Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 36

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 399-405).

CHAPITRE XXXVI.

Sur Caton le jeune.

Il ne faut pas juger des autres d’après nous. — Je ne donne pas dans cette erreur si communément répandue de juger des autres d’après moi ; je crois aisément que bien des choses en eux peuvent différer essentiellement de ce qui est en moi. De ce que je suis porté à faire de telle façon, je n’oblige pas le monde à faire de même comme beaucoup font. Je crois et conçois mille formes diverses de mener l’existence ; et, contrairement à ce qui se passe généralement, les différences qui sont entre nous, m’étonnent moins que les ressemblances qui peuvent exister. Je n’impose à un autre, sans restriction aucune, ni mon genre de vie, ni mes principes ; je le considère simplement en lui-même, sans établir de comparaison, le prenant tel qu’il est. De ce que je ne suis pas continent, je ne laisse pas de reconnaître sincèrement que les Feuillants et les Capucins le sont, et d’approuver leur manière d’être sur ce point ; je me mets fort bien par l’imagination à leur place, et les aime et honore d’autant plus, qu’ils diffèrent de moi. Je souhaite tout particulièrement qu’on nous juge chacun sur ce que nous sommes, sans nous mettre en parallèle avec des modèles tirés de la généralité. Ma faiblesse ne m’empêche pas de faire cas de ceux qui le méritent par leur force et leur vigueur : « Il y a des gens qui ne conseillent que ce qu’ils croient pouvoir imiter (d’après Cicéron). » — Bien que rampant au niveau du sol, cela ne m’empêche pas d’apercevoir dans les nues, si haut qu’elles se soient élevées, certaines âmes qui se distinguent par leur héroïsme. C’est beaucoup pour moi d’avoir le jugement juste, alors même que mes actions ne le sont pas, et de conserver cette qualité maîtresse exempte de corruption ; c’est quelque chose d’avoir bonne volonté, lors même que les forces nous manquent.

Aujourd’hui la vertu n’est qu’un vain mot ; on n’est vertueux que par habitude, par intérêt ou par ambition. — Notre siècle, au moins dans le milieu où nous vivons, est si vicié que, je ne dirai pas la pratique de la vertu mais même sa conception, est chose à laquelle on ne songe guère ; il semble que ce ne soit plus que du jargon de collège : « Ils croient que la vertu n’est qu’un mot, et dans un bois sacré ne voient que du bois à brûler (Horace) » ; — « La vertu qu’ils devraient respecter, quand même ils ne pourraient la comprendre (d’après Cicéron) », est devenue un colifichet bon à pendre dans son cabinet ou au bout de la langue ; un simple objet de parure, tout comme des pendants d’oreille.

Il ne s’accomplit plus d’acte de vertu ; ceux qui sont tels en apparence, n’en ont cependant pas le caractère essentiel ; ils ont leur source dans le bénéfice, la gloire qu’ils peuvent procurer, la crainte, l’habitude et autres causes étrangères. Les actes de justice, de courage, de bonté émanant de nous, peuvent être considérés par autrui comme ayant la vertu pour mobile et sembler tels au public ; mais, chez leurs auteurs, ce n’est pas la vertu qui les inspire ; ils ont une autre fin, ils procèdent d’une autre cause ; or, la vertu n’admet que ce qui se fait par elle et pour elle.

Après la grande bataille de Platée, remportée par les Grecs sous les ordres de Pausanias sur les Perses commandés par Mardonius, les vainqueurs, suivant leur coutume, ayant à attribuer auxquels parmi eux revenait la gloire du succès, le décernèrent aux Spartiates, pour la valeur au-dessus de tout dont ils avaient fait preuve dans le combat. Quand ceux-ci, excellents juges en fait de vertu, en vinrent à décider auquel d’entre eux devait revenir l’honneur d’être proclamé comme s’étant le mieux conduit en cette journée, ils reconnurent qu’Aristodème était celui qui avait affronté les périls avec le plus de courage. Ils ne lui donnèrent pourtant pas le prix, parce que son courage avait été surexcité par le désir de se laver du reproche qu’il avait encouru pour sa conduite aux Thermopyles et de racheter sa honte passée par une mort honorable.

Il est des hommes qui cherchent à rabaisser les personnages éminents par leurs vertus ; il faudrait au contraire les offrir sans cesse comme des modèles à l’admiration du monde. — Les jugements que nous portons sont loin d’être toujours justes, ils se ressentent de la dépravation de nos mœurs. Je vois la plupart des gens d’esprit de mon temps s’ingénier à diminuer la gloire des belles et généreuses actions que nous présente l’antiquité, les dépréciant, inventant à cet effet des circonstances et des causes qui n’ont pas existé : belle malice vraiment ! Qu’on me donne l’action la plus belle, la plus pure, j’arriverai vraisemblablement à lui prêter par douzaines les pires intentions pour mobile. Dieu sait combien, chez qui y prête, notre volonté intime peut être diversement influencée. Ces malins, qui vont répandant la médisance, sont encore plus grossiers et stupides que méchants.

La même peine que l’on prend, les mêmes procédés abusifs dont on se sert pour déprécier ces grands hommes, je serais presque tenté d’en user, pour aider à les faire plus grands encore. Ces grandes figures, si rares, choisies entre toutes, choix auquel ont adhéré les sages eux-mêmes, pour être données en exemple au monde, je ne regarderais pas à accroître, autant que je le pourrais, l’honneur en lequel on les tient, par les interprétations et les circonstances favorables que j’arriverais à créer ; et je crois qu’en cela les effets de notre imagination demeureraient encore bien au-dessous de leur mérite. C’est le devoir des gens de bien, de représenter la vertu sous les formes les plus belles qu’il se peut ; et je ne trouverais pas à redire si ce sentiment nous entraînait à exagérer encore dans les éloges que nous décernons à ses manifestations si dignes de nos respects. Ce qu’à l’opposé font ses détracteurs, ils le font soit par malice, soit par le défaut qu’ils ont, et dont j’ai parlé plus haut, de ramener à leur portée ce qui s’impose à leur croyance ; ou plutôt, je pense, parce que leur vue manque de la force et de la netteté nécessaires pour les faire aptes à concevoir la splendeur de la vertu dans toute sa pureté, ainsi que c’était le cas pour ceux qui, du temps de Plutarque qui nous le rapporte et s’en irritait avec juste raison, attribuaient la mort de Caton le jeune à la crainte qu’il avait de César ; cela permet de juger combien ce même historien eût été plus offensé encore d’entendre, ainsi qu’on l’a fait depuis, attribuer cette mort à l’ambition ! Sottes gens ! Comme s’il n’était pas dans le caractère de Caton d’accomplir une belle action, juste et généreuse, en mettant les apparences contre lui plutôt que dans le but de s’en faire un titre de gloire. Ce grand homme fut véritablement un modèle, dont la nature fit choix pour nous montrer à quel degré peuvent atteindre, chez l’humanité, la vertu et la fermeté.

Comment cinq poètes anciens ont parlé de Caton ; la vraie poésie vous transporte, mais ne peut s’analyser. — Je ne me propose pas de traiter ici ce sujet, si riche en enseignements ; je veux simplement mettre en parallèle, pour rehausser sa gloire, et incidemment la leur, les passages de cinq poètes latins, consacrés à l’éloge de Caton. J’estime que tout enfant, mis par son instruction à même de prononcer, trouvera que, par rapport aux autres, les deux premières appréciations émises sont faibles ; que la troisième, plus saisissante, perd par son exagération ; qu’entre celle-ci et les précédentes, il y a place pour une ou deux autres de tonalité intermédiaire, pour arriver à la quatrième, devant laquelle il ne peut manquer de se tenir en admiration, les mains jointes ; mais il assignera le premier rang à la dernière qui distance toutes les autres, sans que l’intervalle qui l’en sépare puisse, il le reconnaîtra, être rempli par nul esprit humain ; et, frappé d’étonnement, il en demeurera tout saisi.

Chose étonnante, nous avons bien plus de poètes que de personnes aptes à juger et à interpréter la poésie ; il est plus aisé de la faire que de la comprendre. Si on ne considère que la question secondaire de forme, on peut appuyer son jugement sur l’application des préceptes, sur l’art avec lequel elle a été composée ; mais dans ce qu’elle a de bon, de sublime, de divin, elle est au-dessus de toutes les règles et de tout raisonnement. Quiconque cherche avec calme et réflexion à en analyser la beauté, ne la voit pas, non plus qu’il ne peut discerner la splendeur d’un éclair ; elle échappe à notre jugement, le ravit et l’entraîne comme un torrent. Les transports de qui sait la pénétrer se répercutent en troisième ligne sur qui la lui entend interpréter et réciter, comme il arrive de l’aimant, qui non seulement attire une aiguille, mais lui communique sa propriété d’en attirer d’autres. Cela apparaît bien clairement au théâtre : l’inspiration sacrée des Muses qui, en premier lieu, s’est emparée du poète et l’a transporté de colère, l’a plongé dans le deuil, incité à la haine, l’a mis hors de lui, pour en faire ce que bon leur semble, passe du poète chez l’acteur, et, par l’acteur, s’empare de la foule ; c’est le cas de nos aiguilles suspendues les unes aux autres. — Dès ma première enfance, la poésie m’a produit cet effet, de me pénétrer et de me transporter ; mais ce sentiment très vif, qui m’est naturel, est diversement impressionné par les modes différents qu’elle revêt, non tant par le plus ou moins d’élévation qu’elle affecte (je n’ai jamais connu de chaque genre, que ce qu’il a produit de plus élevé) que par les nuances qui les différencient ; c’est d’abord une facilité gaie et ingénieuse, puis une délicatesse d’esprit à l’expression imagée et pleine de noblesse, enfin la force arrivée à pleine maturité et qui jamais ne faiblit. Les noms d’Ovide, de Lucain, de Virgile, qui incarnent ces genres, me feront mieux comprendre.

Mais voici nos poètes en lice. L’un dit : « Tel fut Caton, plus grand pendant sa vie que César lui-même (Martial) » ; — un autre : « et Caton indomptable triompha de la mort (Manilius) » ; — un autre parlant des guerres civiles entre César et Pompée : « Les dieux embrassent la cause du vainqueur, Caton se range à celle du vaincu (Lucain) » ; — le quatrième, faisant l’éloge de César : « Tout le monde est à ses pieds, le fier Caton seul fait exception (Horace) ». — Vient enfin le coryphée qui, après avoir énuméré dans ses vers les noms des plus grands hommes de Rome, termine ainsi : « Enfin Caton, qui à tous dicte des lois (Virgile). »