Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 42

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 481-497).

CHAPITRE XLII.

De l’inégalité qui règne parmi les hommes.

Extrême différence que l’on remarque entre les hommes ; on ne devrait les estimer qu’en raison de ce qu’ils valent par eux-mêmes. — Plutarque dit quelque part qu’il trouve que la distance d’une bête à une autre bête est moins grande que celle d’un homme à un autre homme ; il n’envisage en cela que ce dont l’âme est capable et aussi les qualités intellectuelles. Pour moi, je trouve qu’il y a tellement loin d’Épaminondas, tel que je me le figure, à telle personne de ma connaissance, j’entends au point de vue du bon sens, que je renchérirais volontiers sur Plutarque et dirais qu’il y a plus de distance de tel homme à tel autre qu’entre tel homme et telle bête : « Ah, qu’un homme peut être supérieur à un autre (Térence) ! » L’esprit humain comporte au moins autant de degrés qu’il y a de brasses d’ici le ciel, et ils sont tout aussi innombrables.

En ce qui touche les appréciations que nous portons sur le plus ou le moins de mérite d’un homme, il est vraiment étonnant que nous estimions toutes choses d’après les qualités qui leur sont propres et que nous fassions exception pour nous-mêmes. Nous louons un cheval de ce qu’il est vigoureux et adroit : « Nous le louons pour sa vitesse et les palmes nombreuses qu’il a remportées dans les cirques, aux applaudissements d’une foule bruyante (Juvénal) », et non pour son harnais, nous louons un lévrier de sa vitesse et non de son collier, un oiseau de fauconnerie de la puissance de son vol et non de sa longe et de sa clochette ; pourquoi de même ne faisons-nous pas cas d’un homme uniquement d’après ce qui lui est propre ? Il a un grand train, un beau palais, tant de crédit, tant de rente, disons-nous ; tout cela le touche assurément, mais n’est pas lui. Vous n’achetez pas chat en poche, une chose sans la voir ; si vous marchandez un cheval d’armes, vous commencez par lui ôter la housse qui le pare, et l’examinez nu et découvert ; ou, s’il demeure couvert, ainsi qu’on les présentait jadis aux princes quand ils voulaient en faire acquisition, ce sont les parties qui offrent le moins d’intérêt qui sont dérobées à la vue, afin que vous ne vous arrêtiez pas à la beauté de la robe ou à la largeur de la croupe, et que vous vous attachiez surtout à considérer les jambes, les yeux et les pieds qui sont ce qu’il y a d’essentiel en lui : « Les rois ont coutume, lorsqu’ils achètent des chevaux, de les examiner couverts, de peur que si le cheval a la tête belle et les pieds mauvais, comme il arrive souvent, l’acheteur ne se laisse séduire par l’aspect d’une croupe arrondie, d’une tête fine ou d’une belle encolure (Horace). » Pourquoi, pour juger de la valeur d’un homme, l’examinons-nous donc tout enveloppé et empaqueté ? Rien de ce qu’il nous montre n’est sien, et il nous cache tout ce qui seul donne moyen de porter un jugement éclairé sur ce qu’il est réellement. Ce dont vous vous enquerrez, c’est de ce que vaut l’épée et non le fourreau ; peut-être que, dégagée de sa gaine, vous n’en donneriez pas un quatrain. Il faut juger l’homme par lui-même et non sur ses atours, ainsi que le dit plaisamment un philosophe ancien : « Savez-vous pourquoi vous le trouvez grand ? C’est parce que dans l’estimation que vous faites de sa taille, vous y comprenez la hauteur de ses patins. » Le socle d’une statue n’en est pas partie intégrante. — Mesurez-le sans ses échasses, qu’il mette de côté ses richesses et ses dignités ; qu’il se présente en chemise. Est-il au physique propre à ses fonctions ? est-il sain et allègre ? Quelle âme a-t-il ? est-elle belle, capable, heureusement douée à tous égards ? est-elle riche par elle-même ou seulement de ce qu’elle emprunte aux autres ? la fortune a-t-elle prise sur elle ? Se trouble-t-elle devant un danger imminent ? est-elle indifférente au genre de mort, quel qu’il soit, qui peut l’atteindre ! est-elle calme, égale, contente de son sort ? c’est là ce qu’il faut rechercher et ce qui nous permet de juger des différences excessives qui existent entre les hommes. « Est-il sage et maître de lui ? ne craint-il ni la pauvreté, ni la mort, ni l’esclavage ? sait-il résister à ses passions et mépriser les honneurs ? renfermé tout entier en lui-même, semblable à un globe parfait qu’aucune aspérité n’empêche de rouler, ne laisse-t-il aucune prise à la fortune (Horace) ? » Un tel homme est de cinq cents brasses au-dessus des royaumes et des duchés ; il est à lui-même son propre empire : « Par Pollux, le sage est lui-même l’artisan de son bonheur (Plaute) ! » Que lui reste-t-il à désirer ? « Ne voyons nous pas que la nature n’exige de nous rien de plus qu’un corps sain et une âme sereine, exempte de soucis et de crainte (Lucrèce) ? » Comparez-lui la tourbe de ces hommes stupides, à l’âme basse, servile, inconstante, qui sont continuellement le jouet des passions orageuses de tous genres qui les poussent et les repoussent sans cesse en tous sens, qui sont tout entiers sous la dépendance d’autrui : de lui à eux, la distance est plus grande que du ciel à la terre ; et cependant, la manière dont nous en usons d’habitude nous aveugle tellement, que de cet homme nous ne faisons que peu ou pas de cas.

De vaines apparences extérieures distinguent seules le roi du paysan, le noble du vilain, etc. Que sont les rois ? des acteurs en scène, des hommes quelquefois plus méprisables que le dernier de leurs sujets, soumis aux mêmes passions, aux mêmes vices. — Que nous venions à considérer un paysan et un roi, un noble et un roturier, un magistrat et un simple particulier, un riche et un pauvre, une extrême dissemblance nous apparaît immédiatement ; mais cette différence qui nous saute aux yeux ne consiste, pour ainsi dire, que dans la diversité des chaussures que portent les uns et les autres. Dans la Thrace, le roi se distinguait de son peuple d’une singulière façon, bien au-dessus de ce que nous pouvons imaginer : il avait une religion à part, un dieu uniquement à lui, que ses sujets ne pouvaient adorer, c’était Mercure ; et aux dieux du peuple : Mars, Bacchus, Diane, il dédaignait de rendre aucun culte. — Cela n’est en somme que décors, qui ne constituent aucune différence essentielle entre les hommes, tout comme ces acteurs de comédie que vous voyez sur la scène paradant avec de grands airs de duc et d’empereur, et que voilà un instant après devenus de simples valets, de misérables portefaix, professions d’où ils sortent et dans lesquelles ils sont nés. Cet empereur, par exemple, dont la pompe en public vous éblouit, « parce que brillent sur lui, enchâssées dans l’or, de grosses émeraudes de la plus belle eau, et parce qu’il est paré de magnifiques habits couleur vert de mer, qu’il a bientôt fait de souiller dans les orgies et dans de honteux plaisirs (Lucrèce) », voyez-le derrière le rideau, ce n’est qu’un homme du commun, parfois plus vil que le dernier de ses sujets : « Le sage a son bonheur en lui-même ; tout autre n’a qu’un bonheur superficiel (Sénèque) » ; la lâcheté, l’irrésolution, l’ambition, le dépit, l’envie agitent ce potentat, tout comme un autre homme : « Ni les trésors, ni les faisceaux consulaires ne chassent les inquiétudes et les soucis qui voltigent sous les lambris dorés (Horace) » ; les préoccupations et les craintes l’assiègent au milieu même de ses armées : « L’appréhension, les soucis inséparables de l’homme, ne s’effrayent ni du fracas des armes, ni des traits cruels ; ils fréquentent hardiment les cours des rois et n’ont aucun respect pour l’éclat qui environne les trônes (Lucrèce). » La fièvre, la migraine, la goutte l’épargnent-elles plus que nous ? Quand la vieillesse pèsera sur ses épaules, les archers de sa garde le soulageront-ils de son poids ? Quand il frissonnera par crainte de la mort, sera-t-il rassuré par la présence des gentilshommes de sa chambre ? Quand la jalousie ou un désir l’étreindront, nos salutations le réconforteront-elles ? Ce ciel de lit, chamarré d’or et de perles, n’a pas le don de calmer les douleurs d’entrailles occasionnées par une violente colique : « La fièvre brillante ne vous quittera pas plus tôt, que vous soyez étendu sur la pourpre, sur des tapis tissus à grands frais, ou que vous soyez gisant sur le grabat du plébéien (Lucrèce). » — Les flatteurs d’Alexandre le Grand lui répétaient sans cesse qu’il était fils de Jupiter. Un jour, qu’étant blessé, il regardait le sang qui coulait de la plaie : « Hé bien ! qu’en pensez-vous ? leur dit-il ; n’est-ce pas là un sang vermeil comme celui de tout être humain ; est-il de la nature de celui qu’Homère fait couler des blessures des dieux ? » — Le poète Hermodore avait, en l’honneur d’Antigone, composé des vers où il l’appelait fils du Soleil : « Celui qui vide ma chaise percée, dit Antigone réprouvant cette flatterie, sait bien qu’il n’en est rien. »

Le bonheur est dans la jouissance et non dans la possession ; or peut-il jouir des avantages de la royauté celui qui ne sait ou ne peut apprécier son bonheur ? — Cet homme en fin de compte n’est jamais qu’un homme ; et si par lui-même il n’a pas de valeur, l’empire du monde ne saurait lui en donner : « Que les jeunes filles se l’arrachent, que partout les roses naissent sous ses pas (Perse) », qu’est-ce que tout cela, si son âme est grossière et stupide ? sans vigueur et sans esprit, on n’arrive à ressentir ni le bonheur, ni même la volupté. — « Les choses valent selon qui les possède : bonnes pour qui sait s’en servir, elles sont mauvaises pour qui en mésuse (Térence). » Pour savourer les biens que nous donne la fortune, quels qu’ils soient, encore faut-il le sentiment qui nous en procure la sensation ; c’est par la jouissance et non par la possession que nous sommes heureux : « Ce ne sont pas ces terres, ce palais, ces monceaux d’or et d’argent qui guériront de la fièvre celui qui les possède, ou qui purgeront son âme de toute inquiétude ; la jouissance exige la santé de l’âme et du corps. Pour qui désire ou qui craint, toutes ces richesses sont comme des tableaux pour des yeux qui ne peuvent souffrir la lumière, ou des onguents à un goutteux (Horace). » — Si c’est un sot, son goût est émoussé et manque de discernement ; ce n’est plus pour lui une source de jouissance ; il est comme quelqu’un qui, enrhumé, est incapable d’apprécier la douceur des vins de la Grèce ; ou comme un cheval, lequel demeure indifférent à la richesse du harnachement dont on l’a paré ; c’est ainsi que, suivant la maxime de Platon, la santé, la beauté, la force, les richesses et tout ce que nous qualifions d’heureux, sont estimés comme autant de maux par qui a le jugement faux, alors que celui qui a l’esprit juste les tient pour ce qu’ils sont, et que cette divergence d’appréciation se produit en sens inverse pour ce que nous tenons comme malheureux. — Et puis, là où le corps et l’âme sont en mauvais état, à quoi servent tous ces avantages qui ne font pas corps avec nous ? la moindre piqûre d’épingle, la moindre passion en notre âme, suffisent pour nous ôter tout le plaisir que nous aurions à régner sur le monde entier ! Au premier élancement que lui occasionne la goutte, il a beau être Sire et Majesté, « couvert d’or et d’argent (Tibulle) », ne perd-il pas le souvenir de ses palais et de ses grandeurs ? S’il est en colère, de ce qu’il est prince, cela l’empêche-t-il de rougir, de pâlir, de grincer des dents comme un fou ?

Combien le sort des rois est à plaindre : leurs devoirs constituent une lourde charge. — Si cet empereur est intelligent et heureusement doué, l’exercice de la toute-puissance ajoute peu à son bonheur : « Si votre ventre est libre, si vos poumons et vos jambes font leurs offices, toutes les richesses des rois n’accroîtront en rien votre bonheur (Horace). » Il reconnaît que tout cela n’est qu’apparence et tromperie. À l’occasion il sera de l’avis de Séleucus qui disait « que celui qui saurait de quel poids est un sceptre, ne daignerait pas le ramasser, s’il en trouvait un à terre », voulant dire par là combien sont grandes et pénibles les charges qui incombent à un roi soucieux de ses devoirs ; et certes, ce n’est pas peu de chose que d’avoir à régler les affaires d’autrui, quand nous régler nous-mêmes présente tant de difficultés. — Pour ce qui est du commandement, qui semble offrir tant de charmes, quand je viens à considérer la faiblesse de la raison humaine et combien il est difficile de décider des choses nouvelles sur lesquelles il y a doute, je suis tout à fait de l’avis qu’il est beaucoup plus facile et agréable de suivre que de diriger, et que c’est un grand repos d’esprit de n’avoir qu’à cheminer sur une voie tracée et à ne répondre que de soi : « Il vaut mieux obéir tranquillement, que de prendre le fardeau des affaires publiques (Lucrèce). » Ajoutez à cela que Cyrus déclarait qu’il ne convient à un homme de commander à d’autres, qu’autant qu’il vaut mieux qu’eux.

La satiété leur rend insipides tous les plaisirs. — Le roi Hiéron, d’après Xénophon, allait jusqu’à prétendre que les souverains sont, dans la jouissance des voluptés intimes, dans des conditions pires que les particuliers, parce que l’aisance et facilité qu’ils ont à les satisfaire leur ôtent cette saveur aigre-douce que nous devons à plus de difficulté : « Trop d’amour nous dégoûte, comme l’excès d’un mets agréable affadit l’estomac (Ovide). » Pense-t-on que les enfants de chœur prennent grand plaisir à la musique ? la satiété la leur rend plutôt ennuyeuse. Les festins, les danses, les mascarades, les tournois réjouissent ceux qui ne les voient pas souvent et ont désir de les voir ; mais pour ceux pour lesquels ce sont des choses ordinaires, cela devient fade et peu réjouissant ; de même les femmes ne sont plus un excitant pour celui qui jouit d’elles à satiété ; qui passe son temps à boire sans soif, n’éprouve plus de plaisir à boire ; les farces des bateleurs nous amusent, mais pour eux ce sont des corvées. Et c’est ce qui fait que les princes aiment à se travestir quelquefois, à descendre vivre de la vie des dernières classes de la société et qu’ils s’en font fête : « Un peu de changement ne déplaît pas aux grands ; quelquefois un frugal repas, sans tapis et sans pourpre, sous le toit du pauvre, déride leur front (Horace). » — Il n’y a rien qui soit gênant et nous ôte l’appétit comme l’abondance : quels désirs ne s’apaiseraient chez qui aurait trois cents femmes à sa disposition, comme les a le Grand Seigneur dans son sérail ? Quel goût à chasser pouvait avoir celui de ses ancêtres qui n’y allait jamais qu’avec au moins sept mille fauconniers, et quelle physionomie pouvait présenter une pareille chasse ?

Ils sont constamment sous les yeux de leurs sujets qui les jugent avec sévérité. — Sans compter que cet éclat qui accompagne la grandeur a, je crois, des inconvénients des plus incommodes quand ils veulent se livrer à la jouissance de plaisirs plus doux ; ils sont trop en vue et trop de gens s’occupent d’eux, si bien que je ne comprends pas qu’on leur demande de cacher et dissimuler davantage leurs fautes. À ajouter que ce qui de notre part est indiscrétion, est qualifié chez eux, par le peuple, de tyrannie, de mépris et dédain des lois ; et qu’en outre de ce que comme tous autres ils sont enclins à mal faire, il semble que de plus ils se fassent, en pareil cas, un plaisir de violer et de fouler aux pieds les règlements publics. Platon est dans le vrai quand, dans son Gorgias, donnant comme définition du tyran, celui qui, dans une cité, a licence de faire tout ce qui lui plaît, il dit que la vue et la publicité des abus qu’il commet blessent souvent plus que ces abus eux-mêmes. Chacun redoute d’être épié et contrôlé ; eux, le sont jusque dans leurs attitudes et leurs pensées, tout le monde estimant que c’est son droit de les juger et qu’il y a intérêt ; sans compter que les taches ressortent d’autant plus que la place où elles sont est plus apparente et plus éclairée, qu’un signe ou une verrue au front se remarque davantage qu’une balafre ailleurs. C’est le motif pour lequel les poètes représentent toujours Jupiter, dans ses aventures galantes, sous une forme autre que la sienne, et que, parmi tant de scènes de ce genre qu’ils lui attribuent, il n’en est qu’une seule, ce me semble, où il soit représenté dans toute sa grandeur et sa majesté.

Hiéron, auquel nous revenons, raconte également combien sa royauté lui est incommode en l’empêchant d’aller et de voyager en toute liberté, le retenant en quelque sorte prisonnier, sans pouvoir franchir les limites de son pays et faisant que partout il est constamment entouré d’une foule importune. Il faut convenir que, la plupart du temps, en voyant nos rois tout seuls à table, assiégés de tant de gens inconnus, leur parlant et les regardant, j’ai été souvent pris de pitié plutôt que d’envie. Le roi Alphonse disait à ce propos que le sort des ânes était sous ce rapport préférable au leur ; leurs maîtres au moins les laissent paître à leur aise, ce que les rois ne peuvent obtenir de leurs serviteurs. Je n’ai jamais compris que ce pût être de quelque agrément pour un homme raisonnable d’être sous les regards d’une vingtaine de personnes, lorsqu’il est sur sa chaise percée ; je n’ai pas davantage saisi qu’il soit, pour un roi, plus commode et mieux porté d’être servi par quelqu’un qui a dix mille livres de rente, ou qui a pris Casal, ou défendu Sienne, que par un bon valet de chambre, connaissant bien son service. — Les avantages des princes ne sont guère qu’imaginaires ; chaque échelon social a en quelque sorte ses princes. César appelle des roitelets tous les seigneurs qui, en Gaule, de son temps, avaient droit de rendre la justice.

La vie d’un seigneur retiré dans ses terres, loin de la cour, est bien préférable. — Pour dire vrai, sauf l’appellation de « Sire », on va bien loin aujourd’hui dans l’imitation de la manière d’être et de faire de nos rois ; voyez dans les provinces éloignées de la cour, en Bretagne par exemple, un seigneur vivant dans son fief et y résidant : son train de maison, ses rapports avec ses sujets, les officiers qui l’assistent, le genre de vie qu’il mène, le service auquel chacun est astreint autour de lui, le cérémonial dont il s’entoure, sa vie intime au milieu de ses serviteurs, voire même les idées qui le hantent, il n’est rien de plus royal. Il entend parler de son maître une fois l’an, comme du roi de Perse, et ne le distingue que parce qu’il subsiste entre eux quelques liens de parenté, consignés dans ses archives. — De fait, nos lois nous donnent une liberté suffisante ; et les obligations auxquelles un gentilhomme est astreint vis-à-vis de son souverain se faisant à peine sentir deux fois dans la vie, une sujétion complète et effective ne s’impose qu’à ceux d’entre nous auxquels elle convient, et l’acceptent en retour de l’honneur et du profit qu’ils en retirent ; celui qui, confiné dans ses terres, s’y tient coi et sait diriger ses affaires sans querelles ni procès, est aussi libre que le doge de Venise : « Peu d’hommes sont enchaînés à la servitude, beaucoup s’y enchaînent (Sénèque). »

Les rois ne connaissent pas l’amitié, la confiance ; ils n’ont autour d’eux que des flatteurs et des hypocrites. — Mais ce qu’Hiéron place au nombre des plus grands inconvénients de la royauté, c’est la privation des amitiés et relations cordiales qui sont le charme le plus doux, le plus parfait de l’existence de l’homme : « Quelle marque d’affection et de bons sentiments à mon endroit m’est-il possible de recevoir, dit-il, de quelqu’un qui, que ce soit ou non de son fait, me doit d’être vis-à-vis de moi tout ce qu’il a possibilité d’être ? Puis-je tenir compte de l’humilité de sa parole, de sa respectueuse courtoisie, alors qu’il ne peut en agir autrement ? Les honneurs que nous rendent ceux qui nous craignent, ne nous honorent pas, ils s’adressent à la royauté et non à moi personnellement : « Le plus grand avantage de la royauté, c’est que le peuple est obligé non seulement de souffrir, mais encore de louer les actions du maître (Sénèque). » Ne vois-je pas le mauvais roi comme le bon, celui qu’on hait comme celui qu’on aime, être traités l’un et l’autre de la même façon ? on semblait avoir à l’égard de mon prédécesseur la même déférence que pour moi, on le servait avec le même cérémonial, et il en sera de même pour mon successeur. Si mes sujets ne m’offensent pas, ce n’est pas là une preuve indiscutable de sincère affection ; je ne puis la considérer comme telle, puisque lors même qu’ils voudraient m’offenser, ils ne le peuvent pas. Nul ne me fréquente parce qu’il a de l’amitié pour moi ; ce sentiment ne peut naître quand les relations et les échanges d’idées sont si rares ; l’élévation de mon rang me tient à l’écart de toute intimité ; entre les autres hommes et moi il y a trop d’inégalité et de disproportion. Ils font partie de ma suite parce que cela a bon air, que c’est la coutume ; et encore est-ce plutôt à ma fortune qu’à moi qu’ils sont attachés et dans le but d’augmenter la leur. Tout ce qu’ils me disent et font est entaché de dissimulation, leur liberté étant tenue en bride par la toute-puissance qu’en toutes choses j’exerce sur eux ; je ne vois rien à découvert autour de moi, rien qui ne soit masqué. » — Ses courtisans louaient un jour l’empereur Julien de ce qu’il s’efforçait d’être juste : « Je m’enorgueillirais certainement de ces louanges, leur répondit-il, si elles venaient de personnes qui oseraient dénoncer et blâmer mes actes, si je me conduisais autrement. »

Les commodités effectives dont ils jouissent leur sont communes avec les autres hommes. — Toutes les commodités effectives dont jouissent les princes leur sont communes avec les hommes de fortune moyenne (les dieux seuls montent des chevaux ailés et se nourrissent d’ambroisie) ; ils ne diffèrent pas de nous sous le rapport du sommeil et de l’appétit ; l’acier de leur armure n’est pas de meilleure trempe que celui dont sont forgées les nôtres ; leur couronne ne les abrite ni du soleil, ni de la pluie. — Dioclétien, porté au plus haut et plus envié degré de la fortune, en descendit pour jouir des satisfactions de la vie d’un simple particulier. Quelque temps après, les nécessités des affaires publiques réclamant qu’il en prît à nouveau la direction, il répondait à ceux qui venaient le prier d’en accepter la charge : « Vous ne chercheriez pas à me persuader, si vous voyiez la belle venue des arbres que j’ai plantés moi-même sur mes terres et les beaux melons que j’y ai semés. »

Gouvernement idéal. — Anacharsis est d’avis que l’état le plus heureux serait celui qui aurait un gouvernement tel, que, toutes autres conditions égales, on y verrait la prééminence donnée à la vertu et le vice relégué au dernier rang.

Une folle ambition les porte souvent à ravager le monde, lorsqu’ils pourraient sans efforts se procurer le repos et les vrais plaisirs. — Quand le roi Pyrrhus méditait de passer en Italie, Cinéas, son sage conseiller, voulant lui faire sentir l’inanité de son ambition, lui dit : « Et dans quel but, Sire, concevez-vous cette grande entreprise ? » — « Pour me rendre maître de l’Italie, » répondit le roi. — « Et cela fait ? » poursuivit Cinéas. — « Je passerai en Gaule et en Espagne. » — « Et après ? » — « J’irai subjuguer l’Afrique ; et, quand enfin je serai maître du monde, je me reposerai et vivrai content et tranquille. » — « Pour Dieu ! Sire, répliqua alors Cinéas, dites-moi ce qui vous empêche d’en agir de la sorte dès à présent, si telle était votre volonté ; pourquoi ne pas jouir sur l’heure de ce repos auquel vous dites aspirer et vous épargner ainsi tant d’embarras, tant de hasards, auxquels de gaîté de cœur vous allez vous exposer, avant d’atteindre ce but que vous avez dès maintenant à votre portée ? » — « C’est sans doute parce qu’il ne connaissait pas les bornes que l’on doit mettre à ses désirs, et au delà desquelles prend fin le plaisir véritable (Lucrèce). »

« Chacun est l’artisan de sa fortune (Cornélius Népos) » ; cette maxime de l’antiquité, que je trouve si belle et qui est ici d’à propos, servira de conclusion au présent chapitre.