Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 38

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 411-431).

CHAPITRE XXXVIII.

De la solitude.

Les méchants sont nombreux, nul doute que leur société ne soit funeste ; c’est un motif pour rechercher la solitude. — Laissons de côté toute comparaison qui serait trop longue, entre la vie du monde et celle de celui qui s’en isole ; et, quant à cette belle maxime derrière laquelle se dissimulent l’ambition et l’avarice : « Que nous ne sommes pas nés pour notre propre satisfaction, mais pour celle de tous », rapportons-nous-en hardiment à ceux qui se trouvent mêlés aux affaires ; et qu’après avoir scruté leur conscience, ils disent si les métiers, les charges et tous les tracas de la vie commune ne sont pas, au contraire, recherchés pour le profit personnel qu’ils comptent en retirer. Les moyens peu avouables qu’en notre siècle on emploie pour se pousser, montrent bien le peu que vaut le but que l’on affiche. Si pour combattre notre goût pour la solitude on met en avant l’ambition, nous répondrons que c’est elle précisément qui nous l’inspire ; car que fuit-elle davantage que la société ? que recherche-t-elle davantage que d’avoir les coudées franches ? — Partout, il est possible de faire bien et de faire mal ; toutefois, si le mot de Bias est juste : « Que la majorité des hommes est aussi la pire » ; ou encore, si ce que dit l’Ecclésiastique est vrai : « Que sur mille il n’y en a pas un de bon » ; ou le poète : « Les gens de bien sont rares ; à peine pourrait-on en trouver autant que Thèbes a de portes ou le Nil d’embouchures (Juvénal) », la contagion du mal est grande pour qui est mêlé à la foule. Il faut ou imiter les gens vicieux ou les haïr, alternatives également dangereuses ; leur ressembler, cela conduit loin, car ils sont beaucoup ; quant à les haïr, ils sont si nombreux, en des genres si divers, qu’il faudrait en haïr beaucoup. — C’est avec raison que les marchands qui font le négoce par mer, regardent à ne pas faire monter leurs navires par des gens dissolus, blasphémateurs ou méchants, estimant qu’une telle société ne peut aboutir qu’à mal. — C’est aussi pour cela que Bias disait, en manière de plaisanterie, à ceux en compagnie desquels il se trouvait exposé aux dangers d’une violente tourmente et qui invoquaient le secours des dieux : « Taisez-vous donc, qu’ils ne s’aperçoivent pas que vous êtes ici avec moi. » — L’exemple d’Albuquerque, vice-roi de l’Inde pour Emmanuel, roi de Portugal, est encore plus typique : sur le point de périr dans un accident de mer, il prit un jeune enfant sur ses épaules, à cette fin que, dans leur péril commun, son innocence prise en considération par la miséricorde divine, lui serve de sauvegarde et que, par elle,[1] il soit sauvé.

Ce n’est pas que le sage ne puisse vivre partout content, et même s’isoler au milieu des courtisans qui encombrent les palais ; mais, s’il est libre de choisir, il en fuira même la vue, disent les philosophes : si c’est nécessaire, il se résignera à demeurer ; s’il le peut, il choisira l’autre parti. Il n’estime pas avoir fait assez en se défaisant de ses propres vices ; le résultat n’est pas complet, s’il lui faut lutter contre ceux des autres ; Charondas châtiait comme mauvais, ceux convaincus de hanter la mauvaise compagnie. — Il n’est pas d’être plus sociable ni moins sociable que l’homme ; il est l’un par nature, il est l’autre en raison de ses vices. Antisthène ne me semble pas avoir fait une réponse judicieuse quand, à quelqu’un qui lui reprochait de fréquenter la société des méchants, il disait : « Les médecins vivent bien avec les malades. » Les médecins aident, il est vrai, à la santé des malades, mais ils compromettent la leur par la contagion à laquelle ils sont exposés, l’influence pernicieuse qu’exerce la vue continuelle des maladies et les soins auxquels ils participent pour les combattre.

Ce que la plupart des hommes recherchent dans la solitude, c’est d’y vivre loin des affaires et en repos ; mais elle ne nous dégage ni de la gestion de tous soins domestiques, ni surtout de nos vices. — Le but que nous nous proposons quand nous recherchons la solitude est uniquement, je crois, de vivre plus à l’aise et comme il nous convient ; mais nous n’en prenons pas toujours le bon chemin. Souvent on pense avoir abandonné toute occupation, on n’a fait qu’en changer. Le gouvernement d’une famille ne cause guère moins de tracas que celui d’un état. L’âme occupée à une chose, s’y absorbe complètement, et alors même que ce ne sont que des occupations domestiques peu importantes, elles n’en sont pas moins importunes. Bien plus, nous avons pu nous retirer de la cour, renoncer aux affaires, nous ne sommes pas pour cela délivrés des principaux tourments de la vie : « C’est la raison et la prudence, et non ces plages d’où l’on voit l’étendue des mers, qui dissipent le chagrin (Horace). » L’ambition, l’avarice, l’irrésolution, la peur, nos désirs déréglés ne nous abandonnent pas, lors même que nous changeons de contrée : « Le souci monte en croupe et galope avec lui (Horace). » Ils nous suivent jusque dans les cloîtres et les écoles de philosophie ; il n’est ni déserts, ni anfractuosités de rocher, ni mortifications, ni jeûnes qui nous en affranchissent : « Le trait mortel demeure à son flanc attaché (Virgile). »

On disait de quelqu’un à Socrate que sous aucun rapport il ne s’était amendé dans un voyage qu’il venait de faire : « Je crois bien, dit le philosophe, il s’était emporté avec lui. » — « Pourquoi aller chercher des pays éclairés d’un autre soleil ? Suffit-il donc de fuir sa patrie, pour se fuir soi-même (Horace) ? » — Si tout d’abord on ne décharge son âme du poids qui l’oppresse, le mouvement ne fait qu’accroître l’oppression ; tel un navire qui fatigue moins quand son chargement est bien arrimé. Vous causez à un malade plus de mal que de bien, en le faisant changer de place ; en le remuant, le mal se précipite au fond de lui, comme le contenu d’un sac quand on le secoue, comme les pieux qui pénètrent plus profondément et plus solidement quand on les ébranle et qu’on les remue. Aussi, ne suffit-il pas de changer de place, de s’éloigner de la foule, il faut encore écarter de nous celles de nos idées qui nous sont communes avec elle ; il se faut séquestrer et rentrer en pleine possession de soi-même : « J’ai rompu mes fers, dites-vous ? — Oui, comme le chien qui a tiré sur sa chaîne et qui, dans sa fuite, en traîne une partie à son cou (Perse). » — Nous emportons nos fers avec nous ; notre liberté n’est pas complète, nous tournons nos regards vers ce que nous avons laissé, nous en avons l’imagination pleine : « Si l’âme n’est pas rassise, que de combats intérieurs à supporter, que de périls à vaincre ! Quels soucis, quelles craintes, quelles inquiétudes rongent l’homme en proie à ses passions ! Quels ravages font en notre âme l’orgueil, la débauche, la colère, le luxe, l’oisiveté (Lucrèce) ! »

Affranchir notre âme des passions qui la dominent, la détacher de tout ce qui est en dehors de nous, c’est là la vraie solitude ; on peut en jouir au milieu des villes et des cours. — « Notre mal a son siège dans notre âme qui ne peut se soustraire à elle-même (Horace), » il faut donc l’en extirper, puis nous concentrer en nous-mêmes. C’est en cela que consiste la vraie solitude ; nous en pouvons jouir au sein des villes et des cours ; mais on en jouit plus commodément en s’en tenant à l’écart. Puisque nous projetons de vivre seuls, en dehors de toute compagnie, faisons donc en sorte que notre contentement ne dépende que de nous ; rompons tout ce qui nous attache aux autres, faisons en sorte de pouvoir vivre effectivement seuls et, en cet état, vivre à notre aise.

Stilpon, échappé à l’incendie de sa ville natale, y avait perdu sa femme, ses enfants et tout ce qu’il possédait. Démétrius Poliorcète, le voyant demeurer calme devant les ruines de sa patrie, lui demanda s’il n’avait éprouvé aucun dommage. Stilpon lui répondit « que non ; que, Dieu merci, il n’avait rien perdu de lui-même ». — C’est ce qu’exprimait sous une forme plaisante le philosophe Antisthène : « L’homme doit se pourvoir, disait-il, de provisions susceptibles de flotter sur l’eau, afin qu’elles puissent, avec lui, échapper à la nage dans un naufrage » ; et en effet, le sage qui conserve la possession de lui-même, n’a rien perdu. — Quand la ville de Nole fut mise à sac par les Barbares, Paulin, qui en était évêque, y perdit tout son avoir et demeura leur prisonnier. Il n’en adressait pas moins cette prière à Dieu : « Seigneur, continue à me garder de sentir ce malheur ; ce qui est moi, tu le sais, n’a pas encore jusqu’ici été atteint » ; les richesses qui le faisaient réellement riche, les biens auxquels il devait d’être bon, étaient demeurés intacts. Voilà ce que c’est que de faire choix de trésors qui peuvent être mis à l’abri de tout dommage et de les cacher en tel lieu que personne n’y pénètre et qui ne peut être révélé que par nous-mêmes. — Il faut avoir femme, enfants, fortune et surtout la santé, si on peut, mais ne pas s’y attacher au point que notre bonheur en dépende. Il faut se réserver une sorte d’arrière-boutique exclusivement à nous, indépendante, où nous soyons libres dans toute l’acception du mot, qui soit notre principal lieu de retraite et où nous soyons absolument seuls ; là, nous nous entretiendrons d’ordinaire de nous avec nous-mêmes : entretien intime, auquel nul ne sera admis et qui ne portera sur aucun sujet autre. Nous nous y abandonnerons à nos pensées sérieuses ou gaies, comme si nous n’avions ni femme, ni enfants, ni biens, ni train de maison, ni serviteurs, de telle sorte que s’ils viennent à nous manquer, ce ne soit pas chose nouvelle pour nous que de nous en passer. Nous avons une âme susceptible de se replier sur elle-même et de se suffire en sa propre compagnie, d’attaquer comme de se défendre, de recevoir et de donner, ne craignons donc pas dans le tête à tête avec nous-mêmes d’en arriver à croupir dans une ennuyeuse oisiveté : « Dans ta solitude, sois à toi-même le monde (Tibulle). » La vertu se contente par elle-même, sans avoir besoin de règles, de paroles ni d’actes.

Les hommes se passionnent pour mille choses qui ne les concernent point. — Dans ce qui constitue nos occupations habituelles, sur mille, il n’en est pas une où nous soyons directement intéressés à ce que nous faisons. Celui-ci, que tu vois furieux et hors de lui, bravant la fusillade et gravissant cette pente rapide pour escalader ces murailles en ruines ; cet autre qui lui est opposé, hâve, souffrant de la faim, couvert de cicatrices et résolu à périr plutôt que de laisser pénétrer son adversaire, penses-tu qu’ils agissent pour leur propre compte ? C’est pour celui de tel et de tel, qu’ils n’ont jamais vus et qui n’ont guère souci de leurs faits et gestes, plongés qu’ils sont dans l’oisiveté et les plaisirs, pendant que les premiers se morfondent. — Celui-ci atteint de pituite, de maux d’yeux, vêtu misérablement, que tu vois sortir après minuit de son lieu d’études, crois-tu qu’il y ait passé son temps à rechercher dans les livres ce qu’il lui faut faire pour se perfectionner dans le bien, arriver à être plus content de son sort et progresser dans la sagesse ? Il s’agit bien de cela ! Il mourra à la tâche ou finira par révéler à la postérité le rythme dans lequel sont écrits les vers de Plaute et la véritable orthographe d’un mot latin. — Qui n’échange de propos délibéré la santé, le repos, la vie, pour la réputation et la gloire, monnaie courante la plus inutile, la plus vaine, la plus fausse de toutes celles dont nous faisons usage ? — Notre propre mort ne nous inspire pas déjà assez de frayeur, que nous nous intéressons encore à celle de nos femmes, de nos enfants, de nos gens ! Nos affaires ne nous donnent pas assez de peine, il faut que nous ajoutions à nos tourments, à nos cassements de tête, en nous occupant de celles de nos voisins et de nos amis : « Comment peut-on se mettre en tête d’aimer quelque chose plus que soi-même (Térence) ! »

La retraite convient surtout à ceux qui ont consacré la majeure partie de leur vie au service de l’humanité. — La solitude me semble surtout indiquée et avoir raison d’être pour ceux qui ont consacré à l’humanité la plus belle partie de leur vie, celle où ils étaient en pleine activité, ainsi que fit Thalès. C’est assez avoir vécu pour les autres, vivons pour nous au moins durant le peu de temps qui nous reste ; recueillons-nous, et, dans le calme, remémorons-nous nos pensées et ce que furent nos intentions. Ce n’est pas une petite affaire qu’une retraite consciencieuse : cela occupe assez, sans y joindre d’autres entreprises en cours. Puisque Dieu nous donne le loisir de prendre nos dispositions pour quitter ce monde, préparons-nous-y, plions bagage ; prenons de bonne heure congé de la compagnie ; dégageons-nous de ces engagements par trop pressants qui nous lient ailleurs et nous distraient dans notre retour sur nous-mêmes.

Il faut être capable de faire abstraction de toutes nos obligations, et, faisant un retour sur nous-mêmes, être exclusivement à nous ; tempéraments qui s’y prêtent le mieux ; comment y arriver. — Il faut rompre avec de trop fortes obligations ; nous pouvons encore aimer ceci ou cela, mais ne pouvons plus épouser que nous ; autrement dit, ce qui est en dehors de nous peut ne pas nous demeurer étranger, mais il ne faut pas nous y attacher au point que cela fasse corps avec nous et qu’on ne puisse l’en séparer sans nous écorcher et, avec, arracher quelque partie de nous-mêmes. La chose la plus importante du monde est de savoir s’appartenir. Il est temps de nous retirer de la société puisque nous ne pouvons plus rien lui apporter ; celui qui n’est pas à même de prêter, doit se défendre d’emprunter. Nos forces nous manquent, rompons et replions-nous sur nous-mêmes. Que celui qui alors peut reporter sur soi et se rendre à lui-même les devoirs qu’on attend d’ordinaire de l’amitié et de la société, le fasse ; mais, dans sa chute qui le rend inutile, importun et à charge aux autres, qu’il se garde d’être à charge, importun et inutile à lui-même. Qu’il se flatte, se caresse, mais surtout qu’il se régente ; qu’il respecte et craigne sa raison et sa conscience, si bien qu’il ne puisse faire sans honte un faux pas en leur présence : « Il est rare en effet que chacun se respecte assez soi-même (Quintilien). »

Socrate dit que les jeunes gens doivent s’instruire ; les hommes faits, pratiquer ce qui est bien ; les vieillards, cesser toute occupation civile et militaire, vivre comme bon leur semble, sans être astreints à un travail déterminé. Il y a des tempéraments plus disposés les uns que les autres à se conformer à ces principes qui imposent de se retirer. Ceux qui sont timides et de peu d’énergie, ceux dont les sentiments et la volonté délicate ne se plient pas et ne se livrent pas aisément, et je suis de ces derniers autant par nature que par raison, les acceptent plus volontiers que ceux dont l’activité, le besoin de s’occuper, les portent à se mêler de tout, à s’engager partout, à se passionner à propos de tout ; qui s’offrent, se présentent, se donnent à toutes occasions.

Il faut user de ce que nous avons, mais sans nous en faire une nécessité, et être prêts à nous en passer si la fortune vient à nous en priver. — Il faut user des avantages que, d’aventure, nous rencontrons autour de nous, en tant qu’ils sont à notre convenance, mais sans y attacher un intérêt capital ; ce ne saurait être, et la raison non plus que la nature ne le veulent pas. Pourquoi, contrevenant à leurs lois, nous mettrions-nous, en ce qui touche notre commodité, sous la dépendance d’autrui ? Anticiper sur les accidents que peut nous ménager la mauvaise fortune, n’est pas davantage à faire : se priver bénévolement des satisfactions qui sont en notre pouvoir, comme quelques-uns font par dévotion, et certains philosophes par conviction ; se passer de serviteurs ; coucher sur la dure ; se crever les yeux ; jeter ses richesses à l’eau ; rechercher la douleur, comme font les uns dans l’espérance que les souffrances de cette vie leur vaudront la béatitude éternelle dans l’autre ; ou comme d’autres font, pour, en se reléguant au plus bas de l’échelle sociale, se garantir de tomber plus bas encore, c’est le fait d’une vertu exagérée. Que les natures particulièrement sévères et mieux trempées se défendent de la sorte des orages de ce monde, cela leur fait honneur et demeure comme exemple : « Pour moi, quand je ne puis avoir mieux, je sais me contenter de peu et vante la paisible médiocrité ; si mon sort devient meilleur, je proclame qu’il n’y a de sages et d’heureux que ceux dont le revenu est fondé sur de bonnes terres (Horace) » ; j’estime moi aussi qu’il y a assez à faire, sans aller aussi loin. Il me suffit, quand la fortune me sourit, de me préparer à ses infidélités, et de me représenter, alors que j’ai l’esprit à l’aise, le mal qui peut m’advenir autant qu’il est possible de se l’imaginer, comme nous faisons dans les joutes et les tournois, auxquels nous nous livrons en pleine paix, pour nous exercer à un simulacre de la guerre. Je ne considère pas moins comme réglé dans ses mœurs le philosophe Arcésilaüs, quoique je sache qu’il faisait usage de vaisselle d’or et d’argent, ce que sa situation de fortune lui permettait ; et je l’estime plus d’en avoir usé avec modération et libéralité, que s’il s’en fût défait.

Je cherche à me rendre compte jusqu’où peuvent aller les nécessités auxquelles nous sommes exposés. Quand je vois un pauvre qui mendie à ma porte et qui souvent est plus enjoué et mieux portant que moi, je me suppose à sa place, j’essaie d’amener ma pensée à être conforme à la sienne ; et, de lui, passant à d’autres semblablement éprouvés, cela me conduit à penser à la mort, à la pauvreté, à la perte de toute considération, à la maladie, qui peuvent inopinément fondre sur moi. L’appréhension que j’en éprouve en est diminuée quand je songe avec quelle patience les acceptent d’autres de moindre situation que la mienne ; car je ne puis croire que la faiblesse d’esprit soit, en pareille occurrence, de plus d’effet que la force d’âme, ou que la raison ne puisse conduire aux mêmes résultats que l’habitude. Sachant combien ces commodités de la vie, si accessoires, tiennent à peu de chose, je ne laisse pas, quand j’en ai la pleine jouissance, de supplier Dieu avec instance de faire que je sois content de moi-même et me contente de ce que je possède. — Je vois des personnes, jeunes encore et en excellente santé, avoir malgré cela, dans leur demeure, quantité de pilules pour le cas où elles auraient un rhume, qu’elles risquent d’autant moins d’attraper qu’elles pensent avoir le remède sous la main. Il faut faire de même ; et plus encore si on se sent exposé à quelque maladie plus sérieuse, auquel cas on se prémunit de médicaments qui calment et endorment l’organe qui peut se trouver menacé.

Occupations qui conviennent davantage dans la vie solitaire. — L’occupation à préférer par qui recherche la solitude, ne doit être ni pénible ni ennuyeuse ; autrement, il ne servirait à rien d’avoir recherché l’isolement dans le dessein d’y trouver le repos. Elle dépend du goût particulier de chacun ; le mien ne me porte guère à faire valoir mes propriétés ; ceux qui en ont le goût, feront bien de s’y adonner avec modération : « Qu’ils tâchent de se mettre au-dessus des choses, plutôt que de s’y assujettir (Horace) » ; sinon cela deviendra pour eux une œuvre servile, comme la qualifie Salluste. Parmi les occupations que comporte l’exploitation d’un domaine, il en est cependant que j’excuse davantage, telles que le jardinage que, d’après Xénophon, pratiquait Cyrus ; et il est possible de trouver un moyen terme, entre le travail grossier, peu relevé, astreignant et réclamant toute attention qui s’impose à ceux qui s’y adonnent complètement, et la nonchalance profonde et excessive de certains qui y laissent tout à l’abandon : « Les troupeaux des voisins venaient manger les moissons de Démocrite, pendant que dégagé de son corps, son esprit voyageait dans l’espace (Horace). »

Pline et Cicéron conseillent de mettre à profit la retraite, pour se faire un nom par quelque œuvre littéraire. — Écoutons le conseil que donne Pline le jeune à son ami Caninius Rufus à ce sujet de la vie solitaire : « Je te conseille, dans la retraite absolue que tu t’es créée et où tu as latitude de vivre aussi confortablement que tu l’entends, d’abandonner à tes gens les travaux pénibles et humiliants de l’exploitation et de t’adonner à l’étude des lettres pour arriver à produire quelque chose qui te soit personnel. » Pline veut dire par là d’appliquer ses loisirs à se faire un nom, ainsi que le comprenait Cicéron, qui dit vouloir employer sa solitude et le repos que lui laissent les affaires publiques, à s’acquérir par ses écrits une gloire immortelle. « Hé quoi ! ton savoir n’est-il rien, si on ne sait que tu as du savoir (Perse) » ; il semble que du moment qu’on parle de se retirer du monde, il serait rationnel de tourner ses regards du côté où il n’est pas. Pline et Cicéron ne le font qu’à demi ; ils prennent bien leurs dispositions pour le moment où ils s’en retireront, mais par une singulière contradiction, bien que séparés du monde, c’est de lui qu’ils prétendent tirer la satisfaction qu’ils se promettent de la vie solitaire qu’ils ont adoptée.

Cas particulier de ceux qui, par dévotion, recherchent la vie solitaire. — Ceux qui, par dévotion, recherchent la solitude, affermis dans leur résolution par la certitude d’une autre vie, que leur donnent les promesses divines, sont bien plus sagement conséquents avec eux-mêmes. Ils aspirent à Dieu, être infini en bonté et en puissance, et l’âme, en toute liberté, trouve à satiété dans la retraite la satisfaction des désirs qu’elle peut concevoir : les afflictions, les douleurs tournent à leur avantage, leur donnant des titres à posséder un jour la santé et le bonheur éternels ; la mort vient à souhait pour les faire entrer à cet état si parfait ; la rigueur des règles qu’ils s’imposent est atténuée, dès le début, par l’habitude qu’ils en prennent, et les appétits de la chair, rebutés par le refus qui leur est sans cesse opposé, s’endorment, rien ne les entretenant comme l’usage et l’exercice. Cette autre vie heureuse et immortelle qu’ils se promettent, mérite bien à elle seule que nous renoncions sans arrière-pensée aux commodités et aux douceurs de la nôtre ; et qui peut embraser son âme de l’ardeur de cette foi que rien n’ébranle et de cette espérance qu’engendre une conviction réelle et constante, mène en la solitude une existence pleine de voluptés et de délices, qui laisse loin derrière elle toutes les satisfactions que nous peut donner tout autre genre de vie.

Combien peu est raisonnable le conseil de Pline et de Cicéron. — Ni le but qu’indique Pline, ni le moyen qu’il propose ne me satisfont donc ; ils nous font tomber de mal en pire. S’adonner aux lettres est un travail aussi pénible que tout autre et aussi dangereux pour la santé, ce qui est un point essentiel à considérer, et il ne faut pas se laisser endormir par le plaisir qu’on peut y trouver ; c’est toujours le plaisir excessif qu’il prend à la satisfaction de ce qu’il a à cœur, qui perd l’homme, qu’il soit économe, avare, voluptueux ou ambitieux. Les sages nous mettent assez en garde contre la trahison de nos appétits ; ils nous apprennent à discerner parmi les plaisirs qui s’offrent à nous, ceux qui sont vrais et non susceptibles de laisser d’amertume après eux, et ceux qui ne sont pas sans mélange et desquels nous devons attendre plus de peine que de satisfaction. La plupart des plaisirs, disent-ils, nous chatouillent agréablement et nous embrassent, mais pour nous étrangler, comme faisaient les brigands que les Égyptiens désignaient sous le nom de « Philistas ». Si le mal de tête qui résulte de l’ivresse survenait avant elle, nous nous garderions de trop boire ; mais la volupté agit comme l’ivresse, pour nous mieux tromper, elle va devant, nous cachant quelles conséquences elle traîne à sa suite. — Les lettres sont un passe-temps agréable, mais si nous nous y absorbons au point d’en perdre la gaité et la santé, ce qu’en somme nous avons de mieux, renonçons-y ; je suis de ceux qui pensent que les avantages qu’elles nous procurent, ne compensent pas une telle perte. Les hommes affaiblis par quelque indisposition qui se prolonge, finissent par se mettre à la merci du médecin, et, afin de ne plus aller à l’encontre de ce que l’art indique en pareil cas, se font prescrire le régime à suivre ; celui qui, ennuyé et pris de dégoût, se retire de la vie commune, doit également observer dans le nouveau genre de vie qu’il adopte les règles de la raison et, de parti pris et par sagesse, se ranger à ce qu’elles indiquent.

Études et soins auxquels on peut se livrer dans la solitude ; sciences dont, à ce moment, il ne faut pas s’embarrasser l’esprit. — Il devra avoir renoncé à tout travail quel qu’il soit et de quelque façon qu’il se présente, et aussi, d’une manière générale, fuir les passions qui portent atteinte à la tranquillité soit du corps, soit de l’âme, et « choisir la voie la plus conforme à son caractère (Properce) ». — Qu’il se livre à la culture, à l’étude, à la chasse ou à tout autre exercice, il peut le faire dans la mesure où il y trouve son plaisir, mais qu’il se garde d’aller au delà, car alors la peine commence à s’y mêler. Il ne se faut créer d’ouvrage et ne s’occuper que dans la limite où c’est nécessaire pour nous tenir en haleine et nous préserver des incommodités qu’entraîne l’exagération contraire, l’oisiveté qui amollit et assoupit. — Il y a des sciences stériles et ardues qui, pour la plupart, ont surtout de l’intérêt pour le monde, laissons-en l’étude à ceux qui sont à son service. Pour moi, je n’aime que les livres distrayants et faciles, dont la lecture m’est agréable, ou encore ceux qui m’apportent des consolations et me donnent des conseils sur la manière de diriger ma vie et de me préparer à la mort : « Me promenant en silence dans les bois et m’occupant de tout ce qui est digne d’un homme rangé et vertueux (Horace). »

Les gens plus sages que moi, à l’âme forte et élevée, peuvent se créer un repos tout spirituel ; moi qui l’ai comme tout le monde, j’ai besoin que les commodités du corps me viennent en aide ; et l’âge venant de m’enlever celles qui étaient le plus à mon gré, je recherche celles que me permet encore cette époque de ma vie et me mets en mesure d’en profiter. Il faut, par tous les moyens en notre pouvoir, y employant nos dents et nos griffes, nous conserver la jouissance des satisfactions de l’existence que les ans nous arrachent successivement des mains les unes après les autres : « Jouissons ; seuls les jours que nous donnons au plaisir sont à nous ; bientôt tu ne seras plus que cendre, ombre, fable (Perse). »

La gloire et le repos sont choses incompatibles. — Or, Pline et Cicéron nous donnent comme but à poursuivre, de la gloire à acquérir ; c’est bien loin de mon compte. La disposition d’esprit la plus contraire à la vie solitaire, c’est l’ambition : gloire et repos sont choses qui ne vont pas ensemble. Pline et Cicéron, je le vois, ne se sont dégagés que de corps du flot humain ; plus que jamais ils y demeurent engagés d’âme et d’intention : « Vieux radoteur, ne travailles-tu donc que pour amuser l’oisiveté du peuple (Perse) ? » ils n’ont reculé que pour mieux sauter et, par un vigoureux effort, pénétrer plus avant dans la foule.

Vous plaît-il de voir combien ils sont dans l’erreur ? Comparons leur avis à celui d’Épicure et de Sénèque, deux philosophes appartenant à deux écoles très différentes l’une de l’autre, écrivant l’un à Idoménée, l’autre à Lucilius leurs amis, pour les amener à abandonner la vie publique et les grandeurs, et vivre dans la retraite : « Vous avez jusqu’ici, disent-ils, vécu nageant et flottant sur les mers ; rentrez au port pour y mourir. Vous avez passé toute votre vie en pleine lumière, vivez à l’ombre ce qui vous en reste. Ce ne serait pas quitter vos occupations, que de ne pas renoncer du même coup au bénéfice qu’elles produisent ; c’est pourquoi il faut vous défaire de toute arrière-pensée de gloire et de renom ; il serait mauvais pour votre repos, que le rayonnement de vos actions passées vous suive jusque dans votre refuge, vous mettant par trop en évidence. En même temps que vous renoncez aux autres voluptés, renoncez à celle que procure l’approbation des hommes ; et quant à ce qui est de votre science et de vos capacités, n’en ayez souci ; elles ne seront pas perdues si vous-même venez à valoir davantage. Souvenez-vous de ce quidam auquel on demandait à quoi lui servait de se donner tant de peine pour acquérir un talent que peu de personnes sauraient qu’il possède, et qui répondait : « S’il y en a un petit nombre à le savoir, cela me suffit ; s’il y en a une seule, c’est assez ; s’il n’y en a aucune, cela me suffit encore » ; il était dans le vrai. Vous et un autre vous tenant compagnie, vous vous suffisez bien, en cette scène continue de théâtre qu’est la vie, à vous servir réciproquement de public ; si vous êtes seul, soyez-vous à la fois acteur et spectateur ; que la foule ne compte à vos yeux que comme un témoin unique, et qu’un seul témoin ait pour vous la même importance qu’un public nombreux. C’est une ambition qui témoigne de la faiblesse que de vouloir faire servir à la gloire l’oisiveté et la retraite dans lesquelles on vit ; il faut faire comme font les animaux qui effacent leurs traces à l’entrée de leur tanière, quand ils y rentrent. Vous n’avez plus à chercher à faire que le monde parle de vous ; vous n’avez à vous préoccuper que de ce qu’il faut que vous vous disiez à vous-même. Rentrez en vous, mais tout d’abord préparez-vous à vous y recevoir ; car ce serait folie, si vous ne savez quelle conduite tenir à cet effet, de vous en fier à votre seule inspiration. On peut errer dans la vie solitaire, tout comme lorsqu’on vit en société. Tant que vous n’êtes pas en mesure de vous présenter dans une attitude irréprochable, devant qui vous n’oseriez paraître autrement, tant que vous ne vous inspirez pas à vous-même pudeur et respect, « remplissez-vous l’esprit de nobles images (Cicéron) » ; ayez toujours présents à l’imagination Caton, Phocion, Aristide devant lesquels les fous eux-mêmes cacheraient leurs fautes et faites-les juges de vos intentions. Si ces intentions sont autres qu’elles ne devraient, la déférence que vous avez pour eux vous remettra dans la bonne voie ; ils vous y maintiendront, vous amenant à vous suffire, à n’emprunter qu’à vous, à faire que votre âme se fixe et s’affermisse sur des pensées, en nombre limité et d’ordre déterminé, où elle puisse se complaire ; vous arriverez ainsi à reconnaître et à comprendre que ce sont là les seuls biens vraiment dignes de ce nom, biens dont on jouit dès qu’on le comprend, et vous vous en contenterez, sans souhaiter que votre vie se prolonge ni que votre nom acquière de la célébrité. » — Voilà bien le conseil d’une vraie philosophie, conforme aux lois de la nature ; et non d’une philosophie toute d’ostentation, pleine de verbiage, comme celle de Pline et de Cicéron.

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