inconuenients. Ne nous flattons pas de ces beaux mots : on doit à l’auenture appeler plustost naturel, ce qui est gênerai, commun, et iuersel.Mourir de vieillesse, c’est vne mort rare, singulière et extraordinaire, et d’autant moins naturelle que les autres : c’est la dernière et extrême sorte de mourir : plus elle est esloignée de nous, d’autant est elle moins esperable : c’est bien la borne, au delà de laquelle nous n’irons pas, et que la loy de Nature a prescript, pour n’estre point outre-passée : mais c’est vn sien rare priuilege de nous faire durer iusques là. C’est vne exemption qu’elle donne par faueur particulière, à vn seul, en l’espace de deux ou trois siècles, le deschargeant des trauerses et difficultez qu’elle a ietté entre deux, en cette longue carrière. Par ainsi mon opinion est, de regarder que l’aage auquel nous sommes arriuez, c’est vn aage auquel peu de gens arriuent. Puis que d’vn train ordinaire les hommes ne viennent pas iusques là, c’est signe que nous sommes bien auant. Et puis que nous auons passé les limites accoustumez, qui est la vraye mesure de nostre vie, nous ne douons espérer d’aller guère outre. Ayant eschappé tant d’occasions de mourir, où nous voyons tresbucher le monde, nous deuons recognoistre qu’vne fortune extraordinaire, comme celle-là qui nous maintient, et hors de l’vsage commun, ne nous doibt guère durer.

C’est vn vice des loix mesmes, d’auoir cette fauce imagination : elles ne veulent pas qu’vn homme soit capable du maniement de ses biens, qu’il n’ait vingt et cinq ans, et à peine conseruera-il iusques lors le maniment de sa vie. Auguste retrancha cinq ans des anciennes ordonnances Romaines, et déclara qu’il suffisoit à ceux qui prenoient charge de iudicature, d’auoir trente ans. Seruius Tullius dispensa les Cheualiers qui auoient passé quarante sept ans des cornées de la guerre : Auguste les remit à quarante et cinq. De renuoyer les hommes au seiour auant cinquante cinq ou soixante ans, il me semble n’y auoir pas grande apparence. Ie serois d’aduis qu’on estendist nostre vacation et occupation autant qu’on pourroit, pour la commodité publique : mais ie trouue la faute en l’autre costé, de ne nous y embesongner pas assez tost. Cettuy-cy auoit esté iuge vniuersel du monde à dixneuf ans, et veut que pour iuger de la place d’vne goutiere on en ait trente.Quant à moy i’estime que nos âmes sont desnoüées à vingt ans, ce qu’elles doiuent estre, et qu’elles promettent tout ce qu’elles pourront. Jamais ame qui n’ait donné en cet aage là, arre bien euidente de sa force, n’en donna depuis la preuue. Les qualitez et vertus naturelles produisent dans ce terme là, ou iamais, ce qu’elles ont de vigoureux et de beau.

Si l'espine nou picque quand nai,
A pêne que pique iamai,

disent-ils en Daulphiné. De toutes les belles actions humaines, qui sont venues à ma cognoissance, de quelque sorte qu’elles soyent, ie penserois en auoir plus grande part, à nombrer celles qui ont esté produites et aux siècles anciens et au nostre, auant l’aage de trente ans, qu’après. Ouy, en la vie de mesmes hommes souuent. Ne le puis-ie pas dire en toute seureté, de celles de Hannibal et de Scipion son grand aduersaire ? La belle moitié de leur vie, ils la vescurent de la gloire acquise en leur ieunesse : grands hommes depuis au prix de touts autres, mais nullement au prix d’eux-mesmes. Quant à moy ie tien pour certain que depuis cet aage, et mon esprit et mon corps ont plus diminué, qu’augmenté, et plus reculé, qu’auancé. Il est possible qu’à ceux qui employent bien le temps, la science, et l’expérience croissent auec la vie : mais la viuacité, la promptitude, la fermeté, et autres parties bien plus nostres, plus importantes et essentielles, se fanissent et s’allanguissent.

Vbi iam validis quassatum est viribus æui
Corpus, et obtusis ceciderunt viribus artus,
Claudicat ingenium, delirat linguàque mensque.

Tantost c’est le corps qui se rend le premier à la vieillesse : par fois aussi c’est l’ame : et en ay assez veu, qui ont eu la ceruelle affoiblie, auant l’estomach et les iambes. Et d’autant que c’est vn mal peu sensible à qui le souffre, et d’vne obscure montre, d’autant est-il plus dangereux. Pour ce coup, ie me plains des loix, non pas dequoy elles nous laissent trop tard à la besogne, mais dequoy elles nous y employent trop tard. Il me semble que considérant la foiblesse de nostre vie, et à combien d’escueils ordinaires et naturels elle est exposée, on n’en deuroit pas faire si grande part à la naissance, à l’oisiueté et à l’apprentissage.

fin dv premier livre.

CHAPITRE LVII.

De l’âge.

Qu’entend-on par durée naturelle de la vie de l’homme. — Je ne puis admettre la façon dont nous établissons la durée de la vie. Je vois les sages lui assigner une limite beaucoup moindre qu’on ne le fait communément. « Hé quoi ! dit Caton le jeune à ceux qui cherchent à le détourner de se donner la mort, à l’âge où je suis arrivé, peut-on me reprocher de renoncer prématurément à la vie ? » Il n’avait que quarante-huit ans, et estimait que c’était là un âge déjà bien mûr et bien avancé, étant donné combien peu d’hommes y atteignent. — Ceux qui parlent de je ne sais quelle durée, qu’ils qualifient de naturelle, qu’ils assignent à la vie, la portent à quelques années au delà de cet âge. Leur dire serait admissible, s’il existait un privilège qui les mît à l’abri des accidents, en si grand nombre, auxquels chacun de nous est naturellement exposé et qui peuvent interrompre cette durée qu’ils se flattent de pouvoir atteindre. Mais c’est de la rêverie pure que de croire qu’on peut mourir de l’épuisement de nos forces amené par une extrême vieillesse et déterminer d’après cela la durée de la vie, attendu que ce genre de mort est le plus rare de tous, celui qui se produit le moins. C’est lui seul que nous appelons naturel, comme s’il était contraire à la nature de voir un homme se rompre le cou dans une chute, se noyer dans un naufrage, être emporté par la peste ou par une pleurésie, comme si nous ne nous trouvions pas constamment, dans la vie ordinaire, en but à ces accidents multiples. Ne nous leurrons pas de beaux mots ; n’appelons pas naturel ce qui n’est qu’une exception et conservons ce qualificatif pour ce qui est général, commun, universel.

Mourir de vieillesse n’est pas un genre de mort plus naturel qu’un autre. — Mourir de vieillesse est une mort qui se produit rarement, qui est singulière, extraordinaire et par suite beaucoup moins naturelle que toute autre ; c’est celle qui nous attend en dernier lieu, quand nous sommes à la limite extrême de l’existence ; plus elle est loin de nous, moins nous sommes en droit de l’espérer. C’est bien effectivement la limite au delà de laquelle nous n’irons pas et que la nature nous a fixée, comme ne devant pas être dépassée ; mais c’est une faveur bien exceptionnelle de sa part de nous faire vivre jusque-là ; c’est un privilège qu’elle ne concède guère dans l’espace de deux ou trois siècles qu’à un seul d’entre nous, le préservant des afflictions et difficultés si nombreuses semées sur le parcours d’une aussi longue carrière. Aussi mon opinion est-elle de regarder l’âge auquel je suis arrivé, comme un âge que peu de gens atteignent. Puisque dans les conditions ordinaires, l’homme ne vit pas jusque-là, c’est que déjà nous sommes au delà du terme assigné ; et ces limites habituelles qui donnent de fait la mesure exacte de la vie étant dépassées, nous ne devons pas espérer aller au delà ; par cela même que nous avons échappé à la mort en tant d’occasions qui ont été fatales à tant de monde, il nous faut reconnaître qu’une fortune si extraordinaire, qui nous conserve ainsi à la vie à l’encontre de ce qui est la règle commune, ne saurait se prolonger beaucoup.

C’est un vice des lois d’avoir retardé jusqu’à, vingt-cinq ans l’âge auquel il est permis de gérer soi-même ses affaires. — C’est une erreur des lois elles-mêmes, d’avoir imaginé, bien à tort, qu’un homme n’est capable de gérer ses biens qu’à partir de vingt-cinq ans, et de faire qu’à peine avant cet âge il soit libre de donner à sa vie telle direction qui lui convient. Auguste réduisit de cinq ans l’âge auquel les anciennes ordonnances romaines autorisaient l’accession aux charges de la magistrature, que l’on put dès lors exercer à trente ans. Servius Tullius avait dispensé du service militaire les chevaliers qui avaient dépassé quarante-sept ans, Auguste les en libéra après quarante-cinq ; il ne me semble pas qu’il ait admis les autres à la retraite avant cinquante-cinq à soixante. Je serais d’avis qu’on nous maintînt dans nos charges et emplois autant que cela se peut sans que l’intérêt public en soit compromis ; mais je trouve, d’autre part, que c’est une faute de ne pas nous y admettre plus tôt : et lui qui, à dix-neuf ans, présidait sans contrôle aux destinées du monde, trouvait nécessaire qu’il fallût être âgé de trente ans pour décider de l’emplacement d’une gouttière.

Quant à moi, je pense qu’à vingt ans nos âmes ont acquis tout leur développement, sont ce qu’elles seront et laissent voir tout ce dont elles seront capables. Jamais âme qui à cet âge n’a pas donné un gage bien évident de sa force, n’en a plus tard donné de preuve. Les qualités et les vertus qui sont dans notre nature ont déjà, à ce moment ou jamais, montré ce qu’elles ont de vigoureux et de beau : « Si l’épine ne pique pas en naissant, à peine piquera-t-elle jamais », dit-on dans le Dauphiné.

Un bien plus grand nombre d’hommes se sont distingués par de belles actions avant leur trentième année, qu’après. — De toutes les belles actions humaines quelles qu’elles soient, dont j’ai connaissance, j’estime que soit dans les siècles passés, soit dans le siècle actuel, le plus grand nombre s’est accompli plutôt avant l’âge de trente ans qu’après, souvent même à ne considérer que celles provenant du fait d’un même homme. N’est-on pas fondé à l’affirmer en toute certitude, en ce qui concerne Annibal et Scipion son redoutable adversaire ? Pour tous deux, la plus belle moitié de leur vie s’est passée dans le rayonnement de la gloire acquise en leur jeunesse ; postérieurement, comparés aux autres, ce sont toujours de grands hommes, mais il n’en est plus de même quand on les compare à eux-mêmes. — Pour moi, je tiens pour certain que depuis cet âge, mon esprit et mon corps ont plutôt diminué qu’augmenté en force et en lucidité, plutôt reculé que progressé. Il est possible que chez ceux qui emploient bien leur temps, le savoir et l’expérience croissent avec les années ; mais la vivacité, la promptitude, la fermeté et les autres parties intégrantes de nous-mêmes, physiques ou morales, les plus importantes et les plus essentielles se fanent et perdent leur énergie. « Lorsque le corps s’est affaissé sous le poids des ans, et que les ressorts de la machine épuisée sont usés, le jugement s’oblitère, l’esprit s’obscurcit et la langue délire (Lucrèce). »

La vieillesse arrive promptement, aussi ne faudrait-il donner à l’apprentissage de la vie que le temps strictement nécessaire. — Tantôt c’est le corps qui cède le premier à la vieillesse, parfois aussi c’est l’âme. J’en ai assez vu dont la tête s’est affaiblie avant l’estomac et les jambes ; chez ceux pour lesquels il en est ainsi, le mal est d’ordinaire latent et peu manifeste pour celui qui en est frappé, il n’en est que plus dangereux. C’est ce qui surtout me fait incriminer nos lois, non parce qu’elles nous laissent trop tard au travail, mais parce qu’elles ne nous y admettent pas assez tôt. Il me paraît qu’étant donné l’affaiblissement dont nous pouvons être atteints, les nombreux écueils auxquels nous sommes tout naturellement exposés dans le cours ordinaire de l’existence, on ne devrait pas, au début de la vie, faire une si grande part à l’oisiveté et à l’apprentissage.

fin du premier livre.