Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 35

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 393-397).

CHAPITRE XXXV.

De l’habitude de se vêtir.

La nature nous a-t-elle formés pour être vêtus ? — Quel que soit le sujet que je veuille traiter, je me heurte à quelque bizarrerie des coutumes admises, tellement elles ont la haute main sur tout ce qui nous touche. En cette saison où le froid se fait sentir, je m’entretenais de l’habitude qu’ont ces peuples nouvellement découverts, d’aller tout nus, et je me demandais si elle a été amenée par la température élevée du climat, ainsi qu’on le dit pour les Indiens et les Maures, ou si, à l’origine, ce n’était pas la façon d’être de l’homme. Tout ce qui est sous la calotte des cieux étant soumis aux mêmes lois, comme le dit l’Écriture, les gens sensés admettent dans les questions de cet ordre que, pour distinguer les lois naturelles de celles qui ont été introduites par nous, il faut se reporter aux règles générales qui président au travail de la nature en ce monde qui, elles, ne souffrent aucune altération. Or tout, en dehors de l’homme, est par soi-même pourvu de tout ce qui est nécessaire à sa conservation ; il n’est donc pas croyable que seuls nous ayons été créés dans un état si défectueux et si misérable, que nous ne puissions nous passer de secours étranger. C’est pourquoi j’estime que les plantes, les arbres, les animaux et tout ce qui a vie, étant naturellement pourvus de moyens les garantissant suffisamment contre les injures du temps, « Raison pour laquelle presque tous les êtres sont couverts, ou de cuir, ou de poil, de coquilles, de callosités ou d’écorce (Lucrèce) », il en était ainsi de nous. Mais, de même qu’il s’en trouve qui font emploi de lumières artificielles qui affaiblissent la clarté du jour, de même nous avons affaibli l’efficacité des moyens servant à nous garantir qui nous sont propres, en leur en substituant qui ne nous sont pas naturels.

Il est aisé de reconnaître que c’est à l’habitude que nous devons de considérer comme impossible ce qui ne l’est pas ; car, parmi ces nations qui ne font pas usage de vêtements, il y en a qui habitent sous le même climat que nous, et d’autres sous des climats beaucoup plus rudes que le nôtre. Nous-mêmes nous avons constamment à découvert les parties les plus délicates de notre corps : les yeux, la bouche, le nez, les oreilles ; et nos paysans, comme nos aïeux, vont encore la poitrine et le ventre découverts. Si nous étions nés avec des jupes et des culottes, il n’y a pas de doute que la nature n’eût doté d’une peau plus épaisse les parties de notre corps exposées aux intempéries des saisons, comme le sont les extrémités des doigts et la plante des pieds. Pourquoi cela nous semble-t-il invraisemblable ? Entre la manière dont je suis vêtu et celle d’un paysan de mon pays, la différence est bien plus grande qu’entre cette dernière et celle d’un homme qui n’a que sa propre peau pour tout vêtement ; combien de gens, en Turquie en particulier, vont complètement nus, par dévotion ! — Je ne sais qui demandait à un gueux qu’il voyait, en plein hiver, n’ayant que sa chemise, être aussi gai que tel qui est emmitouflé de martres jusqu’aux oreilles, comment, dans un état si misérable, il pouvait être de si bonne humeur : « Vous, Monsieur, lui fut-il répondu, vous avez la figure à découvert ; eh bien, moi, des pieds à la tête, je suis tout figure. » — Les Italiens, ce me semble, racontent que le fou du duc de Florence, auquel son maître demandait comment, si mal vêtu, il pouvait endurer le froid, alors que lui-même en était très fort incommodé, lui répondit : « Suivez ma recette, mettez-vous sur le corps toute votre garde-robe comme je fais de la mienne, et vous n’en souffrirez pas plus que moi. » — Le roi Massinissa ne put, jusqu’à son extrême vieillesse, supporter avoir la tête couverte, quelque froid, quelque orage ou pluie qu’il fît ; de même, dit-on, l’empereur Sévère. — Hérodote rapporte que lui et d’autres ont remarqué, à la suite des combats livrés entre les Égyptiens et les Perses, en examinant les morts, que, sans comparaison, les Égyptiens avaient le crâne beaucoup plus dur que les Perses, ce qu’il attribue à ce que ceux-ci ont toujours une calotte sur la tête et le turban par dessus, tandis que les premiers ont, dès l’enfance, la tête complètement rasée et toujours découverte. — Le roi Agésilas, jusqu’au moment où l’atteignirent les infirmités, portait les mêmes vêtements, en hiver comme en été. — César, dit Suétone, marchait à la tête de ses troupes, le plus souvent à pied et toujours la tête découverte, qu’il fît soleil ou qu’il plût. Annibal, dit-on, en faisait autant, « bravant, tête nue, la pluie et l’effondrement des cieux (Silius Italicus) ». — Un Vénitien rapporte qu’au royaume du Pégu, où il est demeuré longtemps et d’où il ne fait que revenir, hommes et femmes ont le reste du corps vêtu, mais vont toujours les pieds nus, même à cheval. — Platon conseille, comme d’un merveilleux effet pour la santé, de ne se couvrir ni les pieds, ni la tête autrement que la nature y a pourvu. — Le seigneur que les Polonais ont choisi pour roi en remplacement de celui que nous leur avions fourni, est assurément un des plus grands princes de notre siècle ; il ne porte jamais de gants ; l’hiver et quelque temps qu’il fasse, il a toujours dehors le même bonnet dont il fait usage dans ses appartements. — Je ne puis souffrir être déboutonné et avoir mes vêtements flottants ; les laboureurs de mon voisinage seraient très gênés d’aller ainsi. — Varron estime que l’obligation de nous tenir découverts en présence des dieux ou d’un magistrat a été motivé par l’intérêt de notre santé, pour nous fortifier contre les intempéries, plutôt qu’en signe de respect.

Du froid en certaines circonstances. — Puisqu’il est question du froid, et qu’en France on aime la bigarrure dans les couleurs que l’on porte (pas moi cependant qui ne m’habille guère que de noir et de blanc comme faisait mon père), variant mon sujet, j’ajouterai que le capitaine Martin du Bellay relate avoir vu, dans un voyage dans le Luxembourg, des froids si rigoureux que le vin destiné aux soldats se coupait à coups de hache et de cognée, et se débitait au poids à la troupe qui l’emportait dans des paniers. Ovide, du reste, ne dit-il pas : « Le vin gelé conserve la forme du vase qui le contenait ; on ne le boit pas liquide, la distribution en est faite par morceaux. » — Les gelées sont si fortes à l’entrée des Palus Méotides que, sur les mêmes emplacements où, sur la glace, il avait combattu à pied sec et défait ses ennemis, le lieutenant de Mithridate, l’été suivant, gagna encore sur ces mêmes adversaires une bataille navale. — Les Romains se trouvèrent dans un grand état d’infériorité, lors du combat qu’ils livrèrent aux Carthaginois près de Plaisance, de ce qu’ils combattirent glacés jusqu’au sang et les membres raidis par le froid. Annibal, lui, avait eu soin de faire faire de grands feux sur toute sa ligne, pour que ses soldats pussent se chauffer, et à ses divers corps de troupes il avait fait distribuer de l’huile, pour que, s’en frottant, leurs membres se dégourdissent et en devinssent plus souples, et que l’huile formant enduit, protégeât les pores de la peau contre les atteintes de l’air et le vent glacial qui régnait à ce moment. — La retraite des Grecs pour, de Babylone, regagner leur patrie, est fameuse par les difficultés et les souffrances qu’ils eurent à surmonter. Ils furent entre autres, dans les montagnes d’Arménie, assaillis par une très forte tourmente de neige qui leur fit perdre momentanément toute connaissance du pays et des chemins. Contraints par suite de demeurer sur place, ils furent un jour et une nuit sans boire ni manger ; la plupart de leurs bêtes périrent ainsi que plusieurs d’entre eux ; quelques-uns perdirent la vue par l’effet du grésil et l’éclatante blancheur de la neige ; quelques-uns eurent les extrémités des membres gelés ; et il y en eut qui, conservant leur pleine connaissance, envahis complètement par le froid, en furent engourdis, paralysés et immobilisés à tout jamais. — Alexandre a vu un pays où, en hiver, on enterre les arbres fruitiers pour les défendre contre la gelée ; nous sommes, du reste, à même de le voir faire parfois chez nous mêmes.

Usages à la cour de l’Empereur du Mexique. — Revenons à l’habillement. L’empereur du Mexique changeait de vêtements quatre fois par jour et ne mettait jamais deux fois les mêmes ; ceux qu’il quittait lui servaient à faire des libéralités, ou il les donnait en récompense. Il en était de même des vases, des plats et des ustensiles de sa cuisine et de sa table, qui jamais n’étaient employés pour son service et ne paraissaient deux fois devant lui.