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Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 47

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 519-529).

CHAPITRE LXVII.

Incertitude de notre jugement.

En maintes occasions on peut être incertain sur le parti à prendre. — Par exemple, faut-il poursuivre à outrance un ennemi vaincu ? — « À propos de toutes choses, il est aisé de parler soit pour, soit contre,  » dit Homère avec juste raison. C’est ainsi par exemple que Pétrarque a pu écrire : « Annibal vainquit les Romains, mais ne sut pas profiter de la victoire. »

Celui dont ce serait là la façon de penser et qui regarderait comme une faute, ainsi que le parti catholique est généralement porté à le faire, de n’avoir pas poursuivi le succès que nous avons obtenu à Montcontour, ou qui reprocherait au roi d’Espagne de n’avoir pas mis à profit l’avantage qu’il avait obtenu contre nous à Saint-Quentin, pourrait à l’appui de sa thèse émettre les arguments suivants : De semblables fautes sont le fait d’une âme enivrée d’un premier succès et dont le courage limité, satisfait de ce commencement de bonne fortune, est peu porté à pousser plus en avant, se trouvant déjà embarrassé du résultat obtenu ; la coupe est pleine et ne peut en contenir davantage ; pareil chef ne mérite pas son heureuse chance, ne sachant pas l’utiliser, puisqu’il donne à son ennemi possibilité de rétablir ses affaires. Peut-on espérer de lui qu’il osera renouveler son attaque contre un adversaire qui s’est rallié et se présente à nouveau en bon ordre, que surexcitent le dépit et le désir de se venger, alors qu’il n’a pas osé ou n’a pas su le poursuivre quand ses rangs étaient rompus et que la frayeur l’envahissait, « alors que la fortune s’était déclarée et que tout cédait à la terreur (Lucain) » ? car enfin que peut-il attendre de mieux que ce qu’il a laissé échapper ? À la guerre, ce n’est pas comme à l’escrime où celui qui touche le plus souvent gagne ; tant que l’ennemi est sur pied, c’est à recommencer de plus belle, il n’y a de victoire que ce qui met fin aux hostilités. — À la suite de cette rencontre près d’Oricum, où César courut les plus grands risques, il reprochait aux soldats de Pompée d’avoir manqué l’occasion, convenant qu’il eût été perdu si leur général avait su vaincre ; lui-même leur tint bien autrement l’épée dans les reins, quand son tour vint de les poursuivre.

À l’appui de la thèse contraire, on peut dire que c’est le propre d’un esprit impatient et insatiable, de ne pas savoir borner sa convoitise ; que c’est abuser des faveurs divines que de vouloir outrepasser la mesure dans laquelle elles nous sont accordées ; que s’exposer à un échec après une victoire, c’est se remettre à nouveau à la merci de la fortune ; que l’un des principes les plus sages de l’art militaire, c’est de ne pas pousser son ennemi au désespoir. — Sylla et Marius, pendant la guerre sociale, venaient de battre les Marses ; voyant une fraction ennemie qui, poussée par le désespoir, reprenant l’offensive, se ruait sur eux comme des bêtes furieuses, ils ne furent pas d’avis de l’attendre. — Si M. de Foix ne s’était pas laissé emporter par son ardeur à poursuivre avec trop d’acharnement les résultats de sa victoire de Ravenne, il ne l’eût pas gâtée par sa mort. Son exemple encore récent servit du reste de leçon à M. d’Enghien, à Cerisolles, et le préserva de semblable mésaventure. — Il est dangereux d’assaillir un homme auquel on a enlevé toute autre chance de salut que la force des armes, car la nécessité est une violente maîtresse d’école : « Rien de plus aigu que les morsures de la nécessité (Porcius Latro) » ; « Qui défie la mort, n’est pas vaincu sans qu’il en coûte au vainqueur (Lucain). » — C’est ce qui fit que Pharax détourna le roi de Lacédémone, qui venait de battre les Mantinéens, de se porter contre un millier d’Argiens qui, encore intacts, avaient échappé au désastre, et lui persuada de les laisser se retirer en toute liberté, pour ne pas en venir aux prises avec des hommes valeureux, stimulés et dépités par le malheur. — Clodomir, roi d’Aquitaine, après sa victoire sur Gondemar, roi de Bourgogne, le poursuivit si activement qu’il l’obligea à faire volte-face ; dans l’action qui s’ensuivit, il fut tué et perdit ainsi par son opiniâtreté le fruit de sa victoire.

Faut-il permettre que les soldats soient richement armés ? — De même est-il préférable d’avoir des soldats richement et somptueusement armés, ou vaut-il mieux que leurs armures soient simplement telles que le comportent les nécessités du combat ? — Sertorius, Philopœmen, Brutus, César et autres sont pour le premier de ces deux modes, arguant que l’honneur et la vanité qu’il en ressent, sont un stimulant pour le soldat ; de plus, ayant à sauver ses armes, qui par leur valeur vénale lui constituent en quelque sorte une fortune et lui font l’effet d’un héritage, il n’en est que mieux disposé à déployer plus d’énergie dans le combat. C’est, dit Xenophon, cette considération qui faisait que les peuples d’Asie emmenaient avec eux, à la guerre, leurs femmes et leurs concubines, avec leurs joyaux et ce qu’ils avaient de plus précieux. — Sur le second mode, on peut dire qu’il faut plutôt détourner le soldat de l’idée de sa conservation que de le porter à y songer ; par là, on l’amènera à doubler son mépris des dangers. Faire étalage de luxe, c’est en outre exciter chez l’ennemi le désir de vaincre pour s’approprier ces riches dépouilles, cela a été observé à diverses fois ; ce fut notamment un puissant mobile chez les Romains contre les Samnites. — Antiochus montrait avec orgueil à Annibal l’armée qu’il menait contre Rome, armée où régnaient le faste et un luxe d’équipages de toute nature, et lui disait : « Pensez-vous que les Romains se contenteront d’une pareille armée ? » — « S’ils s’en contenteront, répondit Annibal, oui vraiment, si avares qu’ils soient. » — Lycurgue interdisait à ses concitoyens, non seulement tout luxe dans leurs équipages de guerre, mais encore de dépouiller l’ennemi vaincu, voulant, disait-il, qu’ils s’honorent par leur pauvreté et leur frugalité en même temps que par leur succès.

Faut-il tolérer qu’ils défient l’ennemi ? — Dans les sièges et autres circonstances où l’on est à portée de l’ennemi, on autorise volontiers les bravades des soldats qui le défient, l’injurient, l’accablent de reproches de toute espèce ; ce procédé semble avoir sa raison d’être. C’est un résultat d’une certaine importance que d’en arriver à ôter à ses propres troupes toute assurance d’être reçu en grâce ou à composition ; on y tend, en leur représentant qu’elles n’ont pas à en attendre d’un adversaire qu’elles ont comblé d’outrages et qu’elles n’ont d’autres ressources que de vaincre. — Vitellius en fit l’épreuve mais à ses dépens. Se trouvant en présence d’Othon, dont l’armée se composait de soldats dont la valeur était déprimée, parce que depuis longtemps ils avaient perdu l’habitude de faire la guerre et qu’ils étaient amollis par les délices d’un séjour prolongé à Rome, il les agaça tellement par ses apostrophes piquantes, leur reprochant leur pusillanimité, le regret qu’ils éprouvaient des belles dames et des fêtes dont ils étaient repus à la ville et se trouvaient privés, qu’il leur remit du cœur au ventre et finit par se les attirer sur les bras, ce que n’avaient pu faire toutes les exhortations que leurs chefs leur avaient adressées pour les décider à combattre. De fait des injures qui blessent au vif, peuvent aisément faire que celui qui ne marchait qu’à contrecœur pour le service de son roi, marche dans un sentiment tout autre si, par surcroît, il a une injure personnelle à venger.

Un général, pendant le combat, doit-il se déguiser pour n’être pas reconnu des ennemis. — À considérer de quelle importance est, pour une armée, la conservation de son chef, importance qui est telle que c’est vers lui, qui dirige et dont dépendent tous les autres, que convergent principalement les efforts de l’ennemi, il semble hors de doute que, pour lui, se travestir et se déguiser au moment de se jeter dans la mêlée ainsi que l’ont fait certains et non des moindres, soit chose avantageuse. Ce mode a cependant l’inconvénient, qui n’est pas moindre que celui que l’on se propose d’éviter en agissant ainsi, que le capitaine qui y a recours ne se distingue plus au milieu des siens ; le courage que leur inspirent son exemple et sa présence s’affaiblit d’autant ; n’apercevant pas les marques distinctives et les enseignes qui d’habitude le leur signalent, ils s’imaginent qu’il est mort ou que, désespérant du succès, il s’est retiré du champ de bataille. — Pour ce qui est des faits, nous les voyons corroborer tantôt l’une, tantôt l’autre de ces deux manières de faire. Ce qui arriva à Pyrrhus dans la bataille qu’il livra en Italie au consul Levinus, plaide à la fois pour et contre ; il s’était rendu méconnaissable en prenant, pour combattre, les armes de Mégacles auquel il avait donné les siennes ; cela lui sauva certainement la vie, mais il faillit être victime de l’inconvénient que je signale et perdre la bataille. — Alexandre, César, Lucullus aimaient à marcher au combat avec des costumes et des armes de grande richesse, de couleurs voyantes, décelant qui ils étaient ; Agis, Agésilas, le grand Gylippe au contraire allaient à la guerre dans un costume sévère dont rien n’indiquait qu’ils exerçaient le commandement.

Est-il préférable, au combat, de demeurer sur la défensive ou de prendre l’offensive ? — Parmi les reproches relatifs à la bataille de Pharsale que l’on fait à Pompée, est celui d’avoir attendu de pied ferme l’attaque de l’adversaire. Voici ce qu’en propres termes Plutarque, qui sait mieux s’exprimer que moi, dit à cet égard : « Outre que cela diminue la violence avec laquelle se portent les premiers coups, quand ils le sont à la suite d’une course qu’on vient de fournir, on se prive de l’élan des combattants qui, lorsqu’ils se lancent les uns contre les autres ainsi que cela se pratique d’ordinaire, par l’impétuosité et la surrexcitation qui en résultent, joint aux cris que chacun pousse ; accroissent le courage du soldat au moment du choc décisif ; tandis qu’on en arrive, en demeurant sur place, à ce qu’au lieu d’être surchauffé, sa chaleur s’éteint et se fige en quelque sorte. » — Mais si telle est l’appréciation à porter dans ce cas, si César eût été défait, n’aurait-on pas dit, tout aussi judicieusement, qu’une position est d’autant plus forte et plus difficile à enlever, qu’on ne se laisse pas aller à l’abandonner dans la chaleur du combat ; que celui qui, suspendant sa marche, se concentre et ménage ses forces pour les employer suivant les besoins, a un grand avantage sur qui est obligé à une marche ininterrompue et a déjà fourni une course qui l’a presque mis hors d’haleine ? En outre, une armée se compose de tant de fractions diverses, qu’elle ne saurait, si elle a à s’ébranler pour se ruer sur l’adversaire, y apporter, si elle le fait avec tant de furie, une précision suffisante pour que son ordre de bataille n’en soit pas troublé et rompu ; et alors, les plus dispos s’engagent avant que leurs compagnons d’armes soient en mesure de leur prêter leur concours. — Dans cette bataille, si contraire aux lois de la morale, où deux frères se disputèrent l’empire des Perses, le Lacédémonien Cléarque, qui commandait les Grecs qui avaient embrassé le parti de Cyrus, les mena tranquillement à la charge, sans se hâter ; et, arrivé à cinquante pas de l’ennemi, leur fit prendre la course. En abrégeant ainsi l’espace qu’ils avaient à franchir à une allure rapide, il espérait ménager leurs forces et, tout en leur permettant de conserver leurs rangs, leur donnait l’avantage de l’impétuosité qui augmentait leur puissance de choc et l’effet de leurs armes de jet. — D’autres ont, dans les armées sous leurs ordres, résolu de la manière suivante ce point controversé : « Si l’ennemi vous court sus, attendez-le de pied ferme ; s’il vous attend de pied ferme, courez lui sus. »

Vaut-il mieux attendre l’ennemi chez soi ou aller le combattre chez lui ? — Lors de l’invasion de l’empereur Charles-Quint en Provence, le roi François Ier eut à décider s’il le devancerait en se portant au-devant de lui en Italie, ou s’il l’attendrait sur ses états. Il se résolut à ce dernier parti, bien qu’il se rendît compte de l’avantage qu’il y a à transporter hors de chez soi le théâtre des hostilités, de telle sorte que le pays conservant ses ressources intactes, puisse continuellement fournir aux besoins en hommes et en argent. En outre, les nécessités de la guerre entraînent de continuels dégâts, auxquels nous ne nous décidons pas de gaîté de cœur à exposer ce qui nous appartient, d’autant que l’habitant s’y résigne moins facilement quand ils proviennent de gens de son parti que du fait de l’ennemi, à tel point, qu’il peut en résulter aisément des séditions et des troubles. Enfin, la licence de dérober et de piller, qui est pour le soldat une grande atténuation aux misères de la guerre, ne peut s’exercer dans son propre pays ; et comme, dès lors, il n’a plus d’autre bénéfice à espérer que sa solde, il est difficile de le retenir à son poste quand il est à si courte distance de sa femme et de son chez lui. Ajoutons que celui qui met la nappe en est toujours pour les frais du festin ; qu’il est plus agréable d’attaquer que de demeurer sur la défensive ; que l’ébranlement résultant de la perte d’une bataille est si violent que, lorsque l’événement se passe sur notre sol, il est difficile que le pays tout entier n’en soit pas atteint, attendu que rien n’est si contagieux que la peur, ne trouve si aisément créance, ne se répand plus rapidement et qu’il est à craindre que les villes, aux portes desquelles l’orage aura éclaté, qui en auront été témoins, qui auront recueilli chefs et soldats encore ahuris et tremblants d’effroi, ne se jettent, sous le coup de l’émotion, dans quelque mauvaise résolution. Ces diverses considérations n’empêchèrent pas le roi de rappeler les forces qu’il avait au delà des Alpes et de se déterminer à voir venir l’ennemi ; c’est qu’en effet, des raisons d’un autre ordre militent en sens contraire : — Étant sur son propre territoire, au milieu de populations amies, le roi, dans cette seconde hypothèse, était assuré de trouver en abondance toutes facilités. Les rivières, les moyens de passage étant à son entière disposition, les convois de vivres et d’argent s’effectueraient en toute sécurité sans qu’il soit besoin d’escorte. Ses sujets se montreraient d’autant plus dévoués que le danger serait plus proche. Disposant d’un grand nombre de villes et de points de résistance lui donnant toute sûreté, il demeurerait maître de combattre quand bon lui semblerait et seulement lorsqu’il y trouverait opportunité et avantage. S’il lui convenait de temporiser, il pouvait le faire à l’abri et tout à son aise, laissant son ennemi se morfondre et se désagréger de lui-même, en raison des difficultés qu’il aurait à surmonter sur un territoire où tout serait contre lui ; où tout, devant, derrière, sur les flancs, lui serait hostile, où il serait dans l’impossibilité de faire reposer ses troupes, d’étendre ses cantonnements si des maladies survenaient ; où il ne trouverait pas à abriter ses blessés ; où il ne pourrait se procurer de l’argent et des vivres qu’en recourant à la force, où il n’aurait pas possibilité de se refaire et de reprendre haleine ; où, ne connaissant le pays ni dans son ensemble, ni dans ses détails, il ne pourrait se préserver des embûches et des surprises ; et où finalement sa situation serait irrémédiablement compromise, s’il venait à perdre une bataille, n’ayant où rallier les débris de son armée. En somme, il ne manquait pas d’exemples qu’il pouvait invoquer à l’appui de ces deux manières de faire.

Scipion estima beaucoup plus avantageux, et bien lui en prit, de transporter la guerre chez son ennemi en Afrique que de défendre son propre territoire et de combattre en Italie cet adversaire qui se trouvait déjà y avoir pris pied. Annibal, au contraire, dans cette même guerre, se perdit pour avoir abandonné ses conquêtes en pays étranger, afin de se porter à la défense du sien. — La fortune fut contraire aux Athéniens qui, laissant l’ennemi sur leur propre territoire, étaient passés en Sicile ; elle se montra favorable à Agathocles roi de Syracuse qui, négligeant l’ennemi qu’il avait aux portes de sa capitale, alla l’attaquer en Afrique.

Cette même indécision existe pour toutes les déterminations que nous pouvons avoir à prendre. — Nous avons coutume de dire, et cela avec raison, que les événements et leurs conséquences découlent généralement, et à la guerre en particulier, de la fortune qui ne veut pas s’assujettir aux règles de notre jugement et de notre prudence, ce qu’exprime ainsi un poète latin : « Souvent l’imprévoyance réussit et la prudence nous trompe ; la fortune n’est pas toujours avec les plus dignes ; toujours inconstante, elle va indistinctement d’un côté puis d’un autre. C’est qu’il est une puissance supérieure qui nous domine et tient sous sa dépendance tout ce qui est mortel (Manilius). » À l’envisager de près, il semble que cette même influence s’exerce sur les conseils que nous tenons, sur les délibérations que nous agitons, et que nos raisonnements eux-mêmes se ressentent du trouble et de l’incertitude de la fortune. « Nous raisonnons au hasard et inconsidérément, dit le Timée de Platon, parce que, comme nous-mêmes, notre raison est, dans une large mesure, le jouet du hasard. »