Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 43

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 497-501).

CHAPITRE XLIII.

Des lois somptuaires.

Interdire l’usage de l’or et de la soie à certaines classes de la société, dans le but d’enrayer le luxe, c’est aller à l’encontre de ce que l’on se propose. — La manière dont nos lois cherchent à enrayer les dépenses extravagantes et si pleines d’ostentation que nous apportons à la tenue de la table et au costume, semble aller à l’encontre du but qu’elles se proposent. Le vrai moyen d’y atteindre, serait d’inspirer aux hommes le mépris de l’or et de la soie comme choses frivoles et inutiles ; au lieu de cela, nous en accroissons la valeur et le prix qu’on y attache, ce qui est une façon bien sotte de les en dégoûter. Dire, ainsi qu’on l’a fait, que les princes seuls pourront manger du turbot et porter du velours et des tissus d’or et l’interdire au peuple, qu’est-ce, sinon donner de l’importance à ces choses et augmenter l’envie de chacun d’en user ! Que les rois renoncent hardiment à ces marques de grandeur, ils en ont assez d’autres ; de semblables excès sont plus excusables chez des particuliers que chez des princes. Ce qui se passe chez quelques nations, nous montre qu’il y a assez de meilleurs moyens d’établir par des distinctions extérieures les degrés de la hiérarchie sociale (ce que je considère du reste comme une mesure sage dans un gouvernement), sans recourir à un étalage qui développe la corruption et a des inconvénients si évidents.

L’exemple des grands fait loi ; c’est pourquoi ils devraient se distinguer par leur simplicité. — Il est vraiment merveilleux de voir combien la coutume, dans des choses comme celles-ci au fond si indifférentes, s’introduit aisément et s’impose avec autorité. Il y avait à peine un an qu’à la cour, pour le deuil du roi Henry II, on portait du drap, que déjà, au sentiment de chacun, la soie était tombée en un tel discrédit, qu’en voyant quelqu’un en être vêtu, on pensait aussitôt que ce devait être quelque bourgeois de la ville ; elle était devenue le propre des médecins et des chirurgiens ; et, bien que dans toutes les classes de la société tout le monde fût à peu près habillé de même, la distinction naturelle de chacun suffisait pour dénoter celle à laquelle il appartenait. Qu’il faut peu de temps aux armées pour que le pourpoint maculé de chamois et de toile soit en honneur et que les vêtements riches et brillants soient dédaignés, soient même un sujet de reproche pour ceux qui en portent ! Que les rois donnent l’exemple de renoncer à ces dépenses : en un mois, sans édit, sans ordonnance, ce sera chose faite ; tous, après eux, nous en ferons autant. La loi, au rebours de ce qu’elle prescrit aujourd’hui, devrait porter que les étoffes de couleur éclatante et les joyaux sont interdits à tout le monde, sauf aux bateleurs et aux courtisanes.

C’est ainsi que Zéleucus corrigea les mœurs corrompues des Locriens. Ses ordonnances portaient « que les femmes de condition libre ne pourraient avoir à leur suite plus d’une femme de chambre, hors le cas où elles seraient ivres. Que seules les filles publiques et de mauvaise vie pourraient sortir la nuit hors ville, porter sur leur personne des bijoux en or et des robes enrichies de broderies. Qu’à l’exception de ceux faisant métier de prostituer les femmes et les filles, aucun homme ne devrait avoir de bagues en or, ni de vêtements de tissu délicat, du genre des étoffes fabriquées à Milet ». Par ces exceptions qui stigmatisaient ceux auxquels elles s’appliquaient, il détourna ingénieusement ses concitoyens de ces superfluités et de leurs attraits pernicieux ; moyen très efficace, en éveillant l’honneur et l’ambition, d’amener les hommes à la pratique de leurs devoirs et à l’obéissance aux lois.

Bizarrerie et incommodités de certaines modes. — Nos rois ont toute facilité pour de semblables réformes dans ces questions de mode ; leur goût fait loi : « Tout ce que font les princes, il semble qu’ils le commandent (Quintilien) », et le reste de la France se règle sur ce qui se fait à la cour. Qu’ils abandonnent ce genre de culottes si laid, qui dessinent des parties du corps que d’ordinaire on n’affiche pas ; ces pourpoints si amples et si lourds qui nous font une tournure tout autre que celle que nous avons naturellement, qui sont si incommodes quand on veut s’armer ; ces longs cheveux qui donnent un air efféminé ; cet usage de s’embrasser entre gens qui se connaissent, quand on s’aborde ; de baiser les mains de qui l’on salue, ce que l’on ne faisait jadis qu’à l’égard des princes ; qu’ils condamnent cette habitude, qu’en un lieu où une attitude respectueuse est de mise, un gentilhomme se tienne sans épée au côté, le vêtement ouvert et flottant comme s’il venait de la garde-robe ; et cette autre, contraire à celle de nos pères et au privilège qu’avait la noblesse en France, qui veut aujourd’hui qu’autour de ces mêmes princes, en quelque lieu que ce soit, si loin qu’on se trouve d’eux, on se tienne la tête découverte, et cela, non seulement quand il s’agit d’eux, mais à l’égard de cent autres, tant nous avons de tiers, de quarts de roi, qui ont les mêmes exigences ; qu’ils le veuillent, et ces innovations et beaucoup d’autres du même genre et tout aussi regrettables, seront aussitôt décriées et disparaîtront. — Ce sont là des erreurs toutes superficielles, elles n’en sont pas moins de fâcheux pronostics ; quand nous voyons les enduits de nos murs et de nos cloisons se fendiller, nous sommes avertis que le gros œuvre du bâtiment se disjoint.

Même dans les modes, les changements sont dangereux pour la jeunesse. — Platon, dans ses Lois, estime qu’il n’y a pas au monde de calamité plus dommageable pour sa cité, que de laisser la jeunesse prendre la liberté d’apporter des changements dans son costume, dans ses manières de faire, ses danses, ses exercices et ses chants, et de leur en substituer d’autres, obéissant en cela tantôt à une impression, tantôt à une autre ; recherchant les nouveautés, en honorant les auteurs, ce qui conduit à la corruption des mœurs et fait que[1] toutes les anciennes institutions en arrivent à être sapées et méprisées. En toutes choses, sauf pour ce qui est mauvais, les changements sont à craindre, qu’ils surviennent dans le cours des saisons, la direction des vents, le mode de nourriture, le cours de nos humeurs. Aucune loi n’a de valeur bien effective, en dehors de celles auxquelles Dieu a donné une durée remontant à une époque si reculée que personne n’en sait l’origine et ne les a jamais connues autres.

  1. *