Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 39

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 431-441).

CHAPITRE XXXIX.

Considérations sur Cicéron.

Cicéron et Pline le jeune étaient des ambitieux ; ils ont été jusqu’à solliciter les historiens de faire l’éloge de leurs faits et gestes. — Encore un fait qui fera ressortir la différence entre Épicure et Sénèque d’une part, Cicéron et ce Pline de l’autre. Les écrits mêmes de ceux-ci, qui, à mon sens, ressemblent peu, par l’esprit qui y règne, à ceux de Pline le naturaliste, oncle de ce dernier, sont des témoignages irrécusables dune nature ambitieuse au delà de toute mesure. N’y sollicitent-ils pas entre autres, au su de tout le monde, les historiens de leur temps de ne pas omettre de les faire figurer dans leurs ouvrages ! La fortune, comme pour se jouer d’eux, a fait parvenir jusqu’à nous ces vaniteuses requêtes, alors que depuis longtemps sont perdus ces ouvrages où il est question d’eux.

Même dans leurs lettres intimes, ils ont recherché l’élégance du style ; ils semblent ne les avoir écrites que pour être publiées. — Mais ce qui dénonce la petitesse de sentiments de personnages de ce rang, c’est d’avoir voulu faire concourir pour une large part à leur gloire, leur intempérance et leur futilité de langage, en prétendant conserver à la postérité jusqu’aux lettres familières qu’ils écrivaient à leurs amis ; au point que quelques-unes n’ayant pas été envoyées après avoir été écrites, ils les publient quand même, en donnant pour excuse que c’est afin de ne pas perdre leur peine et leurs veilles. Convient-il vraiment à deux consuls romains, premiers magistrats d’une république souveraine du monde, d’employer leurs loisirs à préparer et rédiger en style des mieux tournés de belles épîtres, dans le but d’acquérir la réputation de bien écrire la langue de leur nourrice ! Que ferait de pire un simple maître d’école dont ce serait le gagne-pain ? — Si les hauts faits de Xénophon et de César n’eussent surpassé de beaucoup leur éloquence, je doute qu’ils les eussent écrits ; ce qu’ils ont cherché à faire connaître, c’est la conduite qu’il ont tenue dans les événements auxquels ils ont été mêlés, et non leur manière de les raconter. Si la perfection du langage pouvait valoir une gloire de bon aloi à de hauts personnages, Scipion et Lælius n’eussent certainement pas cédé à un esclave africain l’honneur qui pouvait leur revenir de leurs comédies et de leurs autres écrits où se manifestent toutes les délicatesses les plus délicieuses de la langue latine, car il est hors de doute que l’œuvre de Térence est la leur ; outre que l’auteur en convient, cela ressort de sa beauté et de sa perfection mêmes, et de fait, je serais bien au regret que l’on me prouvât le contraire.

Les rois et les grands ne doivent pas tirer vanité d’exceller dans les arts et les sciences ; seuls les talents et les qualités qui importent à leur situation, sont susceptibles de leur faire honneur. — C’est en quelque sorte se moquer et faire injure à quelqu’un que de chercher à le faire valoir en lui attribuant des qualités qui, si louables qu’elles soient par elles-mêmes, ne conviennent pas à son rang ; ou encore en lui en attribuant d’autres que celles qui doivent être en lui en première ligne. C’est comme si on louait un roi d’être bon peintre ou bon architecte, ou encore adroit au tir ou à courir des bagues ; de tels éloges ne font honneur que s’ils sont présentés d’une façon générale et ajoutent à ceux que peuvent mériter, par les qualités propres à la situation qu’ils occupent, ceux auxquels ils s’adressent ; dans le cas pris pour exemple, à la justice du prince, à l’entente avec laquelle il dirige les affaires de l’État en paix comme en guerre. C’est de la sorte que ses connaissances en agriculture ont honoré Cyrus ; que son éloquence et sa culture des belles-lettres ont honoré Charlemagne. Bien plus, j’ai vu de mon temps des personnages qui devaient leurs titres et leur situation à leur talent calligraphique, renier leurs débuts, s’appliquer à avoir une mauvaise écriture et affecter une profonde ignorance de ce savoir si vulgaire que le peuple estime ne se rencontrer guère chez les personnes instruites, et chercher à se recommander par des qualités plus importantes. — Démosthènes étant en ambassade auprès de Philippe, ses compagnons louaient ce prince d’être beau, éloquent et buveur émérite. Ce sont là, dit Démosthènes, des qualités faisant plus d’honneur à une femme, à un avocat et à une éponge, qu’à un roi : « Qu’il commande, qu’il terrasse l’ennemi qui résiste et soit clément à l’égard de celui réduit à l’impuissance (Horace). » Ce n’est pas le métier d’un roi de savoir bien chasser ou bien danser : « Que d’autres plaident éloquemment ; que d’autres, armés du compas, décrivent les mouvements du ciel, prédisent le cours des astres ; son rôle à lui, est de savoir gouverner (Virgile). »

Plutarque dit davantage : Se montrer aussi supérieur dans des choses accessoires, c’est témoigner avoir mal disposé de son temps, n’en avoir pas employé autant que l’on eût dû à l’étude de choses plus nécessaires et plus utiles. — C’est ce qui faisait dire à Philippe, roi de Macédoine, entendant son fils, devenu Alexandre le Grand, chanter dans un festin et déployer un talent à rendre jaloux les meilleurs musiciens : « N’as-tu pas honte de chanter si bien ? » — C’est le même sentiment qui fit qu’un musicien, avec lequel ce même Philippe discutait sur son art, lui répondit : « Eh ! Dieu vous garde. Sire, d’éprouver jamais de tels revers, que vous arriviez à être plus expert que moi en pareille matière. » — Un roi doit pouvoir répondre comme fit un jour Iphicrates à un orateur qui, dans son plaidoyer, le pressait en ces termes : « Eh quoi ? qu’es-tu donc pour tant faire le brave ? es-tu homme d’armes, es-tu archer, es-tu piquier ? » — « Je ne suis rien de tout cela, mais je suis celui qui sait commander à tous ces gens-là. » — Antisthènes vit un indice du peu de valeur d’Ismenias, dans ce qu’on le vantait d’être un excellent joueur de flûte.

Dans ses Essais, Montaigne dit avoir intentionnellement évité de développer les sujets qu’il traite ; il se borne à les mentionner, sans même se préoccuper de la forme sous laquelle il les présente. — Je sais bien, quand j’entends quelqu’un parler du style des Essais, que je préférerais qu’il n’en dise rien ; ce ne sont pas tant les expressions que l’on relève, que les idées que l’on dénigre, d’une façon d’autant plus mordante qu’on le fait d’une manière indirecte. J’ai pu me tromper, mais combien d’autres, en ce même genre, prêtent encore plus à la critique ! Toujours est-il, que ce soit bien ou mal, aucun écrivain n’a amorcé plus de sujets et, en tout cas, n’en a amoncelé autant sur le papier. Pour les y faire tenir en plus grand nombre, je ne fais guère que les énoncer ; si je venais à les développer, ce ne serait plus un volume, mais plusieurs qu’il faudrait ; beaucoup de faits s’y trouvent mentionnés, dont les conséquences ne sont pas déduites ; celui qui voudra les scruter d’un peu près, donnera à ces Essais une extension indéfinie. Ces faits, comme les allégations que j’ai émises, ne sont pas toujours simplement des exemples devant faire autorité ou ajouter à l’intérêt de l’ouvrage ; je ne les considère pas seulement comme appuyant mes dires ; en dehors de cela, ils peuvent devenir le point de départ de dissertations plus importantes et plus larges, et souvent, en déviant un peu, fournir matière à traiter plus amplement certains sujets particulièrement délicats sur lesquels je n’ai pas voulu ici m’étendre davantage, tant pour moi que pour ceux qui auraient à cet égard ma manière de voir.

Pour en revenir à ce qui est du talent de la parole, je trouve que « ne savoir s’exprimer que d’une manière défectueuse », ou « ne savoir rien autre que bien parler », ne valent guère mieux l’un que l’autre : « Un arrangement symétrique n’est pas digne de l’homme (Sénèque). » Les sages disent qu’au point de vue du savoir il n’y a que la philosophie, et au point de vue des actes que la vertu, qui s’accommodent d’être pratiquées à tous les degrés et dans toutes les conditions de la société.

Combien diffèrent de Pline et de Cicéron, Épicure et Sénèque qui critiquent cette soif de célébrité dans un style moins brillant, mais plus sensé. — On trouve quelque chose d’approchant des idées exprimées par Pline et Cicéron, dans Épicure et Sénèque ; eux aussi indiquent que les lettres qu’ils écrivent à leurs amis, vivront éternellement ; mais c’est d’autre façon et pour, dans un bon but, se mettre à l’unisson de la vanité de ceux avec lesquels ils sont en correspondance. Ils leur mandent en effet que s’ils demeurent aux affaires par désir de se faire un nom et de le transmettre aux siècles à venir, et s’ils craignent que la solitude et la retraite auxquelles ils les convient ne nuisent à ce résultat, ils peuvent se rassurer ; qu’eux, qui leur écrivent, ont assez de crédit sur la postérité pour leur garantir que, ne serait-ce que par les lettres qu’ils leur adressent, ils feront connaître leurs noms et leur donneront plus de célébrité que ne peuvent leur en valoir les actes de leur vie publique. — Outre cette différence avec les lettres de Cicéron et de Pline, celles de nos deux philosophes ne sont pas vides et sans consistance, n’ayant de saillant que la délicatesse des expressions disposées suivant un rythme harmonieux ; les leurs, substantielles, parlant raison en de nombreux et beaux passages, sont à même de rendre celui qui les lit, non plus éloquent, mais plus sage, et de lui apprendre non à bien dire, mais à bien faire. Fi de l’éloquence qui fixe notre attention sur elle-même, et non sur les sujets qu’elle traite ! Constatons cependant que celle de Cicéron passa pour avoir été d’une telle perfection, qu’elle avait une valeur propre. — À ce propos, je conterai de lui cette anecdote qui fait toucher du doigt sa nature : Il avait à parler en public et était un peu pressé par le temps pour préparer convenablement son discours. Éros, l’un de ses esclaves, vint le prévenir que l’assemblée était remise au lendemain ; il en fut si satisfait, que pour cette bonne nouvelle il l’affranchit.

Raisons qui ont fait préférer à Montaigne la forme qu’il a donnée à ses Essais, au lieu du genre épistolaire pour lequel il avait cependant des dispositions particulières. — Un mot sur ce genre épistolaire, dans lequel mes amis estiment que je pourrais réussir et que j’eusse volontiers adopté pour publier les produits de mon imagination, si j’avais eu à qui adresser mes lettres. Mais, pour cela, il eût fallu que j’eusse aujourd’hui, comme je l’avais jadis, une personne avec laquelle je fusse en relations continues, qui m’attirât, m’encourageât et me mit en verve ; parce que raisonner, comme d’autres font, sur des hypothèses, je ne saurais le faire qu’en songe ; ennemi juré de tout ce qui est faux, je ne saurais davantage m’entretenir de questions sérieuses avec des correspondants imaginaires. J’eusse été plus attentif et plus net dans ce que j’écrivais, si j’avais eu à l’adresser à un ami de l’intelligence et du caractère duquel j’eusse été assuré, plus qu’en m’adressant au public, chez lequel on trouve des gens de toutes sortes ; et je suis convaincu que cela m’eût beaucoup mieux réussi. Mon style, naturellement peu sérieux et familier, ne convient guère pour traiter les affaires publiques ; mais il m’est bien personnel, conforme de tous points à ma conversation qui est touffue, désordonnée, coupée, d’un caractère tout particulier.

Rien de ridicule comme les formules oiseuses de respect et d’adulation qu’on prodigue de nos jours dans la correspondance privée ; comment lui-même procédait à la sienne. — Je ne m’entends pas à écrire des lettres cérémonieuses, qui ne sont au fond qu’une suite ininterrompue de belles phrases courtoises. Les longues protestations d’affection et les offres de service ne sont ni dans mes moyens, ni dans mes goûts ; je n’en pense pas si long et il me déplaît d’en dire plus que je n’en pense. Cela n’est guère dans les usages actuels qui comportent une débauche de formules de politesse obséquieuses et serviles, comme il n’en fut jamais, où il est fait un tel abus dans les relations courantes de ces mots : Vie, âme, dévotion, adoration, serf, esclave, que si l’on veut marquer une sympathie particulièrement accentuée et respectueuse, les termes pour l’exprimer font défaut.

J’ai horreur d’avoir l’air d’un flatteur, et comme j’ai naturellement le parler bref, allant droit au but, dépourvu d’ambages, je semble, pour ceux qui ne me connaissent pas autrement, quelque peu dédaigneux. Ceux que j’honore le plus, sont ceux avec lesquels j’emploie le moins ces formules de politesse affectée ; lorsque je suis tout particulièrement content, j’oublie les conventions mondaines. À l’égard de ceux de qui je dépends, je suis peu empressé et témoigne de la fierté ; je me jette encore moins à la tête de ceux auxquels je suis le plus attaché ; il me semble qu’ils doivent lire en mon cœur et que mes paroles feraient tort à mes sentiments. S’agit-il de souhaiter la bienvenue, de prendre congé, remercier, saluer, faire des offres de service et tous autres compliments emphatiques qu’édicte le cérémonial de la civilité, je ne connais personne qui ne demeure aussi sottement à court que moi. Je n’ai jamais écrit de lettres de recommandation pour solliciter en faveur de quelqu’un, que celui auquel elle était adressée n’ait trouvées sèches et tièdes. — Les Italiens sont forts pour publier des correspondances ; j’en ai, je crois, plus de cent volumes ; celles d’Annibal Caro me paraissent les meilleures. Si j’avais tout le papier qu’autrefois j’ai barbouillé pour les dames, lorsque ma plume traduisait les élans passionnés qui étaient en moi, peut-être y trouverait-on quelques pages qui mériteraient d’être communiquées à la jeunesse inoccupée, en proie à la même frénésie.

J’écris toujours mes lettres à la hâte et si précipitamment que, bien qu’ayant une écriture insupportablement mauvaise, je préfère écrire moi-même que d’avoir recours à quelqu’un, ne trouvant personne qui puisse me suivre quand je dicte ; de plus, je ne me recopie jamais. J’ai habitué les hauts personnages qui me connaissent à admettre mes ratures et mes surcharges, ainsi que mon papier non plié et sans marge. Les lettres qui me coûtent le plus à faire, sont celles qui valent le moins ; quand je traîne à les écrire, c’est signe que je n’y suis guère disposé. Je commence d’ordinaire sans plan arrêté, une phrase amène la suivante. De nos jours, les préambules et les enjolivements tiennent dans une lettre plus de place que ce qui en est le sujet. En écrire deux ne me coûte pas tant que d’en plier et cacheter une, aussi est-ce un soin dont je charge toujours un autre ; non moins volontiers, quand j’ai achevé de traiter l’objet de ma lettre, je donnerais à quelqu’un commission d’y ajouter ces longues harangues, offres de service et prières par lesquelles nous les terminons et dont je souhaite vivement que l’usage, en se modifiant, nous débarrasse, comme aussi de transcrire la kyrielle des qualités et titres du destinataire, ce qui maintes fois a fait que, de crainte de me tromper, j’ai négligé d’écrire, notamment à des gens de loi et de finance. On a imaginé aujourd’hui tant de charges nouvelles, on a tellement prodigué les distinctions honorifiques et la gradation entre elles est telle, qu’outre la difficulté de s’y reconnaître, ces titres ayant été achetés fort cher par ceux qui les détiennent, on ne peut faire confusion ou commettre d’omissions sans les offenser ; en surcharger les en-tête et dédicaces des ouvrages que nous faisons imprimer, est également, à mon avis, de fort mauvais goût.