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Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 46

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 509-517).

CHAPITRE XLVI.

Des noms.

Il est des noms qui sont pris en mauvaise part ; certains sont, par tradition, plus particulièrement usités dans telle ou telle famille de souverains ; d’autres sont plus ou moins répandus chez tel ou tel peuple. — Quelque diversité d’herbes qu’il y ait, on les comprend toutes sous la dénomination de salade ; je vais faire de même, et, à propos de noms, présenter ici un salmigondis de sujets divers.

Chaque nation a, je ne sais pourquoi, des noms qui se prennent en mauvaise part ; tels, chez nous, Jean, Guillaume, Benoît. Il semble aussi que, dans la généalogie des princes, certains noms se reproduisent fatalement ; tels sont : les Ptolémées en Égypte ; les Henrys en Angleterre ; les Charles en France ; Baudouins en Flandre ; et, dans notre ancienne Aquitaine, les Guillaume, d’où l’on dit qu’est dérivé le nom actuel de Guyenne, par une étymologie assez difficile à admettre, si on n’en trouvait d’aussi peu admissible dans Platon même.

C’est une chose sans importance et cependant digne d’être notée en raison de sa singularité et que rapporte un témoin oculaire, qu’Henry duc de Normandie, fils de Henry second roi d’Angleterre, donna en France un festin où la noblesse qui y prit part fut en nombre si considérable que, par amusement, s’étant répartie en groupes de même nom, on compta dans le plus nombreux, qui fut celui des Guillaume, cent dix chevaliers de ce nom ayant pris place à table, nombre dans lequel n’étaient compris ni les simples gentilshommes ni les gens de service.

Il n’est pas plus singulier de grouper à table les convives d’après leurs noms, que d’y faire servir les mets suivant l’ordre que leur assigne la première lettre de leur nom, comme le fit faire l’empereur Geta ; c’est ainsi qu’on servit consécutivement la série de ceux commençant par un m : mouton, marcassin, merluche, marsouin, et ainsi des autres

Il est avantageux de porter un nom aisé à prononcer et qui se retienne facilement. — On dit communément qu’il y a avantage à avoir bon nom ou bon renom, c’est-à-dire du crédit et de la réputation ; il est également vrai qu’il est utile d’avoir un[1] beau nom, qui soit facile à prononcer et à retenir ; les rois et les grands nous reconnaissent plus aisément et nous oublient moins. Nous-mêmes, parmi les gens qui nous servent, nous appelons de préférence et employons ceux dont les noms nous viennent le plus facilement à la bouche. J’ai vu le roi Henry II ne pouvoir arriver à prononcer exactement le nom d’un gentilhomme de cette partie-ci de la Gascogne, et ce même prince être d’avis que l’on désignât l’une des filles d’honneur de la reine du nom de son pays d’origine, trouvant que son nom de famille était trop répandu. Socrate estime que c’est un soin auquel un père doit s’attacher que de donner de beaux noms à ses enfants.

Influence des noms. — On raconte que la fondation de Notre-Dame la Grande, à Poitiers, est due à ce qu’un jeune débauché, qui avait sa demeure sur cet emplacement, ayant rencontré une fille de joie et lui ayant, en l’abordant, demandé son nom, qui était Marie, sentit soudainement se réveiller en lui ses sentiments religieux ; et, saisi de respect pour ce très saint nom de la Vierge, mère de notre Sauveur, non seulement il chassa immédiatement la fille, mais s’amenda pour le reste de ses jours. En considération de ce miracle fut bâtie, là même ou était la maison de ce jeune homme, une chapelle sous le vocable de Notre-Dame, et par la suite, l’église que nous voyons. — C’est par la voix et l’ouïe que la dévotion, agissant directement sur l’âme, produisit chez ce jeune homme ce revirement. Le fait suivant, de même genre, fut dû à une action immédiate sur les sens : Pythagore se trouvant en compagnie de jeunes gens en fête, s’aperçut que, commençant à s’échauffer, ils méditaient de pénétrer avec violence dans une maison respectable. Il prescrivit alors à l’orchestre de modifier ses airs et d’en jouer de graves qui, sévères et monotones, pénétrant peu à peu les auditeurs de leur rythme, endormirent leur ardeur.

La postérité ne contestera pas que la Réforme qui a éclaté de nos jours, n’ait été délicate et vigilante. Elle s’est appliquée non seulement à combattre les erreurs et les vices, a rempli le monde de dévotion, d’humilité, d’obéissance, de paix, de vertus de toutes sortes, mais elle a été jusqu’à proscrire nos noms de baptême, Charles, Louis, François, pour y substituer ceux de Mathusalem, Ezéchiel, Malachie, beaucoup plus en harmonie avec les dogmes de la foi ! — Un gentilhomme de mes voisins, supputant les supériorités des temps passés sur les temps actuels, n’omettait pas de faire entrer en ligne de compte le relief et l’élégance des noms de la noblesse en ces temps-là, Dom Grumedan, Quedragan, Agesilan ; rien qu’en les entendant prononcer, on sentait que c’étaient là des gens bien autres que Pierre, Guillot et Michel !

Il serait bon de ne jamais traduire les noms propres et de les laisser tels qu’ils sont écrits et se prononcent dans leur langue d’origine. — Je sais bon gré à Jacques Amyot d’avoir laissé subsister dans un discours écrit en français les noms latins tels qu’ils s’écrivent dans leur langue d’origine, et de ne pas les avoir altérés et modifiés pour leur donner une tournure française ; au début, cela semblait un peu extraordinaire, mais déjà sa traduction si répandue de Plutarque y avait préparé. J’ai souvent souhaité que ceux qui écrivent des chroniques en latin, transcrivent les noms propres tels qu’ils sont ; en les métamorphosant à la grecque ou à la romaine pour leur donner plus de grâce, en faisant de Vaudemont, « Vallemontanus », nous finissons par ne plus savoir où nous en sommes et nous nous y perdons.

Inconvénient qu’il y a à prendre des noms de terre comme on le fait en France, cela favorise la tendance que beaucoup ont à altérer leur généalogie. — Pour clore cette série de réflexions sur les noms, disons que c’est une mauvaise habitude, qui a de très fâcheuses conséquences, qu’en France nous appelions chacun du nom de sa terre et de sa seigneurie ; c’est la chose du monde qui fait le plus que les races se mêlent et ne peuvent plus se distinguer. Un cadet de bonne maison, qui a reçu en apanage une terre dont il a pris le nom, sous lequel il a été connu et honoré, ne peut honnêtement abandonner ce nom. Lui mort, dix ans après sa terre passe à un étranger qui en fait autant ; comment est-il possible de s’y reconnaître entre ces deux familles ? Il n’est pas besoin du reste, à cet égard, de chercher des exemples en dehors de notre maison royale où il y a autant de surnoms qu’il s’y fait de partages, si bien qu’on ne sait plus aujourd’hui à qui remonte son origine. Chacun en use à un tel degré à sa fantaisie sous ce rapport que, de nos jours, je ne vois personne, porté par la fortune à un rang tant soit peu élevé, auquel on n’ait tout aussitôt découvert des titres généalogiques nouveaux et ignorés de son père, le faisant descendre de quelque illustre lignée ; et, par surcroît de chance, ce sont les familles les plus obscures qui prêtent le plus à ces falsifications.

Combien avons-nous de gentilshommes en France qui, d’après leur compte plus que d’après celui des autres, sont de race royale ! Cela fut dit un jour, fort spirituellement, par un de mes amis, dans la circonstance suivante : Dans une réunion, un différend s’étant élevé entre deux seigneurs, dont l’un par ses titres et ses alliances avait une prééminence incontestable sur le commun de la noblesse, chacun, dans l’assemblée, cherchant à propos de cette prééminence à s’égaler en lui, en vint à alléguer : qui, son origine ; qui, une ressemblance de nom ; qui, ses armoiries ; qui, un vieux titre de famille ; et le moindre se trouvait être arrière-petit-fils de quelque roi d’outre-mer. Lorsqu’on passa dans la salle à manger, mon ami, au lieu de se rendre à sa place, se mit à aller à reculons, se confondant en révérences, suppliant l’assistance d’excuser la témérité qu’il avait eue jusqu’ici de vivre sur un pied d’intimité avec eux ; mais venant seulement d’être informé de leurs qualités de si ancienne date, il les priait de consentir que, dès maintenant, il leur rendît les honneurs dus à leur rang, qu’il ne lui appartenait pas de s’asseoir en si nombreuse compagnie de princes ; et, terminant sa plaisanterie par des railleries sans fin, il leur dit : « Contentons-nous donc, par Dieu ! de ce dont nos pères se sont contentés et de ce que nous sommes ; notre rang est suffisant, si nous savons nous y bien tenir ; ne désavouons pas la fortune et la condition de nos aïeux. Bannissons ces écarts d’imagination si ridicules, qui ne peuvent manquer de tourner à la confusion de quiconque a l’impudence d’avoir des prétentions qui ne sont pas fondées. »

Les armoiries passent également des uns aux autres ; armoiries de Montaigne. — Les armoiries ne prouvent guère plus que les surnoms. Les miennes sont « d’azur semé de trèfles d’or, avec une patte de lion également d’or, armée de gueule et mise de face ». Quelle assurance ai-je qu’elles ne sortiront pas de ma maison ? Un gendre ne peut-il les transporter, dans une autre famille ? Quelque acheteur de rien s’en parera peut-être à défaut d’autres. Il n’est rien qui ne donne plus sujet à de plus fréquentes mutations et à plus de confusion.

On se donne bien de la peine pour illustrer un nom qui souvent sera altéré par la postérité ; un nom, après nous, n’est en fin de compte qu’un mot et un assemblage de traits sans objet. — Ces réflexions en entraînent une autre d’ordre différent. Pour Dieu, examinons de près et sondons sur quoi reposent cette gloire, cette réputation pour lesquelles nous bouleversons le monde ? en quoi consiste cette renommée, qu’à si grand’peine nous cherchons à acquérir ? C’est en somme à Pierre ou à Guillaume qu’elle s’applique, ce sont eux qui l’ont en garde, qu’elle intéresse. De quelle puissante faculté vraiment jouit l’espérance qui, chez un simple mortel embrassant l’infini, l’immensité[2], l’éternité, substitue, par un effet de mirage, à une indigence absolue la possession illimitée de tout ce qu’il peut imaginer et souhaiter ; de quel agréable jouet la nature nous a en cela gratifiés ! Mais, en fin de compte, qu’est-ce que Pierre ou Guillaume sinon un son ou encore trois ou quatre traits de plume, qui même sont si peu précis que l’on peut se demander vraiment à qui revient l’honneur de tant de victoires : à Guesquin, à Glesquin ou à Gueaquin ? La question sur ce point donnerait vraisemblablement lieu à un débat encore plus épineux que celui que Lucien a imaginé entre les deux lettres grecques sigma (Σ) et tau (T) ; « le prix, dans le cas actuel, n’est pas de peu de valeur (Virgile) » et la chose est d’importance, puisqu’il s’agit de fixer auquel de ces mots diversement orthographiés sont à attribuer tant de sièges entrepris ou soutenus, de batailles livrées, de blessures reçues, de captivité endurée, de services rendus à la couronne royale par ce connétable fameux.

Parfois, de notre vivant même, ce n’est qu’un pseudonyme. — Nicolas Denisot ne s’est occupé que des lettres dont se compose son nom et il en a changé la contexture pour en faire « le comte d’Alsinois « qu’il a illustré de la gloire que lui ont value ses poésies et sa peinture. — Suétone l’historien affectionnait la signification qu’avait le sien ; ne pouvant s’appeler Lénis (doux) qui était le surnom de son père, il a adopté celui de Tranquillus qu’il a fait héritier de la réputation que lui ont acquise ses écrits. — Qui croirait que le capitaine Bayard ne doit qu’aux hauts faits accomplis par Pierre Terrail, une illustration empruntée ; et qu’Antoine Escalin s’est, de son propre consentement, laissé dépouiller par le capitaine Paulin et le baron de la Garde du mérite et de l’éclat de tant de voyages nautiques et des hautes charges qu’il a remplies et sur terre et sur mer ?

À qui le souvenir que, dans l’histoire, les noms consacrent, s’applique-t-il parmi le grand nombre d’êtres, connus ou inconnus, qui ne sont plus et qui ont porté le même nom ? — Outre ces variations qu’ils éprouvent, ces traits de plume sont communs à des milliers de personnes. Combien, dans toute race, y en a-t-il qui ont mêmes noms et mêmes surnoms ? Combien, encore parmi des hommes de races différentes en des contrées et des siècles divers ? L’histoire a conservé le souvenir de trois Socrate, cinq Platon, huit Aristote, sept Xénophon, vingt Démétrius, vingt Théodore ; et combien lui sont demeurés inconnus. — Qu’est-ce qui empêche que mon palefrenier se nomme Pompée le Grand ; et qu’est-ce qui s’oppose finalement à ce que ce soit à lui, quand il sera trépassé, au lieu que ce soit à cet homme qui a eu la tête coupée en Égypte, qu’aille la gloire qu’éveille ce nom quand on le prononce, ou l’honneur qu’il rappelle quand on le voit écrit, et auquel des deux profitera-t-il ? « Croyez-vous qu’il y ait là de quoi toucher la cendre et les mânes des morts (Virgile) ? »

Qu’importe aux grands hommes, quand ils ne sont plus, la gloire de leur nom ? — Que peuvent bien éprouver Épaminondas et Scipion l’Africain, ces deux émules par leur valeur qui les élève sous ce rapport au-dessus de tous les hommes : le premier, de ce vers si beau gravé sur le socle de sa statue et qui depuis tant de siècles est dans toutes nos bouches quand il est question de lui : « Sparte, devant sa gloire, abaisse son orgueil (reproduit du grec par Cicéron) » ; le second, de ce distique composé à sa louange : « Du levant au couchant il n’est point de guerriers dont le front soit couvert de si nobles lauriers (Cicéron). »

Ces témoignages impressionnent agréablement ceux qui sont sur cette terre, excitent leur envie et leurs désirs ; et sans y réfléchir, ils prêtent aux trépassés les sensations qu’ils éprouvent eux-mêmes, en même temps qu’ils se leurrent d’être capables, eux aussi, d’arriver à la célébrité. Dieu seul sait ce qui en sera, il n’en est pas moins vrai que « c’est là le mobile auquel ont obéi les généraux grecs, romains et barbares ; c’est là ce qui leur fit affronter mille travaux et mille dangers, tant il est vrai que l’homme est plus altéré de gloire que de vertu (Juvénal) ».

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