Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 40

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 441-477).

CHAPITRE XL.

Le bien et le mal qui nous arrivent, ne sont souvent tels que par l’idée que nous nous en faisons.

La diversité des opinions sur les biens et les maux est grande ; la mort elle-même n’apparaît pas à tous comme un mal. — Les hommes, dit une ancienne sentence grecque, sont tourmentés par l’idée qu’ils se font des choses, et non par les choses elles-mêmes. Ce serait un grand pas de fait pour le soulagement de notre misérable condition, s’il était prouvé que c’est là une vérité absolue. Si, en effet, le mal n’a accès en nous que parce que nous le jugeons tel, il semble qu’il est en notre pouvoir, soit de n’en pas tenir compte, soit de le faire servir pour notre bien. Si cela dépend de nous, pourquoi n’en viendrions-nous pas à bout, ou ne le ferions-nous pas tourner à notre avantage ? Si ce que nous nommons mal et tourment, n’est par lui-même ni mal ni tourment, et que ce soit notre seule fantaisie qui lui attribue cette qualité, nous pouvons la modifier. Le pouvant, c’est une étrange folie de notre part si, alors que nul ne nous y force, nous nous en tenons à ce qui est le plus ennuyeux pour nous ; et que, de notre consentement, les maladies, l’indigence, le mépris que l’on fait de nous, nous causent une impression pénible et désagréable, quand nous avons possibilité qu’elle soit bonne ; autrement dit, si la fortune faisant naître simplement l’incident, c’est à nous qu’il appartient que son effet soit de telle ou telle nature. — Voyons donc si on peut affirmer avec quelque autorité que ce que nous appelons mal ne l’est pas par lui-même ; ou du moins, ce qui revient au même, si, tel que c’est, il dépend de nous d’en modifier l’apparence sous laquelle cela se présente et l’effet que nous en ressentons.

Si les choses que nous redoutons avaient un caractère qui leur soit propre, s’imposant par lui-même, elles s’implanteraient chez tous de la même façon et leur action serait la même ; tous les hommes sont en effet de même espèce et, à peu de différence près en plus ou en moins, pourvus des mêmes organes leur donnant possibilité de concevoir et de juger. La divergence d’idées que nous nous faisons de ces choses, témoigne donc bien nettement qu’elles n’agissent sur nous qu’en raison de la disposition d’esprit en laquelle nous sommes. Pour un qui, par hasard, les admet telles qu’elles sont dans la réalité, mille autres ne les reçoivent qu’en altérant leur caractère et leur en attribuant un tout contraire. — Nous tenons la mort, la pauvreté, la douleur comme nos pires ennemis. Or, cette mort que certains qualifient « d’entre les choses horribles, la plus horrible », qui ne sait que d’autres l’appellent « l’unique abri contre les tourments de cette vie, — le souverain bienfait de la nature, — le seul garant de notre liberté, — l’unique refuge immédiat et commun à tous les hommes, contre tous les maux ». Les uns l’attendent en tremblant d’effroi ; d’autres la préfèrent à la vie ; il en est même qui se plaignent qu’elle soit trop à notre portée : « Ô mort, plût aux dieux que tu dédaignasses les lâches et que la vertu fût le seul titre à tes préférences (Lucain). » Ne nous occupons pas davantage de ces natures exceptionnelles, chez lesquelles le courage est porté à un si haut degré.

Il est des gens qui plaisantent au seuil même de la mort, en allant au supplice, etc. — Théodore répondait à Lysimaque qui menaçait de le tuer : « Tu feras là un grand coup, à l’instar de ce que peut produire la cantharide. » — La plupart des philosophes se trouvent avoir soit à dessein prévenu la venue de la mort, soit l’avoir hâtée en y aidant. — Combien ne voit-on pas de gens du peuple, conduits à la mort, non pas simplement à la mort, mais à une mort ignominieuse, accompagnée quelquefois de cruels supplices, faire montre d’une telle assurance, les uns par ostentation, les autres tout naturellement, que rien ne semble changé dans l’ordinaire de leur vie. Ils règlent leurs affaires domestiques, se recommandent à leurs amis, chantent, adressent des exhortations à la foule, lui parlent en mêlant parfois à leurs propos le mot pour rire ; boivent, en portant la santé de leurs connaissances, avec le même calme, le même courage qu’eut Socrate.

L’un d’eux, que l’on menait au gibet, disait « qu’on se gardât de passer par telle rue, où l’on courrait risque de rencontrer un marchand envers lequel il avait une vieille dette et qui pourrait lui faire mettre la main sur le collet ». — Un autre disait au bourreau « de ne pas lui toucher la gorge, parce qu’étant très chatouilleux, il pourrait se faire que cela lui donnât envie de rire ». — Un autre répondait à son confesseur qui lui affirmait qu’il souperait le soir même avec Notre-Seigneur : « Allez-y donc, vous ; pour moi, je fais jeûne aujourd’hui. » — Un autre ayant demandé à boire, et le bourreau ayant bu le premier au même gobelet, disait « ne pas vouloir boire après lui, de peur d’attraper la vérole ». — Chacun connaît l’histoire de ce Picard auquel, pendant qu’il gravissait l’échelle de la potence, on présentait une fille à épouser, moyennant quoi, il aurait la vie sauve (ce que parfois notre justice autorise). Il l’examina un instant et s’apercevant qu’elle boitait : « Fais ton office, pends-moi, dit-il au bourreau ; elle boite. » — On dit qu’en Danemark, même fait s’est produit : un homme condamné à avoir la tête tranchée, était sur l’échafaud ; on lui fit même proposition ; il refusa parce que la fille qu’on lui offrait avait les joues tombantes et le nez trop pointu. — À Toulouse, un valet accusé d’hérésie, donnait pour unique raison de sa croyance que, sur ce point, il s’en rapportait uniquement à son maître, jeune écolier qui était prisonnier comme lui ; n’en voulant pas démordre, il préféra la mort à se laisser persuader que son maître put être dans l’erreur. — Les chroniques rapportent qu’à Arras, quand Louis XI s’empara de la ville, nombre de gens du peuple se laissèrent pendre, plutôt que de consentir à crier : « Vive le roi ! » — Parmi les bouffons, ces êtres assez méprisables, il s’en est trouvé qui ont conservé jusqu’à leur dernier moment leur caractère enjoué : l’un d’eux, condamné à être pendu, au moment où le bourreau le lançait dans le vide, s’écria : « Vive le plaisir ! » ce qui était son refrain ordinaire, — Un autre, sur le point de rendre l’âme, avait été étendu sur une paillasse, en travers du foyer ; le médecin lui demandant où son mal le tenait : « Entre le banc et le feu, » lui répondit-il. Au prêtre qui, pour lui donner l’extrême-onction, cherchait ses pieds contractés et repliés sous lui par l’effet de la maladie : « Vous les trouverez, dit-il, au bout de mes jambes. » Un des assistants l’exhortant à se recommander à Dieu : « Quelqu’un se rend-il donc près de lui ? » demanda-t-il. L’autre lui répondant : « Mais c’est vous-même et sous peu, si tel est son bon plaisir. » « Y a-t-il chance que ce soit demain soir ? » répliqua-t-il. « Demain ou à un autre moment, peu importe, cela ne tardera pas, poursuivit son interlocuteur ; bornez-vous à vous recommander à lui. » « Alors mieux vaut, conclut-il, que je lui porte mes recommandations moi-même. »

Dans les Indes, les femmes s’ensevelissent ou se brûlent vivantes sur le corps de leur mari ; fréquemment les vicissitudes de la guerre amènent des populations entières à se donner volontairement la mort. — Dans le royaume de Narsingue, les femmes des prêtres sont, encore aujourd’hui, ensevelies vivantes avec le corps de leurs maris : les autres femmes n’appartenant pas à cette caste sont brûlées vives aux funérailles de leurs époux, et toutes supportent leur sort, non seulement avec fermeté, mais gaîment. À la mort du roi, ses femmes et ses concubines, ses favoris, tous ses officiers et ses serviteurs, et ils sont légion, se présentent avec une joie si manifeste au bûcher où le corps de leur maître est brûlé et dans lequel ils vont eux-mêmes se précipiter, qu’ils témoignent par là tenir pour un très grand honneur de l’accompagner dans l’autre monde. — Pendant nos dernières guerres dans le Milanais, Milan fut si souvent pris et repris que le peuple, rendu impatient par ces changements de fortune multipliés, en vint à une telle insouciance de la mort, que mon père, auquel je l’ai entendu dire, vit compter jusqu’à vingt-cinq chefs de famille qui, en une semaine, se la donnèrent eux-mêmes. — Ce fait est à rapprocher de ce qui se passa au siège de Xanthe par Brutus, dont les habitants, hommes, femmes et enfants, se précipitèrent pêle-mêle au-devant de la mort avec un si ardent désir de la recevoir, qu’on ne saurait faire plus pour sauver sa vie qu’ils ne firent pour la perdre ; si bien que Brutus ne put qu’à grand’peine en sauver un petit nombre.

Souvent l’homme sacrifie sa vie à la conservation d’idées politiques ou religieuses. — Toute opinion peut s’emparer de nous avec une force telle qu’il peut nous arriver de la soutenir aux dépens de notre vie. — Le premier article du serment, si empreint de courage, par lequel les Grecs se lièrent au moment des guerres médiques, portait que chacun s’engageait à passer de vie à trépas, plutôt que d’accepter la domination des Perses. — Combien, dans la guerre engagée entre les Turcs et les Grecs, voit-on des premiers subir une mort cruelle, plutôt que de renoncer à la circoncision et se faire baptiser, actes de courage dont toutes les religions du reste nous offrent des exemples.

Les rois de Castille ayant banni les Juifs de leurs états, le roi Jean de Portugal leur vendit, à huit écus par tête, la faculté de se réfugier dans les siens pendant un temps déterminé, au bout duquel ils devaient en sortir ; et, pour ce faire, il s’engageait à leur fournir des vaisseaux pour les transporter en Afrique. Le jour arrivé, passé lequel il était spécifié que ceux qui n’auraient pas quitté le territoire seraient réduits en esclavage, les vaisseaux leur furent amenés en nombre insuffisant. Ceux qui purent embarquer, fort vilainement malmenés par les équipages, eurent à subir indignités sur indignités ; en outre, promenés sur mer dans un sens puis en sens contraire jusqu’à ce que, leurs provisions étant épuisées, ils fussent contraints d’en acheter à ceux qui les transportaient, ceux-ci les leur firent payer si cher, qu’ils en arrivèrent, cet état de choses se prolongeant, à se trouver, lorsqu’on les débarqua, ne plus posséder que leurs chemises. En apprenant ces traitements inhumains, la plupart de ceux demeurés en Portugal se résolurent à la servitude ; quelques-uns feignirent même de changer de religion. Emmanuel, successeur de Jean, étant monté sur le trône, leur rendit d’abord la liberté ; plus tard, changeant d’avis, il leur enjoignit de sortir du royaume et leur assigna trois ports pour s’embarquer. Il espérait de la sorte, dit l’évêque Osorius, historien latin très digne de foi de notre époque, qui a écrit la chronique de ces temps, que la liberté qu’il leur avait rendue ne les ayant pas fait se convertir au christianisme, ils s’y détermineraient pour ne pas se livrer aux rapines des mariniers auxquels ils devaient se confier et ne pas abandonner, pour une contrée qui leur était étrangère et inconnue, un pays auquel ils étaient habitués et dans lequel ils avaient de grandes richesses. Les voyant résolus à partir et se trouvant ainsi déçu dans ses espérances, il supprima deux des ports où il avait autorisé leur embarquement, soit qu’il espérât qu’une plus grande longueur du trajet et le surcroît d’incommodités qui devait en résulter en arrêteraient un certain nombre, soit pour les faire se réunir tous en un même lieu et avoir ainsi plus de facilité pour le projet qu’il avait conçu de leur enlever leurs enfants au-dessous de quatorze ans et les transporter en un endroit où, hors de la vue et de la direction de leurs parents, ils fussent élevés dans notre religion. Osorius ajoute que l’exécution de cette mesure donna lieu à des scènes horribles ; l’affection naturelle pour leurs enfants, s’ajoutant à l’attachement à leur foi, à l’encontre desquels allait cet ordre barbare, firent qu’on vit nombre de pères et de mères se détruire eux-mêmes et, ce qui était un plus terrible spectacle encore, par amour et compassion précipiter leurs jeunes enfants dans des puits, pour les soustraire à la violence qui leur était faite. Finalement, le délai qui leur avait été assigné pour leur départ étant, faute de moyens pour l’affectuer, arrivé à terme, ils se remirent en servitude. Quelques-uns se firent chrétiens, mais aujourd’hui encore, après cent ans écoulés, peu de Portugais sont convaincus de la sincérité de leur foi et de celle de quiconque de leur race, bien que l’habitude et le temps, plus que la contrainte, soient les facteurs qui ont le plus d’action pour amener des changements de cette nature. — À Castelnaudary, cinquante Albigeois atteints d’hérésie, ne voulant pas désavouer leur croyance, furent, d’une seule fois, brûlés vifs et endurèrent ce supplice avec un courage admirable : « Que de fois n’a-t-on pas vu courir à une mort certaine non seulement nos généraux, mais nos armées entières (Cicéron) ! »

Parfois la mort est recherchée uniquement comme un état préférable à la vie ; ainsi donc elle ne saurait être un sujet de crainte. — J’ai vu un de mes amis intimes vouloir la mort à toute force ; absolument imbu de cette idée, dont il s’était pénétré par maints arguments spécieux dont je ne parvins pas à triompher, il saisit avec[1] une ardeur fiévreuse la première occasion honorable qui s’offrit de la mettre à exécution, sans qu’on pût soupçonner son parti pris. — Nous avons plusieurs exemples de gens, même d’enfants qui, de notre temps, se sont donné la mort pour éviter des incommodités sans importance. À ce propos, un ancien ne dit-il pas : « Que ne craindrons-nous pas, si nous craignons ce que la lâcheté elle-même choisit pour refuge ? »

Je n’en finirais pas, si j’énumérais ici les individus, en si grand nombre, de tous sexes, de toutes conditions, de toutes sectes qui, dans des siècles plus heureux, ont attendu la mort avec fermeté, ou l’ont volontairement cherchée, et cherchée non seulement pour mettre fin aux maux de cette vie, mais certains simplement parce qu’ils en avaient assez de l’existence, d’autres parce qu’ils espéraient une vie meilleure dans l’autre monde. Ils sont en nombre infini, si bien que j’aurais meilleur marché de supputer ceux pour lesquels la mort a été un sujet de crainte. — Rien que ce fait : Le philosophe Pyrrhon étant sur un bateau, assailli par une violente tempête, montrait à ceux qui, autour de lui, étaient les plus effrayés, un pourceau qui ne semblait nullement se soucier de l’orage, et les exhortait à prendre exemple sur cet animal. Oserons-nous donc soutenir que la raison, cette faculté dont nous nous enorgueillissons tant, à laquelle nous devons de nous considérer comme les souverains maîtres des autres créatures, nous a été donnée pour être un sujet de tourment ? À quoi nous sert de pouvoir nous rendre compte des choses, si nous en devenons plus lâches ; si cette connaissance nous enlève le repos et le tranquillité dont nous jouirions sans cela, si elle nous réduit à une condition pire que celle du pourceau de Pyrrhon ? C’est pour notre plus grand bien, que nous avons été doués d’intelligence ; pourquoi la faire tourner à notre préjudice, contrairement aux desseins de la nature et à l’ordre universel des choses qui veulent que chacun use de ses facultés et de ses moyens d’action, au mieux de sa commodité ?

La douleur est tenue par certains comme le plus grand des maux ; il en est qui nient sa réalité, d’autres prétendent au contraire ne redouter dans la mort que la douleur qui d’ordinaire l’accompagne ; fausseté de ces deux assertions. — Bien, me dira-t-on, admettons que vous soyez dans le vrai en ce qui touche la mort ; mais que direz-vous de l’indigence ? Que direz-vous aussi de la douleur qu’Aristippe, Hieronyme et la plupart des sages ont estimée le plus grand des maux, ce qu’ont dû confesser, sous son étreinte, ceux-là mêmes qui la niaient en parole ? — Posidonius étant extrêmement souffrant d’une crise aiguë d’une maladie douloureuse. Pompée, venu pour le voir, s’excusait d’avoir choisi un moment aussi inopportun, pour l’entendre deviser de philosophie : « À Dieu ne plaise, lui dit Posidonius, que la douleur prenne tant d’empire sur moi, qu’elle m’empêche d’en disserter » ; et, là-dessus, il se met à parler précisément sur le mépris que nous devons faire de la douleur. Pendant qu’il discourait, ses souffrances s’accentuant de plus en plus : « Tu as beau faire, ô douleur, s’écria-t-il, je ne conviendrai pas quand même que tu es un mal. » — Que prouve ce conte dont les philosophes se prévalent tant sur le mépris en lequel nous devons tenir la douleur ? Le débat ne porte ici que sur le mot lui-même ; mais si la douleur était sans effet sur Posidonius, pourquoi lui faisait-elle interrompre son entretien ? pourquoi croyait-il faire acte méritoire, en ne l’appelant pas un mal ? Tout n’est pas ici effet d’imagination : nous pouvons en parler en parfaite connaissance de cause, puisque ce sont nos sens eux-mêmes qui sont juges : « S’ils nous trompent ta raison nous trompe également (Lucrèce). » Ferons-nous admettre à notre chair que les coups d’étrivières ne sont qu’un chatouillement agréable ; à notre goût, que l’aloès est du vin de Graves ? Le pourceau de Pyrrhon vient ici à l’appui de notre thèse : il n’éprouve pas d’effroi, alors que la mort est imminente ; mais si on le bat, il crie et se tourmente. Nierons-nous la loi générale de la nature qui se manifeste chez tout ce qui, sous la voûte céleste, a vie et tremble sous l’effet de la douleur ? Les arbres eux-mêmes semblent gémir, quand on les mutile !

La mort ne se ressent que parce qu’on y pense, d’autant que c’est l’affaire d’un moment : « Ou la mort a été ou elle sera, rien n’est présent en elle (La Boétie) » ; « C’est bien moins elle-même que son attente qui est cruelle (Ovide) » ; des milliers d’animaux, des milliers d’hommes meurent, sans même se sentir menacés. — Nous disons aussi que ce que nous redoutons surtout dans la mort, c’est la douleur qui, d’ordinaire, en est l’avant-coureur ; toutefois s’il faut en croire un Père de l’Église : « La mort n’est un mal que par ce qui vient après elle (Saint Augustin) » ; pour moi, je crois être encore plus dans le vrai en disant que « ni ce qui la précède, ni ce qui la suit, ne sont parties intégrantes de la mort ». Notre dire sur ce point est entaché de fausseté ; l’expérience montre que c’est plutôt l’inquiétude que nous cause le sentiment de la mort qui fait que nous ressentons si vivement la douleur, et que nos souffrances nous sont doublement pénibles, quand elles semblent devoir aboutir à cette fin. Mais la raison nous fait honte de redouter une chose si soudaine, si inévitable et qui ne se sent pas, et nous masquons notre lâcheté en lui donnant un prétexte plus plausible. Tous les maux qui n’ont d’autre conséquence que la souffrance qu’ils nous causent, nous les disons sans danger ; qui est-ce qui considère comme des maladies les maux de dents, la goutte, si douloureux qu’ils soient, du moment qu’ils ne menacent pas notre vie ?

La réalité de la douleur n’est pas douteuse, et c’est même le propre de la vertu de la braver. — Admettons un instant que dans la mort, ce soit surtout la douleur qui nous touche ; n’est-ce pas aussi la douleur qui se présente à nous dans le cas de la pauvreté, qui nous la fait sentir par la soif, le froid, le chaud, les veilles ! ne nous occupons donc que d’elle qui est la seule à qui nous ayons affaire. — J’admets que ce soit le pire accident qui puisse nous arriver et le fais volontiers, étant l’homme du monde qui lui veut le plus de mal et l’évite le plus qu’il peut, bien que, jusqu’à présent. Dieu merci, je n’aie pas eu grand rapport avec elle ; mais nous avons possibilité, sinon de l’anéantir, du moins de la diminuer, en nous montrant patients, et d’en affranchir notre âme et notre raison, alors même qu’elle tient notre corps sous sa dépendance. S’il n’en était ainsi, que vaudraient la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la résolution ? Quel rôle auraient-elles à jouer, si la douleur n’était plus à défier ? « La vertu est avide de périls (Sénèque). » S’il ne fallait nous coucher sur la dure ; armé de toutes pièces, endurer la chaleur du milieu du jour ; manger du cheval et de l’âne, se voir taillader les chairs, extraire une balle du corps ; souffrir quand on nous recoud, qu’on nous cautérise ou qu’on nous sonde, par quoi acquerrions-nous supériorité sur les gens du commun ? Les sages sont bien loin de nous inviter à fuir le mal et la douleur quand ils nous disent « qu’entre plusieurs actions également bonnes, celle dont l’exécution présente le plus de peine, est celle que nous devons le plus souhaiter avoir à accomplir ». — « Ce n’est ni par la joie et les plaisirs, ni par les jeux et les ris compagnons ordinaires de la frivolité, qu’on est heureux ; on l’est souvent aussi dans la tristesse, par la fermeté et la constance (Cicéron). » C’est pourquoi jamais nos pères n’ont pu comprendre que les conquêtes faites de vive force, en courant les hasards de la guerre, ne soient pas plus avantageuses que celles qu’on fait en toute sécurité, par les intelligences que l’on s’est ménagées et par des négociations : « La vertu est d’autant plus douce, qu’elle nous a plus coûté (Lucain). »

Plus elle est violente, plus elle est courte et plus il est possible à l’homme d’en diminuer l’acuité en réagissent contre elle, ce que nous permettent de faire les forces de l’âme, et ce à quoi nous parvenons tous, sous l’empire de sentiments divers. — Bien plus, et cela doit nous consoler, la nature a fait que « lorsque la douleur est violente, elle est de courte durée ; et que lorsqu’elle se prolonge, elle est légère (Cicéron) ». Tu ne la ressentiras pas longtemps, si elle est excessive ; elle cessera d’être ou mettra fin à ton existence, ce qui revient au même ; si tu ne peux la supporter, elle t’emportera : « Souviens-toi que les grandes douleurs se terminent par la mort ; que les petites nous laissent de nombreux intervalles de repos et que nous sommes à même de dominer celles de moyenne intensité. Tant quelles sont supportables, endurons-les donc patiemment ; si elles ne le sont pas, si la vie nous déplaît, sortons-en comme d’un théâtre (Cicéron). »

Ce qui fait que nous supportons si impatiemment la douleur, c’est que nous ne sommes pas habitués à rechercher en notre âme notre principal contentement ; nous ne faisons pas assez fond sur elle, qui est la seule et souveraine maîtresse de notre condition ici-bas. Le corps n’a, sauf en plus ou en moins, qu’une manière d’être et de faire ; l’âme, sous des formes diverses très variées, soumet à elle, et d’après l’état dans lequel elle se trouve, les sensations du corps et tous autres accidents ; aussi faut-il l’étudier, chercher et éveiller en elle ses moyens d’action qui sont tout-puissants. Il n’y a pas de raison, de prescription, de force susceptibles de prévaloir contre ce vers quoi elle incline et qui a ses préférences. De tant de milliers de moyens qui sont à notre disposition, mettons-en un en jeu qui assure notre repos et notre conservation et nous serons non seulement à l’abri de toute atteinte, mais les offenses et les maux tourneront eux-mêmes, si bon lui semble, à notre avantage, et peut-être même nous en réjouirons-nous. Elle met tout indifféremment à profit ; l’erreur, les songes lui servent comme la réalité à nous protéger et à nous satisfaire. — Il est facile de reconnaître que c’est notre disposition d’esprit qui aiguise en nous la douleur et la volupté ; chez les animaux, sur lesquels l’esprit n’a pas action, les sensations du corps se manifestent naturellement, telles qu’elles se ressentent, et, par suite, sont à peu près uniformes dans chaque espèce, ainsi que cela se constate par la similitude qui existe dans la manière dont ils en agissent dans les divers actes qu’ils accomplissent. Si, sans intervenir, nous laissions à nos membres la liberté d’action qu’ils tiennent de la nature, il est à croire que nous nous en trouverions mieux, parce qu’elle leur a donné la notion exacte de la mesure à garder vis-à-vis de la volupté comme vis-à-vis de la douleur, sentiment qui doit être juste, cette notion étant la même pour tous. Mais puisque nous n’en tenons aucun compte, que nous en agissons au gré de nos fantaisies qui ne connaissent aucune règle, cherchons au moins à faire que ce soit de la façon la plus agréable pour nous. — Platon redoute de nous voir trop fortement aux prises avec la douleur et la volupté qui, d’après lui, rendraient l’âme trop dépendante du corps ; je crois plutôt qu’au contraire, elles l’en détachent et l’en affranchissent. De même que la fuite rend l’ennemi plus acharné à la poursuite, la douleur s’enorgueillit si elle arrive à nous faire trembler ; à l’égard de qui lui tient tête, elle est de bien meilleure composition ; résistons-lui donc et contenons-la ; en battant en retraite, nous laissant acculer, nous provoquons et attirons sur nous la ruine qui nous menace. Le corps, en se raidissant, est plus dispos à la résistance ; il en est de même de l’âme.

Mais passons aux exemples ; ils intéressent particulièrement les gens qui, comme moi, souffrent des reins. Nous verrons qu’il en est de la douleur comme des brillants qui prennent des teintes plus claires ou plus foncées selon le fond sur lequel ils sont sertis, et qu’elle n’occupe de place en nous que celle que nous lui faisons : « Plus ils se livrent à la douleur, plus elle a de prise sur eux (Saint Augustin). » — Nous ressentons plus vivement un coup de bistouri qui nous est donné par un chirurgien, que dix coups d’épée reçus dans la chaleur du combat. — Les douleurs de l’enfantement que les médecins et Dieu lui-même estiment grandes et que nous entourons de tant de cérémonie, chez certains peuples on n’y prête pas attention. Je laisse de côté les femmes de Sparte, mais chez les Suisses qui sont en nombre parmi nos gens de service, il n’y paraît pas, sinon que trottant à la suite de leurs maris, elles vont aujourd’hui portant suspendu à leur cou l’enfant qu’hier elles avaient dans le ventre. Ces Bohémiennes mal bâties, qui apparaissent parfois chez nous, vont elles-mêmes laver au cours d’eau le plus proche leur enfant qui vient de naître, et s’y baignent en même temps. Sans parler de tant de filles qui, tous les jours, mettent au monde clandestinement des enfants conçus également à la dérobée, cette belle et noble épouse de Sabinus, patricien romain, n’a-t-elle pas, pour ne pas compromettre le salut d’un autre, seule, sans secours, sans jeter un cri ni exhaler un gémissement, supporté l’enfantement de deux jumeaux ? — Un tout jeune garçon de Lacédémone qui a dérobé un renard et le tient caché sous son manteau, se laisse déchirer le ventre plutôt que de se trahir, redoutant plus la honte que lui vaudrait sa maladresse que nous ne craignons nous-mêmes la punition pour un semblable méfait. — Un autre présentant l’encens dans un sacrifice, pour ne pas apporter de trouble à la cérémonie, se laisse brûler jusqu’à l’os par un charbon ardent tombé dans la manche de son vêtement. — N’en cite-t-on pas un grand nombre qui, dans l’épreuve qu’imposaient les institutions de Lacédémone aux enfants de sept ans, se laissaient fouetter jusqu’à la mort, sans que leur physionomie accusât la moindre douleur ? Cicéron les a vus se battre par troupes à coups de poings, de pieds, de dents, luttant ainsi jusqu’à en perdre connaissance, plutôt que de s’avouer vaincus : « Jamais l’usage ne vaincra la nature, elle est invincible ; mais la mollesse, les délices, l’oisiveté, l’indolence, altèrent notre âme ; les opinions fausses et les mauvaises habitudes nous corrompent (Cicéron). »

Chacun connaît l’histoire de Scévola qui, s’étant introduit dans le camp ennemi pour en tuer le chef, n’y réussit point ; et qui, pour atteindre quand même son but de délivrer sa patrie, s’avisa d’une idée étrange. Confessant son projet à Porsenna, le roi qu’il avait voulu frapper, il ajouta pour l’effrayer que, dans le camp romain, ils étaient plusieurs tels que lui, résolus à entreprendre le coup qu’il avait manqué ; et, pour montrer quel homme il était, s’approchant d’un brasier, il y étendit le bras et souffrit sans broncher de le voir lentement consumer par le feu et l’y maintint jusqu’à ce que son ennemi lui-même, pénétré d’horreur, fît écarter le brasero. — Que dire de celui qui, pendant qu’on lui coupait un membre, ne daigna pas interrompre sa lecture ? — Et de cet autre, persistant à se moquer et à rire des tortures qu’on exerçait contre lui, au point que ses bourreaux exaspérés, après avoir inventé des tourments de plus en plus cruels pour triompher de sa constance, durent s’avouer vaincus ? il est vrai que c’était un philosophe ! — Un gladiateur de César ne cessa de plaisanter, tandis qu’on lui sondait ses plaies et qu’on les lui ouvrait : « Jamais le dernier des gladiateurs a-t-il gémi ou changé de visage ? Quel art dans sa chute même, pour en dérober la honte aux yeux du public ! Renversé enfin sous son adversaire et condamné par le peuple, a-t-il jamais détourné la tête, en recevant le coup mortel (Cicéron). »

Venons-en aux femmes. Qui n’a entendu parler de celle qui, à Paris, se fit enlever la peau dans le seul but qu’une nouvelle lui donnât un teint plus frais ? Il y en a qui se font arracher des dents saines, pleines de vie, pour que la voix en devienne plus douce et plus ample ou pour que la dentition en ait meilleure apparence. Combien d’exemples de mépris de la douleur n’avons-nous pas en ce genre ; de quoi ne sont-elles capables, que redoutent-elles pour peu qu’elles espèrent que leur beauté en profitera ! « Il s’en trouve qui prennent soin d’arracher leurs cheveux blancs et qui s’écorchent le visage pour se faire une nouvelle peau (Tiburce). » J’en ai vu avaler du sable, de la cendre et en arriver à se ruiner l’estomac pour se donner un teint pâle. Pour avoir la taille mince et élégante des Espagnoles, quelles tortures ne s’imposent-elles pas, guindées, sanglées, avec des éclisses sur les côtés qui mettent la chair à vif, si bien qu’il y en a quelquefois qui en meurent.

Chez beaucoup de peuples de notre époque, il arrive fréquemment que pour confirmer la véracité de ses paroles, on s’inflige volontairement des blessures. Notre roi en cite des cas qu’il a vus en Pologne, qui se sont produits pour attester des déclarations faites à lui-même. En dehors de faits semblables qui, à ma connaissance, ont eu lieu en France par imitation, peu avant que je ne revienne de ces fameux états de Blois, j’ai vu en Picardie une fille qui, pour affirmer la sincérité des promesses qu’elle avait faites et aussi sa fidélité, se donna, avec le poinçon qu’elle portait dans sa chevelure, quatre à cinq forts coups dans le bras, qui lui traversèrent la peau et la firent saigner abondamment. — Les Turcs se font de grandes estafilades en l’honneur de leurs dames ; et, pour que la trace en demeure, ils mettent aussitôt après le feu dans la plaie et l’y maintiennent un temps incroyable, tant pour arrêter l’écoulement du sang que pour que se forme une cicatrice ; des personnes qui l’ont vu, l’ont écrit et me l’ont affirmé par serment. Dans ce même pays, on voit tous les jours des gens qui, pour dix aspres, s’entaillent profondément soit le bras, soit la cuisse. — Je suis très aise, quand les témoignages abondent pour les choses qu’il importe le plus d’établir ; et ici, le christianisme nous en fournit de concluants. Après notre divin Guide combien, à son exemple et par dévotion, ont voulu porter la croix ! Des témoins très dignes de foi nous font connaître que le roi saint Louis porta constamment la haire, jusqu’à ce que, dans sa vieillesse, son confesseur le lui interdit ; et que, tous les vendredis, il se faisait flageller sur les épaules par un prêtre avec une discipline formée de cinq chaînettes en fer, qu’à cet effet on portait toujours dans son attirail de nuit.

Notre dernier duc de Guyenne, Guillaume, père de cette Éléonore qui transmit ce duché aux maisons de France et d’Angleterre, portait continuellement par pénitence, pendant les dix ou douze dernières années de sa vie, une cuirasse sous un habit de religieux. — Foulques, comte d’Anjou, alla jusqu’à Jérusalem, pour là, la corde au cou, se faire fouetter par deux de ses valets devant le sépulcre de Notre-Seigneur. — Ne voit-on pas chaque année, le vendredi saint, en divers lieux, nombre d’hommes, et de femmes se flagellant eux-mêmes, au point de se déchirer la peau et mettre les os à nu, spectacle dont j’ai été souvent témoin et qui ne m’a jamais séduit. Ces gens vont masqués et il en est, dit-on, parmi eux, qui se livrent à ces pratiques moyennant argent, comme œuvre pie pour le salut d’autrui ; ils font preuve d’un mépris de la douleur d’autant plus grand, que le fanatisme religieux est un stimulant autrement puissant que l’avarice.

Q. Maximus enterra son fils, personnage consulaire ; M. Caton enterra le sien, préteur désigné ; L. Paulus, les deux siens à peu de jours d’intervalle, sans que leurs visages reflétassent la moindre émotion, sans que rien témoignât de leur deuil. — Un jour, je disais de quelqu’un, en plaisantant, qu’il avait frustré la justice divine ; il avait, en un même jour, par un cruel coup du sort, comme on peut le croire, perdu de mort violente trois enfants déjà grands : peu s’en fallut qu’il ne considérât cet accident comme une faveur et une gratification particulières de la Providence. — Je ne suis pas pour ces sentiments hors nature ; j’ai perdu deux ou trois enfants qui, il est vrai, étaient encore en nourrice ; si je n’en ai pas été au comble de la douleur, ce n’a toujours pas été sans en éprouver du regret ; c’est du reste l’un des malheurs auxquels l’homme est le plus sensible. Il existe bien d’autres causes d’affliction qui se produisent communément et qui ne me toucheraient guère, si elles m’atteignaient. J’en ai méprisé qui me sont survenues, de celles que le monde considère tellement comme devant nous affecter profondément, que je n’oserais, sans rougir, me vanter en public de mon indifférence : « D’où l’on peut voir que l’affliction n’est pas un effet de la nature, mais de l’opinion (Cicéron). »

L’opinion est en effet une puissance qui ose tout et ne garde aucune mesure. Qui rechercha jamais la sécurité et le repos avec plus d’avidité qu’Alexandre et César n’en mirent à rechercher l’inquiétude et les difficultés ? — Terez, père de Sitalcez, disait souvent que lorsqu’il ne faisait pas la guerre, il lui semblait qu’il n’y avait pas de différence entre lui et son palefrenier. — Étant consul, Caton, pour assurer la soumission de certaines villes en Espagne, interdit à leurs habitants de porter des armes ; à la suite de cette défense, un grand nombre se tuèrent : « Nation féroce qui ne croyait pas qu’on pût vivre sans combattre (Tite Live). » — Combien en savons-nous qui ont renoncé aux douceurs d’une vie tranquille, chez eux, au milieu de leurs amis et connaissances, pour aller vivre dans d’horribles déserts inhabitables ; d’autres, qui ont adopté un genre de vie abject, dégradant, où ils affichent le mépris du monde et affectent de s’y complaire. Le cardinal Borromée, qui est mort dernièrement à Milan, auquel sa noblesse, son immense fortune, le climat de l’Italie, sa jeunesse permettaient de se donner tant de jouissances, vécut constamment avec tant d’austérité que la même robe lui servait en hiver comme en été ; il ne couchait que sur la paille ; et les heures que les devoirs de sa charge lui laissaient libres, il les passait à genoux, étudiant continuellement, ayant près de son livre un peu d’eau et de pain : c’était tout ce dont se composaient ses repas et tout le temps qu’il y donnait.

J’en sais qui, en parfaite connaissance de cause, ont tiré profit et avancement de l’infidélité de leurs femmes, dont l’idée seule est, pour tant de gens, un sujet d’effroi.

Si la vue n’est pas le plus nécessaire de nos sens, c’est du moins celui auquel nous devons le plus d’agrément ; et de tous nos organes, ceux qui concourent à la génération semblent être les plus utiles et ceux qui nous procurent le plus de plaisir ; certaines gens cependant leur en veulent mortellement, uniquement en raison de ces satisfactions ineffables que nous leur devons, et ils les sacrifient par cela même qu’ils ont plus de prix. C’est probablement un raisonnement analogue que se tint celui qui se creva volontairement les yeux.

Est-ce un bien ou non d’avoir beaucoup d’enfants ? — Le commun des hommes, et en particulier ceux dont les idées sont les plus saines, considèrent comme un grand bonheur d’avoir de nombreux enfants ; moi et quelques autres estimons que le bonheur est de n’en avoir pas ; je me range en cela à l’avis de Thalès, auquel on demandait pourquoi il ne se mariait pas et qui répondit : « Je ne tiens pas à laisser de rejetons après moi. »

L’opinion que nous en avons fait seule le prix des choses. — L’opinion que nous en avons fait seule le prix des choses. Cela se voit par le grand nombre de celles que nous n’examinons même pas pour nous rendre compte de ce qu’elles valent ; c’est nous, et non elles, que nous examinons. Nous ne considérons ni leurs qualités, ni leur utilité, mais seulement ce qu’elles nous coûtent pour nous les procurer, comme si ce que nous en donnons était partie intégrante d’elles-mêmes ; et la valeur que nous leur attribuons se mesure non aux services qu’elles peuvent rendre, mais à ce que nous avons donné pour les avoir. Cela me porte à trouver que nous en usons d’une bien singulière façon ; nous ne prisons chaque chose qu’autant qu’elle nous a coûté cher et en proportion de ce qu’elle coûte ; jamais non plus nous ne laissons tomber en discrédit ce à quoi nous attachons de la valeur : c’est son prix d’achat qui fait la valeur du diamant ; la vertu s’apprécie par les difficultés à surmonter pour y atteindre ; notre dévotion se mesure aux rigueurs que nous nous imposons ; nous jugeons d’un médicament par l’amertume qu’il nous cause. Il en est qui pour arriver à la pauvreté jettent leurs écus dans cette même mer que tant d’autres fouillent de toutes parts pour y trouver la richesse. — Épicure a dit : « Être riche, ce n’est pas être soulagé de nos préoccupations, mais seulement les échanger contre d’autres », et, en vérité, ce n’est pas la disette, mais bien l’abondance qui engendre l’avarice. Voici ce qu’à ce sujet me suggère ma propre expérience.

Comment Montaigne réglait ses dépenses, alors qu’il n’était pas encore maître de ses biens. — Mon existence, au sortir de l’enfance, a présenté trois phases. La première a duré près de vingt années, durant lesquelles je n’ai joui que de ressources aléatoires, dépendant des autres et de l’assistance que j’en recevais, sans revenus fixes, sans budget arrêté à l’avance. Je dépensais avec d’autant plus de désinvolture et moins d’attention, que je ne pouvais que me laisser aller aux hasards de la fortune. Jamais je ne me suis mieux trouvé ; jamais la bourse de mes amis ne m’a été fermée ; je m’étais du reste imposé de ne jamais être en défaut, quels que fussent mes autres besoins, pour payer mes dettes aux époques convenues ; et, voyant la bonne volonté que j’apportais à me libérer, mille fois ces délais m’ont été prolongés ; de la sorte, ma loyauté m’a rendu économe et je n’ai jamais trompé personne. — M’acquitter de ce que je dois, est en quelque sorte pour moi un plaisir ; c’est comme si je me déchargeais d’un fardeau gênant qui me fait l’image de la servitude, d’autant que j’éprouve du contentement à faire ce que je crois juste et à contenter autrui. J’en excepte toutefois quand il faut marchander et compter ; si je suis dans cette nécessité et que je ne puisse en donner commission à un autre, honteusement et bien à tort, je diffère autant que cela m’est possible les paiements à faire dans ces conditions, par peur de ces débats auxquels ni mon tempérament, ni la forme de mon langage ne se prêtent. Je ne hais rien tant que marchander ; c’est un assaut de tricheries et d’impudences où, après une heure de discussions et d’hésitations, chacun transige avec sa parole et ses affirmations réitérées ; et cela, pour cinq sous de plus ou de moins. — J’éprouvais aussi de la difficulté quand j’avais à emprunter ; n’ayant pas grand cœur à faire semblable demande de vive voix, j’en courais la chance par écrit, ce qui est moins pénible, et rend le refus beaucoup plus facile. — Je m’en remettais plus volontiers et avec plus d’insouciance à ma bonne étoile de la satisfaction de mes besoins, que je n’ai fait depuis quand la prévoyance et la raison s’en sont mêlées. La plupart des gens qui ont des affaires à gérer, ont horreur de vivre dans cette continuelle incertitude : D’abord, ils ne réfléchissent pas que la plupart des hommes vivent de la sorte ; combien de fort honnêtes gens ont laissé à l’abandon des biens dont il leur suffisait de jouir, et il en est ainsi tous les jours, pour aller chercher fortune près des rois ou de par le monde ! Pour devenir César, outre qu’il dépensa son patrimoine, César s’endetta d’un million en monnaie d’or. Combien de marchands débutent dans le commerce en vendant leur métairie qui, ainsi transformée, prend le chemin des Indes, « à travers tant de mers orageuses (Catulle) » ! Au temps actuel où la dévotion se fait si rare, mille et mille congrégations n’en vivent-elles pas moins fort commodément, bien qu’attendant chaque jour des libéralités de la Providence ce qu’il leur faut pour dîner ?

L’indigence peut subsister chez le riche comme elle existe chez le pauvre. — En second lieu, ces gens d’ordre ne songent pas que ce qu’ils considèrent comme assuré, n’est guère moins incertain et hasardeux que le hasard lui-même. Avec plus de deux mille écus de rente, je suis aussi près de la misère que si je la côtoyais ; car, outre que le sort a cent moyens de faire brèche à travers les richesses pour livrer accès à la pauvreté, et souvent il n’y a pas de moyen terme possible entre une fortune excessive et une extrême misère : « La fortune est de verre ; plus elle brille, plus elle est fragile (P. Syrus) », outre qu’il a toute facilité pour renverser sens dessus dessous et rendre inutiles toutes les défenses que nous pouvons élever pour nous protéger, je trouve que l’indigence existe, la plupart du temps, autant chez ceux qui possèdent que chez ceux qui n’ont rien ; j’irai même jusqu’à dire que lorsqu’elle est seule, elle est peut-être moins incommode que lorsqu’elle se rencontre en compagnie de richesses. Celles-ci résultent moins des revenus que l’on a, que de l’ordre que l’on met à les administrer : « Chacun est l’artisan de sa fortune (Salluste) » ; et un riche qui est gêné, nécessiteux, qui a des embarras, est, à mon avis, plus misérable que celui qui est tout simplement pauvre : « L’indigence au sein de la richesse est la plus lourde des pauvretés (Sénèque). » — Les plus grands princes, ceux mêmes qui sont les plus riches, quand l’argent leur fait défaut, que leurs ressources sont épuisées, sont le plus ordinairement entraînés aux pires extrémités, car y en a-t-il de pires que de donner dans la tyrannie et de s’emparer injustement des biens de ses sujets ?

Être riche est un surcroît d’embarras, on est bientôt en proie à l’avarice et à ses tourments. — La seconde phase de mon existence s’est produite quand j’ai eu de l’argent. Y ayant pris goût, je ne tardai pas à me créer des réserves importantes pour ma situation, estimant que seul ce qui excède sa dépense ordinaire, constitue un avoir, et qu’on ne saurait se tenir assuré de la possession de biens qui ne sont qu’en espérances, si fondées qu’elles paraissent ; car, me disais-je, qu’arriverait-il si j’étais surpris par tel ou tel accident ? Le résultat de ces pensées vaines et malsaines fut que je m’ingéniai, par la création de cette réserve superflue, à me prémunir contre toute fâcheuse éventualité ; et, à qui me faisait observer que ces éventualités sont en nombre trop infini pour qu’il soit possible d’y parer, je savais fort bien répondre que si je ne pouvais me garder de toutes, je me gardais du moins contre un certain nombre et plus particulièrement contre certaines. — Cela ne se passait pas sans me causer des préoccupations, j’en gardais le secret, et moi qui parle si librement de ce qui me touche, ne disais pas la vérité quand il était question de l’argent que je pouvais avoir ; j’en agissais comme bien d’autres qui, riches, se font plus pauvres qu’ils ne sont ; ou qui, pauvres, exagèrent ce qu’ils ont et ne se font nullement un cas de conscience de toujours tromper sur ce qu’ils possèdent, ce qui est le fait d’une prudence aussi ridicule que honteuse ! — Allais-je en voyage ? il me semblait n’être jamais suffisamment pourvu ; et plus forte était la somme que j’avais emportée, plus j’étais soucieux, tantôt de la sécurité des routes, tantôt de la fidélité des gens qui conduisaient mes bagages, sur le compte desquels, comme tant d’autres de ma connaissance, je n’étais rassuré que lorsque je les avais sous les yeux. Laissais-je mon coffre à argent chez moi, que de soupçons et d’inquiétudes et, qui pis est, que je ne pouvais communiquer à personne ; j’avais toujours l’esprit de ce côté. Tout compte fait, veiller sur son argent cause plus de peine que l’acquérir. Lorsque je n’en faisais pas autant que je dis, il ne m’en coûtait pas moins pour me retenir de le faire. — D’agrément, j’en avais peu ou pas ; de ce que j’avais le moyen de dépenser davantage, je n’y regardais pas moins qu’avant ; car, ainsi que le dit Bion : « Celui qui a une épaisse chevelure se fâche autant que le chauve, quand on lui arrache un cheveu » ; du moment que l’habitude est prise, que vous vous êtes mis dans l’idée d’avoir un pécule déterminé, vous n’en disposez plus, vous n’osez l’écorner ; c’est une construction qui, vous semble-t-il, croulera si vous y touchez ; il faut que vous y soyez contraint par la nécessité pour vous décider à l’entamer. Avant, quand j’engageais mes bardes ou vendais un cheval, c’était bien moins à mon corps défendant et à contre-cœur qu’alors qu’il me fallait faire brèche à cette bourse favorite que je tenais si soigneusement à part. — Mais le danger était qu’il est malaisé d’assigner à cette manie de thésauriser des limites précises (il en est toujours ainsi des choses que l’on croit bonnes) et de s’arrêter dans cette voie. On va toujours grossissant ce que l’on a amassé, le fixant à une somme de plus en plus élevée, au point d’en arriver à se priver peu honorablement de la jouissance de ses propres biens, de la faire uniquement consister à thésauriser et de n’en pas user. À ce procédé, les gens les plus riches du monde seraient ceux qui ont charge de veiller aux portes et sur les remparts d’une ville de quelque importance. Tout homme qui a beaucoup d’argent comptant est, à mon avis, porté à l’avarice. Platon classe ainsi les biens corporels dévolus à l’homme : la santé, la beauté, la force, la richesse ; et, dit-il, la richesse n’est pas aveugle : éclairée par la prudence, elle est très clairvoyante. — Denys le jeune, un jour, eut un trait d’esprit : Averti qu’un de ses Syracusains avait enfoui un trésor dans la terre pour l’y tenir caché, il lui manda de l’apporter. Celui-ci obéit, non sans en avoir, en cachette, prélevé une partie avec laquelle il alla s’établir dans une autre ville. Sa mésaventure lui avait fait perdre le goût de thésauriser et il se mit à vivre largement. La nouvelle en parvint à Denys, qui lui fît restituer le reste de son trésor, lui disant qu’il le lui rendait volontiers, maintenant qu’il avait appris à en user.

Vivre au jour le jour, suivant ses revenus, sans trop se préoccuper de l’imprévu, est le parti le plus sage. — Je demeurai ainsi quelques années, ne songeant qu’à économiser. Je ne sais quel bon démon me conduisit, comme il arriva au Syracusain, à très heureusement changer de manière et fit que j’abandonnai complètement cet esprit de conservation et d’économie ; ce fut au plaisir que j’éprouvai d’un certain voyage qui m’occasionna une grande dépense que je dus de renoncer à cette sotte façon de faire. J’en vins ainsi à un troisième mode de vie, certainement beaucoup plus agréable et plus normal (c’est du moins l’effet qu’il me produit), laissant dépenses et recettes aller d’elles-mêmes, tantôt l’une devançant l’autre et inversement, mais toujours sans différence sensible. Je vis de la sorte au jour le jour, me contentant d’avoir de quoi suffire aux besoins du moment et aux dépenses prévues ; quant à l’imprévu, toutes les prévisions du monde ne pourraient y suffire ; et c’est folie de penser que de ses propres mains la fortune nous armera suffisamment contre elle-même ; c’est avec nos seuls moyens qu’il faut la combattre ; toute arme d’occasion nous trahira au moment critique. — Si maintenant j’amasse, ce n’est plus que parce que j’ai en vue une dépense prochaine ; non pour acheter des terres, je n’en ai que faire, mais pour me procurer de l’agrément : « C’est être riche que de n’être pas avide de richesses ; c’est un revenu, que de se dispenser d’acheter (Cicéron). » Je ne crains guère que mes revenus viennent à me faire défaut et n’ai pas le désir de les accroître : « Le fruit des richesses est dans l’abondance, et l’abondance amène la satiété (Cicéron). » Je me félicite grandement de m’être corrigé de mon penchant à l’avarice à un âge où on y est naturellement enclin, et de m’être défait de cette folie, la plus ridicule des folies humaines, si commune aux vieillards.

Féraulez, qui avait passé par ces deux degrés de fortune, trouvant qu’à l’accroissement de ses biens n’avait pas correspondu un accroissement semblable dans ses appétits pour boire, manger, dormir et caresser sa femme, et d’autre part les ennuis qu’entraînait l’administration de ces biens (ennuis que j’éprouve moi aussi) lui pesant grandement, se résolut à faire un heureux d’un jeune homme pauvre, ami fidèle qui rêvait de devenir riche. Il lui fit don de tous ses biens qui étaient considérables, excessifs même et, en surplus, de tout ce dont chaque jour il les augmentait par la guerre et grâce aux libéralités de Cyrus son maître, qui était plein de bonté à son égard, sous condition qu’il se chargeât de l’entretenir et de le nourrir très honorablement en qualité d’hôte et d’ami. À partir de ce moment, ils vécurent très heureux en cet état, également satisfaits tous deux des changements que ce marché avait introduits dans leurs existences.

Voilà une façon de faire que j’imiterais très volontiers ; et je loue beaucoup le sage parti pris par un vieux prélat que je connais, qui remet simplement sa bourse, ses revenus et le soin de son entretien à un serviteur choisi, tantôt à l’un, tantôt à un autre, et qui a vécu doucement ainsi de longues années, aussi ignorant de ses affaires domestiques qu’un étranger. La confiance dans les bons sentiments des autres est un indice assez sûr que ces sentiments sont vôtres, c’est pourquoi elle nous vaut la faveur divine ; c’est peut-être à cela que ce prélat dut d’avoir la maison la mieux administrée, marchant toujours sans à-coups. Heureux celui qui règle si exactement ses besoins, que ses richesses y suffisent sans être pour lui un sujet de préoccupation ou d’empêchement, sans que leur répartition ou leur recouvrement soit une entrave à ses autres occupations plus conformes à ses goûts et auxquelles il peut ainsi s’adonner plus convenablement et plus tranquillement.

Les biens ne sont donc pas plus réels que les maux, les uns comme les autres ne sont tels que par l’appréciation que nous en portons. — Aisance et indigence dépendent donc de l’opinion que chacun s’en fait ; la richesse, pas plus que la gloire, que la santé, n’ont d’attrait et ne causent de plaisir qu’autant que leur en prête celui qui les possède. Chacun est bien ou mal en ce monde, suivant ce que lui-même en pense : est content, celui qui se croit satisfait et non celui que les autres jugent tel ; la croyance qu’on en a, fait seule que cela peut être et est en réalité. La fortune ne nous fait ni bien ni mal ; elle se borne à nous fournir les éléments du bien et du mal et possibilité de les mettre en œuvre, ce qui est l’affaire de notre âme qui, plus puissante que la fortune, triture ces matériaux et en tire le parti qui lui plaît, se trouvant ainsi être seule cause et maîtresse de notre condition bonne ou mauvaise. Les effets que nous ressentons des choses en dehors de nous qui nous touchent et la manière dont elles nous apparaissent, dépendent de nos dispositions intimes, de même que nos habits nous réchauffent du fait, non de la chaleur qui leur est propre, mais de la nôtre qu’ils conservent et développent ; qui en couvrirait un corps froid, arriverait à un résultat analogue mais inverse ; c’est de la sorte que se conservent la neige et la glace. Toute chose dépend de la manière dont on l’envisage : ne voit-on pas l’étude être un sujet de tourment pour un fainéant ; un ivrogne souffrir de la privation de vin ; la frugalité être un supplice pour un débauché ; l’exercice, une torture pour un homme délicat et oisif, et ainsi du reste ? Les choses ne sont pas si douloureuses et si difficiles par elles-mêmes ; c’est notre faiblesse et notre lâcheté qui les rendent telles. Pour juger de celles qui sont élevées et ont de la grandeur, il faut une âme qui ait ces qualités, sinon nous leur attribuons nos propres défauts ; un aviron est droit et pourtant, quand il plonge dans l’eau, il semble courbe ; il ne suffit pas de voir, il faut encore se rendre compte des conditions dans lesquelles on voit.

En somme il faut savoir se commander, et il nous est toujours loisible de mettre fin à ce que nous envisageons comme des maux quand ils nous deviennent intolérables. — Au surplus, pourquoi, parmi tant de raisonnements qui, de tant de manières diverses, prouvent que l’homme doit mépriser la mort et surmonter la douleur, n’en est-il pas un qui nous convainque ? Pourquoi parmi tant d’arguments que d’autres ont admis, n’en pouvons-nous trouver qui, selon notre tempérament, nous persuadent également ? Que celui qui ne peut digérer la drogue énergique et détersive susceptible de déraciner le mal, en absorbe au moins une de nature émolliente, qui lui procure quelque soulagement : « Nous nous amollissons non moins par la volupté que par la douleur et, dans cet état nous n’avons plus rien de mâle ni de solide ; une piqûre d’abeille suffit à nous arracher des cris ; savoir se commander, tout est là (Cicéron). » — Au demeurant, on ne saurait échapper à la philosophie en exagérant l’acuité de la douleur et la faiblesse humaine ; elle ne demeure pas à court et vous oppose aussitôt ces irréfutables répliques : « Vous trouvez mauvais de mener une vie misérable ; mais une telle vie ne vous est point imposée » ; « Nul ne voit se prolonger son mal que parce qu’il le veut bien. » Mais à qui n’a le cœur de souffrir ni la mort ni la vie, qui ne veut ni résister ni fuir, que peut-on faire pour lui venir en aide ?

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