Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 5

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 5
Texte 1595
Texte 1907
De la Conscience.


CHAPITRE V.

De la Conscience.


Voyageant vn iour, mon frere Sieur de la Brousse et moy, durant noz guerres ciuiles, nous rencontrasmes vn Gentilhomme de bonne façon : il estoit du party contraire au nostre, mais ie n’en sçauois rien, car il se contrefaisoit autre. Et le pis de ces guerres, c’est, que les chartes sont si meslées, vostre ennemy n’estant distingué d’auec vous d’aucune marque apparente, ny de langage, ny de port, nourry en mesmes loix, mœurs et mesme air, qu’il est mal-aisé d’y cuiter confusion et desordre. Cela me faisoit craindre à moy-mesme de r’encontrer nos trouppes, en lieu où ie ne fusse cogneu, pour n’estre en peine de dire mon nom, et de pis à l’aduanture. Comme il m’estoit autrefois aduenu : car en vn tel mescompte, ie perdis et hommes et cheuaux, et m’y tua lon miserablement, entre autres, vn page Gentil-homme Italien, que ie nourrissois soigneusement ; et fut estainte en luy vne tresbelle enfance, et pleine de grande esperance. Mais cettuy-cy en auoit vne frayeur si esperduë, et ie le voyois si mort à chasque rencontre d’hommes à cheual, et passage de villes, qui tenoient pour le Roy, que ie deuinay en fin que c’estoient alarmes que sa conscience luy donnoit. Il sembloit à ce pauure homme qu’au trauers de son masque et des eroix de sa cazaque on iroit lire iusques dans son cœur, ses secrettes intentions. Tant est merueilleux l’effort de la conscience. Elle nous fait trahir, accuser, et combattre nous mesmes, et à faute de tesmoing estranger, elle nous produit contre nous,

Occultum quatiens animo tortore flagellum.

Ce conte est en la bouche des enfans. Bessus Pœonien reproché d’auoir de gayeté de cœur abbatu vn nid de moincaux, et les auoir tuez disoit auoir eu raison, par ce que ces oysillons ne cessoient de l’accuser faucement du meurtre de son pere. Ce parricide iusques lors auoit esté occulte et inconnu : mais les furies vengeresses de la conscience, le firent mettre hors à celuy mesmes qui en deuoit porter la penitence. Hesiode corrige le dire de Platon, que la peine suit de bien pres le peché : car il dit qu’elle naist en l’instant et quant et quant le peché. Quiconque attent la peine, il la souffre, et quiconque l’a meritée, l’attend. La meschanceté fabrique des tourmens contre soy.

Malum consilium consultori pessimum.

Comme la mouche guespe picque et offence autruy, mais plus soy-mesme, car elle y perd son esguillon et sa force pour iamais ;

Vilásque in vulnere ponunt.

Les cantharides ont en elles quelque partie qui sert contre leur poison de contrepoison, par vne contrarieté de nature. Aussi à mesme qu’on prend le plaisir au vice, il s’engendre vn desplaisir contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs imaginations penibles, veillans et dormans,

Quippe vbi se multi, per somnia sæpe loquentes,
Aut morbo delirantes, procraxe ferantur,
Et celata diu in medium peccala dedisse.

Apollodorus songeoit qu’il se voyoit escorcher par les Scythes, et puis bouillir dedans vne marmitte, et que son cœur murmuroit en disant ; Ie te suis cause de tous ces maux. Aucune cachette ne sert aux meschans, disoit Epicurus, par ce qu’ils ne se peuuent asseurer d’estre cachez, la conscience les descouurant à eux mesmes,

Prima est hæc vltio, quod se
Iudice nemo nocens absoluitur.

Comme elle nous remplit de crainte, aussi fait elle d’asseurance et de confiance. Et ie puis dire auoir, marché en plusieurs hazards, d’vn pas bien plus ferme, en consideration de la secrette science que i’auois de ma volonté et innocence de mes desseins.

Conscia mens vt cuique sua est, ila concipit intra
Pectora pro facto spémque metúmque suo.

Il y en a mille exemples : il suffira d’en alleguer trois de mesme personnage. Scipion estant vn iour accusé deuant le peuple Romain d’vne accusation importante, au lieu de s’excuser ou de flatter ses iuges Il vous siera bien, leur dit-il, de vouloir entreprendre de iuger de la leste de celuy, par le moyen duquel vous auez l’authorité de iuger de tout le monde. Et vn’autre fois, pour toute responce aux imputations que luy mettoit sus vn Tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause : Allons, dit-il, mes citoyens, allons rendre graces aux Dieux de la victoire qu’ils me donnerent contre les Carthaginois en pareil iour que cettuy-cy. Et se mettant à marcher deuant vers le temple, voylà toute l’assemblée, et son accusateur mesmes à sa suitte. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour luy demander compte de l’argent manié en la prouince d’Antioche, Scipion estant venu au Senat pour cet effect, produisit le liure des raisons qu’il auoit dessoubs sa robbe, et dit, que ce liure en contenoit au vray la recepte et la mise : mais comine on le luy demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant, ne se vouloir pas faire cette honte à soy-mesme et de ses mains en la presence du Senat le deschira et mit en pieces. Ie ne croy pas qu’vne ame cauterizéc sceust contrefaire vne telle asseurance : il auoit le cœur trop gros de nature, et accoustumé à trop haute fortune, dit Tite Liue, pour sçauoir estre criminel, et se demettre à la bassesse de deffendre son innocence.C’est vne dangereuse inuention que celle des gehennes, et semble que ce soit plustost vn essay de patience que de verité. Et celuy qui les peut souffrir, cache la verité, et celuy qui ne les peut souffrir. Car pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu’elle ne me forcera de re ce qui n’est pas ? Et au rebours, si celuy qui n’a pas faict ce dequoy on l’accuse, est assez patient pour supporter ces lourments, pourquoy ne le sera celuy qui l’a faict, vn si beau guerdon, que de la vie, luy estant proposé ? Ie pense que le fondement de cette inuention, vient de la consideration de l’effort de la conscience. Car au coulpable il semble qu’elle aide à la torture pour luy faire confesser sa faute, et qu’elle l’affoiblisse et de l’autre part qu’elle fortifie l’innocent contre la torture. Pour dire vray, c’est vn moyen plein d’incertitude et de danger. Que ne diroit on, que ne feroit on pour fuyr à si griefues douleurs ?

Etiam innocentes cogit mentiri dolor.

D’où il aduient, que celuy que le juge a gehenné pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont chargé leur teste de faulces confessions. Entre lesquels ie loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu’Alexandre luy fit, et le progrez de sa gehenne. Mais tant y a que c’est, dit-on, le moins mal que l’humaine foiblesse aye peu inuenter : bien inhumainement pourtant, et bien inutilement à mon aduis.Plusieurs nations moins barbares en cela que la Grecque et la Romaine, qui les appellent ainsin, estiment horrible et cruel de tourmenter et desrompre vn homme, de la faute duquel vous estes encore en doubte. Que peut il mais de vostre ignorance ? Estes vous pas iniustes, qui pour ne le tuer sans occasion, luy faites pis que le tuer ? Qu’il soit ainsi, voyez combien de fois il ayme mieux mourir sans raison, que de passer par cette information plus penible que le supplice, et qui souuent par son aspreté deuance le supplice, et l’execute. Ie ne sçay d’où ie tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de nostre iustice. Vne femme de village accusoit deuant le General d’armée, grand iusticier, vn soldat, pour auoir arraché à ses petits enfants ce peu de bouillie qui luy restoit à les substanter, cette armée ayant tout rauagé. De preuue il n’y en auoit point. Le General apres auoir sommé la femme, de regarder bien à ce qu’elle disoit, d’autant qu’elle seroit coulpable de son accusation, si elle mentoit : et elle persistant, il fit ouurir le ventre au soldat, pour s’esclaircir de la verité du faict et la femme se trouua auoir raison. Condemnation instructiue.

CHAPITRE V.

De la conscience.

On dissimule en vain, l’âme se dévoile toujours par quelque côté. — Nous trouvant un jour en voyage, mon frère le sieur de la Brousse et moi, pendant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un gentilhomme qui marquait bien. Il était du parti opposé au nôtre, mais je n’en savais rien, car il feignait d’être des nôtres. C’est là une des pires choses de ces guerres, les cartes y sont tellement mêlées, que votre ennemi ne se distingue de vous d’une façon apparente, ni par le langage, ni par la tournure ; il est fait aux mêmes lois, aux mêmes mœurs ; il a même air, si bien qu’il est malaisé d’éviter la confusion et le désordre. Cela me faisait même redouter à moi-même de rencontrer nos troupes en un lieu où je ne serais pas connu, de peur d’avoir de la difficulté à me faire reconnaître et d’être exposé aux pires accidents, comme cela m’est advenu une autre fois, mésaventure dans laquelle je perdis des hommes et des chevaux, et où, entre autres, l’on me tua misérablement un page gentilhomme italien que j’élevais avec soin, très bel enfant qui donnait de grandes espérances. Notre compagnon de route était si éperdu de frayeur, je le voyais si décontenancé chaque fois que nous rencontrions quelques groupes d’hommes à cheval ou que nous traversions des villes qui tenaient pour le roi, que je finis par deviner que ses alarmes provenaient de ce qu’il n’avait pas la conscience tranquille. Il lui semblait que sur sa physionomie et au travers des croix qu’il portait sur sa casaque, on lisait jusque dans son cœur ses plus secrètes pensées, tant est merveilleux l’irrésistible effet de la conscience ! Elle nous oblige à nous trahir, à nous accuser, à nous combattre nous-mêmes, et, à défaut d’autre témoin, nous produit contre nous-mêmes : « Nous servant elle-même de bourreau et nous flagellant avec un fouet invisible (Juvénal). »

Qui va contre sa conscience, l’a contre lui. — Voici une anecdote qui est souvent dans la bouche des enfants : Un sieur Bessus, originaire de Péonie, auquel on reprochait d’avoir sans motif plausible abattu un nid de moineaux et de les avoir tués, vint à dire que ce n’était pas sans raison, parce que ces oisillons ne cessaient de l’accuser à tort du meurtre de son père. Ce parricide était resté jusque-là caché et ignoré, mais les furies vengeresses de la conscience firent qu’il fut dénoncé par celui-là même qui était le coupable et devait en porter le châtiment. — Platon dit que « la punition suit de bien près le péché » ; Hésiode rectifie ainsi cet aphorisme : « Elle naît à l’instant même où naît le péché et en même temps que lui. » Quiconque a à redouter le châtiment, le subit déjà ; et quiconque l’a mérité, l’appréhende. La méchanceté engendre des tourments contre elle-même : « Le mal retombe sur celui qui l’a conseillé (Gellius) » ; ainsi fait la guêpe qui, lorsqu’elle pique et offense autrui, se nuit encore plus à elle-même, car elle y perd son aiguillon et avec lui sa force pour jamais : « Elle laisse la vie dans la blessure qu’elle a faite (Virgile). » — Les cantharides ont une partie d’elles-mêmes qui, par une antithèse de la nature, est l’antidote des empoisonnements qu’elles causent. C’est aussi ce qui se passe chez qui prend plaisir au vice : il en éprouve au fond de sa conscience un déplaisir qui, soit qu’il veille, soit qu’il dorme, tourmente péniblement et d’une façon continue son imagination : « Beaucoup de coupables révèlent, dans le sommeil ou le délire de la fièvre, des crimes qu’ils ont longtemps tenus cachés (Lucrèce). » — Apollodore voyait en rêve que les Scythes l’écorchaient, puis le mettaient à bouillir dans une marmite, tandis que son âme lui murmurait : « C’est moi qui suis cause de tous ces maux. » — Le méchant, dit Épicure, n’a où se cacher, parce qu’il n’est sûr d’être caché nulle part, sa conscience le dénonçant à lui-même. « La première punition du coupable est de ne pouvoir s’absoudre à ses propres yeux (Juvénal). »

Par contre, une bonne conscience nous donne confiance. — Si la conscience nous inspire de la crainte, elle nous donne aussi de l’assurance et de la confiance ; et je puis dire m’être comporté en plusieurs circonstances difficiles avec beaucoup plus de fermeté, par la conviction intime où j’étais de la pureté de mes intentions et de ma volonté de ne pas m’en départir : « Selon le témoignage qu’on se rend à soi-même, on a le cœur rempli de crainte ou d’espérance (Ovide). » — De cela, il y a mille exemples ; il me suffira d’en citer trois d’un même personnage : Scipion était un jour sous le coup d’une grave accusation portée contre lui devant le peuple romain ; au lieu de s’excuser et de chercher à attendrir ses juges : « Il vous sied bien, leur dit-il, de vouloir juger une accusation capitale contre celui auquel vous devez de pouvoir juger le monde entier ! » — Une autre fois, au lieu de se défendre contre les imputations dont il était l’objet de la part d’un tribun du peuple : « Citoyens, dit-il pour toute réponse, allons rendre grâce aux dieux de la victoire, dont c’est aujourd’hui l’anniversaire, qu’ils m’ont donné de remporter sur les Carthaginois ! » marchant alors et se dirigeant vers le temple, le voilà suivi de toute l’assemblée et de son accusateur lui-même. — Pétilius ayant été suscité contre lui par Caton pour lui demander compte des fonds qu’il avait eus à administrer dans la province d’Antioche, Scipion, venu au Sénat à cet effet, présenta son livre de comptes qu’il tira de dessous sa robe et affirma que recettes et dépenses y étaient toutes fidèlement transcrites. Et, comme on lui demandait d’en faire le dépôt au greffe, il refusa disant ne pas vouloir s’imposer une pareille honte ; en même temps, de ses mains, en plein sénat, il le déchirait, le mettant en pièces. — Je ne crois pas qu’une âme, qui aurait eu à se faire des reproches, eût pu faire montre d’une pareille assurance ; Scipion avait naturellement le cœur trop haut placé et était trop habitué aux faveurs de la fortune, dit Tite-Live, pour être coupable et s’abaisser à défendre son innocence.

Injustice et danger de la question pour obtenir l’aveu des accusés. — La torture est une invention dangereuse, qui semble mettre à l’épreuve la force de résistance à la douleur plutôt que la sincérité. Celui qui ne peut la supporter cache la vérité tout aussi bien que celui qui peut y résister, car pourquoi la douleur me ferait-elle confesser davantage ce qui est que ce qui n’est pas ? Et inversement, si celui qui n’a pas commis ce qu’on lui reproche est assez résistant pour supporter ces tourments, pourquoi celui qui est coupable ne le serait-il pas autant, quand il y va pour lui d’un intérêt aussi grand que la conservation de sa vie ? Je pense que l’emploi de ce procédé doit avoir pour origine l’action de la conscience : chez le coupable, il semble qu’en l’affaiblissant, elle doive venir en aide à la torture, pour lui faire confesser sa faute, et au contraire fortifier l’innocent contre les tourments. À dire vrai, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger, car que ne dirait-on pas, que ne ferait-on pas, pour éviter de si intenses douleurs : « La douleur force à mentir même ceux qui sont innocents (Publius Syrus) » ; aussi il advient que celui que le juge fait torturer pour ne pas s’exposer à le faire mourir innocent, il le fait en réalité mourir innocent et torturé. Mille et mille accusés, sous les effets de la torture, se sont chargés d’aveux mensongers, et parmi eux je comprends Philotas, à en juger par les circonstances du procès que lui a intenté Alexandre et les résultats qu’ont donnés les tortures auxquelles il a été soumis. Quoi qu’il en soit et bien qu’on dise que c’est ce que l’homme, dans sa faiblesse, a trouvé de moins mauvais pour arriver à la connaissance de la vérité, j’estime, moi, que ce n’en est pas moins un procédé très inhumain et bien inutile.

Ce procédé est réprouvé par certaines nations que nous qualifions de barbares. — Plusieurs nations, moins barbares en cela que les Grecs et les Romains qui les appelaient de ce nom, estimaient qu’il est horrible et cruel de torturer et de rompre un homme de la culpabilité duquel nous ne sommes pas certains. Que peut-il à votre ignorance, en quoi en est-il responsable ? N’êtes-vous pas injuste de lui faire endurer pire que la mort, pour ne pas le tuer sans raison ? Et l’on ne peut nier qu’il n’en soit ainsi ; voyez en effet combien préfèrent mourir innocents, plutôt que d’en passer par ce moyen d’information pire que le supplice et qui souvent, par sa violence, le devance et entraîne la mort. — Je ne sais d’où je tiens ce conte, mais il indique bien quel cas est à faire de ce procédé de justice : Devant[1] un général d’armée, très rigide en pareille matière, une femme de la campagne accusait un soldat d’avoir arraché à ses jeunes enfants le peu de bouillie qui lui restait pour les faire vivre, l’armée ayant tout ravagé. De preuve, il n’y en avait pas. Le général, après avoir sommé la femme de bien regarder à ce qu’elle disait, lui avoir fait observer qu’elle serait responsable des conséquences si elle mentait, et elle persistant dans son accusation, il fit ouvrir le ventre au soldat, pour être fixé sur la vérité du fait ; la femme se trouva avoir raison ! Quel enseignement que cette condamnation !

  1. *