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Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 6

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 665-683).

CHAPITRE VI.

De l’exercice.

Le raisonnement et la science ne suffisent pas contre les difficultés de la vie, il faut encore l’expérience. — Il est difficile que le raisonnement et l’instruction, alors même que nous avons la conviction, soient assez puissants pour nous mettre en état d’agir si, en outre, nous ne nous exerçons et, par la pratique, ne formons notre âme à ce à quoi nous voulons arriver ; sinon, quand elle sera au moment même de l’action, il y a grande probabilité qu’elle se trouvera embarrassée. Voilà pourquoi ceux d’entre les philosophes qui se sont appliqués à viser à la perfection, ne se sont pas contentés d’attendre à l’abri et au repos les rigueurs de la Fortune ; par crainte qu’elles ne les trouvât inexpérimentés et novices pour le combat, ils sont allés au-devant, affrontant ses épreuves de leur plein gré, les uns en renonçant à leurs richesses pour s’habituer à une pauvreté volontaire, les autres en se préparant par les plus durs labeurs et les austérités d’une vie de privations à s’endurcir au mal et au travail ; d’autres se sont mutilés, se privant des organes les plus chers, tels que les yeux, les parties génitales, de peur que trouvant trop de satisfaction à leur usage, ils n’en fussent amollis et que leur âme n’en fut atteinte et ne perdit de sa fermeté.

Contre la mort l’expérience n’est pas de ressource, parce qu’on ne la souffre qu’une fois. — Mais il ne nous est pas possible de nous exercer à mourir, ce qui est pourtant la plus grande besogne par laquelle il nous faut passer. On peut, par l’usage et l’expérience, se fortifier contre la douleur, la honte, l’indigence et autres accidents ; pour ce qui est de la mort, nous ne pouvons nous y essayer qu’une fois, et quand elle vient, nous n’y sommes tous que des apprentis.

Anciennement, il y a eu des hommes si soucieux de bien employer leur temps, qu’ils ont cherché, lorsqu’ils sont passés de vie à trépas, à fixer leurs impressions à ce moment et à les analyser, et ils ont appliqué leur esprit à se rendre compte de ce que peut être cette transition ; mais aucun d’eux n’est revenu nous faire part de ce qu’il en a pu connaître : « Nul ne se réveille qui, une fois, s’est endormi dans le froid repos de la mort (Lucrèce). »

Exemple mémorable de Canius Julius qui, au moment de recevoir la mort, ne songe qu’à observer l’impression qu’il en ressentira. — Un noble Romain, Canius Julius, doué d’un courage et d’une fermeté remarquables, entre autres preuves étonnantes de résolution donna la suivante : Condamné à mort par ce monstre que fut Caligula, au moment de périr de la main du bourreau, un philosophe son ami lui dit : « Hé bien, Canius ! en quel état est votre âme en ce moment ? que fait-elle ? quelles pensées vous occupent ? » — « Je pense, répondit Canius, à être prêt et appliqué de toutes mes forces à chercher, en cet instant de la mort si court et si bref, s’il me sera possible d’apercevoir quelle impression ressentira mon âme et si elle éprouvera quelque secousse en se séparant de mon corps, afin, si je parviens à saisir quelque chose, de revenir ensuite, si je le puis, en donner connaissance à mes amis. » Ce fut là un philosophe qui demeura tel non seulement jusqu’à la mort, mais pendant sa mort même. Que de courage, que de fermeté à vouloir de la sorte qu’elle servit de leçon, et conserver une telle liberté d’esprit qu’il pût penser à autre chose à un tel moment ! « Quel empire il avait sur son âme à l’heure même de sa mort (Lucain) ! »

Il y a pourtant possibilité de se familiariser avec la mort, presque de l’essayer. — Il semble cependant qu’il y ait en quelque sorte possibilité de se familiariser avec la mort, de s’y essayer quelque peu. Nous en pouvons faire l’expérience, sinon entière et parfaite, au moins dans des conditions où elle soit profitable, affermisse notre courage et nous donne de l’assurance. Si nous ne pouvons la joindre, nous pouvons l’approcher, en faire la reconnaissance ; si nous ne pouvons pénétrer jusqu’au corps du bâtiment, au moins en verrons-nous et en foulerons-nous les avenues. Ce n’est pas sans raison qu’on lui compare le sommeil, il a quelque ressemblance avec elle. Avec quelle facilité, étant éveillés, nous nous endormons ; ne perdons-nous pas connaissance de la lumière et de nous-mêmes sans presque nous en apercevoir ! Peut-être le sommeil, qui nous prive momentanément de tout mouvement et de tout sentiment, nous paraîtrait-il inutile et inexplicable, si nous n’y trouvions cet enseignement de la nature elle-mème, que nous sommes destinés à mourir comme à vivre ; dès lors, pour nous y accoutumer et faire que nous n’en ayons crainte, elle nous montre dans le cours de notre vie, l’état qu’elle nous réserve quand nous la quitterons.

Ceux qui, par suite de quelque violent accident, sont tombés en défaillance et ont perdu tout sentiment, ont été, j’imagine, bien près de voir la mort au naturel et sous son aspect véritable ; car, pour ce qui est du moment et du point précis du passage de vie à trépas, il n’est pas à craindre qu’il soit marqué par aucune douleur et aucun effort. Nous ne pouvons, en effet, rien ressentir si le temps fait défaut, et le temps qui est nécessaire à la souffrance pour qu’elle se manifeste est si court, si précipité, à l’instant même où la mort se produit, que forcément elle ne peut se faire sentir ; ce sont donc les approches de la mort qui seules sont à redouter, et elles se peuvent étudier.

Comme nombre de choses, la mort produit plus d’effet de loin que de près. — Nombre de choses semblent plus grandes quand on y pense que lorsqu’on est aux prises avec elles. J’ai passé une bonne partie de mon existence en parfaite et complète santé, non seulement ne connaissant pas la maladie mais encore plein de vie et d’activité. En cet état, où j’étais plein de fougue et uniquement occupé à m’amuser, rien que d’y penser, les maladies m’inspiraient une telle horreur que, lorsque je suis venu à en être éprouvé, j’ai trouvé leurs étreintes faibles et bénignes, auprès de ce que je redoutais. Voici du reste un fait qui se répète journellement chez moi : suis-je bien chaudement à couvert, dans une bonne chambre, pendant une nuit d’orage et de tempête, je tremble et m’effraie pour ceux qui, par ce temps, sont en pleine campagne ; est-ce moi qui suis dehors dans les mêmes circonstances, je ne cherche même pas à trouver un abri. — Être constamment enfermé dans une chambre me semblait insupportable ; une maladie qui m’émotionna beaucoup, qui me changea et m’affaiblit, m’obligea à la garder cinq semaines de suite : je trouvai alors que lorsque j’étais bien portant, les malades me semblaient beaucoup plus à plaindre que je ne me trouve l’être moi-même en pareil cas et que mon appréhension doublait presque ce qui était en réalité. — J’espère qu’il en sera de même de la mort et qu’elle ne vaut pas toute la peine que je prends à me préparer à la bien recevoir, ni tous les secours que je requiers et réunis pour soutenir son attaque ; mais, à tout hasard, nous ne saurions nous ménager trop d’avantages.

Accident survenu à Montaigne qui lui causa un long évanouissement. — Pendant la troisième, peut-être la deuxième guerre de religion (je ne me souviens pas exactement), allant, un jour, me promener à une lieue de chez moi qui habite au centre du théâtre de nos guerres civiles, et me pensant absolument en sûreté étant si à proximité de ma demeure, je crus ne pas avoir besoin d’autre monture qu’un cheval très facile, mais peu solide. Comme je revenais, une circonstance inattendue fit que je me trouvai dans le cas de lui demander un effort ne rentrant pas précisément dans ses moyens. Empressé à me venir en aide, un de mes gens, grand et fort, qui montait un puissant roussin, à la bouche démesurément dure, au reste frais et vigoureux, voulant montrer sa hardiesse à cheval et devancer ses compagnons, vint à pousser droit sur mon chemin et fondit, comme un colosse, sur le petit homme et le petit cheval que nous étions, moi et mon animal, et, nous foudroyant de sa force et de sa masse, nous envoya l’un et l’autre rouler les jambes en l’air : le cheval abattu et demeurant sur place tout étourdi ; moi, à dix ou douze pas au delà, étendu sur le dos, le visage tout meurtri et écorché, ayant perdu mes sens et ne bougeant pas plus qu’une souche ; mon épée, que je tenais à la main, à plus de dix pas de moi et ma ceinture en pièces. C’est jusqu’ici le seul évanouissement que j’aie eu. Ceux qui m’accompagnaient, après avoir essayé, par tous les moyens en leur pouvoir, de me faire revenir à moi, me crurent tué, et, me prenant dans leurs bras, m’emportèrent avec beaucoup de difficulté, gagnant ma maison qui était encore loin de là, à environ une demi-lieue de France. En chemin, après plus de deux longues heures durant lesquelles je semblais mort, je commençai à faire quelques mouvements et à respirer ; une si grande quantité de sang s’était épanché dans mon estomac que, pour l’en débarrasser, la nature eut besoin d’amener une réaction. On me remit debout et je rendis à gros bouillons un plein seau de sang pur ; plusieurs fois dans le trajet, il en fut de même. Grâce à cela, je commençai à renaître ; mais ce ne fut que peu à peu et il fallut tant de temps que, tout d’abord, ce que je ressentais touchait plus à la mort qu’à la vie : « Car, encore incertaine de son retour, l’âme étonnée ne peut s’affermir (Le Tasse). »

Ce qu’il éprouva pendant cette défaillance et en reprenant ses sens. — Ce souvenir, qui est demeuré fortement gravé en mon âme et où la mort m’est pour ainsi dire apparue avec l’aspect qu’elle doit réellement avoir, me causant l’impression que nous devons en éprouver, me réconcilie en quelque sorte avec elle. Lorsque je commençai à y voir, ma vue était si trouble, si faible, si éteinte, que je ne discernais tout d’abord rien autre que la lumière, « comme quelqu’un qui, moitié éveillé, moitié endormi, tantôt ouvre les yeux et tantôt les ferme (Le Tasse) ». Quant aux fonctions de l’âme, elles reprenaient à peu près dans la même mesure que le corps revenait à la vie. Je me vis tout sanglant, mon pourpoint ayant été complètement taché du sang que j’avais rendu. La première pensée qui me vint, fut que j’avais reçu un coup d’arquebuse dans la tête ; et de fait, on en entendait retentir en ce moment, de ci, de là, autour de nous. Il me semblait que ma vie était suspendue au bord de mes lèvres et je fermais les yeux pour, à ce que je m’imaginais, aider à la détacher de moi, me complaisant dans cet état de langueur et aussi à me sentir m’en aller. En mon âme, c’était comme une impression vague du retour de la faculté de penser, encore mal définie, que je soupçonnais plutôt que je ne ressentais, sensation tendre et douce comme tout ce que j’éprouvais, non seulement exempte de déplaisir, mais rappelant cette quiétude qui s’empare de nous quand, peu à peu, nous nous laissons gagner par le sommeil.

Les affres de la mort sont les effets d’une désorganisation physique, l’âme n’y participe pas. — Je crois que c’est en cet état que doivent se trouver ceux qui, à l’agonie, sont, de faiblesse, tombés en défaillance ; et j’estime que nous les plaignons sans raison, parce qu’à tort nous pensons que leur agitation provient de douleurs extrêmes ou qu’ils sont en proie à de pénibles pensées. J’ai toujours été d’avis, contrairement à l’opinion de quelques-uns et même à celle d’Étienne de la Boëtie, que ceux ainsi bouleversés et assoupis à leurs derniers moments, soit à la suite d’une longue maladie, soit qu’ils aient été blessés à la tête, frappés d’apoplexie ou atteints d’épilepsie : « Souvent un malheureux, frappé d’un mal subit, tombe tout à coup sous nos yeux, comme foudroyé : sa bouche écume, sa poitrine gémit, ses membres palpitent ; hors de lui, il se raidit, se tord, haletant, s’épuisant en toutes sortes de mouvements convulsifs (Lucrèce) », que nous voyons grommeler, poussant parfois des soupirs à rendre l’âme sans que pour cela rien ne semble indiquer qu’ils aient encore leur connaissance bien qu’ils ne soient pas complètement privés de mouvement, j’ai toujours pensé, dis-je, que leur corps et leur âme étaient, déjà à ce moment, endormis et comme ensevelis : « Il vit sans en être conscient (Ovide) », et ne puis croire qu’étant données une telle faiblesse des membres, une si grande défaillance des sens, l’âme au dedans de nous puisse conserver encore assez de force pour recevoir une impression quelconque ; par suite, ces moribonds échappent à toutes pensées qui seraient pour eux une cause de tourments et les mettraient à même de juger de leur triste état et de sentir en quelles conditions critiques ils se trouvent ; par conséquent, ils ne sont pas fort à plaindre.

Pour moi, je n’imagine rien de si insupportable et de si horrible que d’avoir l’âme profondément affligée et d’être dans l’impossibilité de le manifester, comme, par exemple, sont ceux qu’on envoie au supplice après leur avoir coupé la langue (si ce n’est toutefois qu’en ce genre de mort, une attitude muette et une physionomie empreinte de fermeté et de gravité sont ce qui sied le mieux) ; tels sont encore ces malheureux prisonniers tombés aux mains de soldats se transformant en bourreaux, ainsi que cela se produit de nos jours, qui les torturent en y employant les procédés les plus cruels, afin de les contraindre à leur payer une rançon excessive, hors de proportion avec ce qui leur est possible et qui, pendant tout ce temps, les confinent dans des conditions et dans des lieux où ils n’ont aucun moyen d’exprimer et de faire connaître leurs pensées et leur misère.

L’agonie est un état analogue à celui d’un homme qui ne serait ni tout à fait éveillé ni complètement endormi. — Les poètes ont admis des dieux favorables à la délivrance de ceux sous le coup d’une mort qui vient d’une manière insensible : « J’exécute les ordres que j’ai reçus, dit Iris, et j’affranchis ton corps, en coupant le cheveu blond consacré au dieu des enfers (Virgile). » Les paroles, les réponses brèves et décousues qu’on leur arrache quelquefois à force de crier et de tempêter à leurs oreilles, les mouvements qu’ils font et qui semblent avoir quelque rapport avec ce qu’on leur demande, ne sont pas des preuves qu’ils vivent, du moins d’une vie entière. Il arrive ici ce qui se produit lorsque nous nous endormons et que le sommeil encore indécis ne s’est pas complètement emparé de nous nous avons, comme en un songe, quelque conception de ce qui se fait autour de nous, nous suivons ce qui se dit, mais n’en recevons qu’une perception vague et imparfaite qui semble ne faire qu’effleurer l’âme, et les réponses que nous pouvons faire aux paroles qui nous sont dites en dernier lieu, tiennent plus du hasard qu’elles n’ont de sens.

Au début de son accident Montaigne était anéanti ; à ce moment où la mort était si proche, sa béatitude était complète. — Maintenant que j’en ai fait l’expérience, je ne doute pas que ce que j’en ai jugé jusqu’ici, ne soit exact. D’abord, étant complètement évanoui, je travaillais à force avec mes ongles (car j’étais désarmé) à ouvrir mon pourpoint, et cependant je n’avais pas impression d’être blessé, mais nous avons souvent des mouvements dont nous sommes inconscients : « Les doigts mourants se contractent et ressaisissent le fer qui leur échappe (Virgile) » ; quand nous tombons, nous portons, dans notre chute, les bras en avant par une impulsion naturelle à nos membres qui se rendent mutuellement service et ont des mouvements indépendants de notre volonté : « On dit que, dans les combats, les chars armés de faux coupent les membres des combattants avec tant de rapidité, qu’on les voit à terre palpitants, avant que la douleur d’un coup si prompt ait pu parvenir jusqu’à l’âme (Lucrèce). » — J’avais l’estomac oppressé par ce sang caillé ; mes mains s’y portaient d’elles-mêmes, comme elles font souvent, sans que nous le voulions, quand nous éprouvons quelque part des démangeaisons. Il y a des animaux, et cela se produit même en l’homme, chez lesquels, après la mort, on voit se contracter et remuer les muscles ; chacun sait par lui-même que certaines parties de notre corps s’agitent, se tendent, se détendent souvent, sans que nous y ayons intention. Or, ces souffrances qui nous effleurent à peine, ne sont pas nôtres ; pour qu’elles fussent nôtres, il faudrait que nous y soyons engagés tout entiers ; c’est le cas des douleurs qui nous peuvent survenir aux mains et aux pieds pendant que nous dormons, nous ne nous en rendons pas compte.

Comme j’approchais de chez moi, où déjà la nouvelle de ma chute était parvenue et avait répandu l’alarme, les personnes de ma famille venues à ma rencontre, gémissant et criant comme il arrive en pareil occurrence, non seulement je répondais quelques mots aux questions qu’on m’adressait, mais, paraît-il, je m’avisai même de commander qu’on donnât un cheval à ma femme que je voyais s’empêtrer et fatiguer dans le chemin qui était montueux et malaisé. Il semble que cette préoccupation fût l’indice d’une âme rentrée en possession d’elle-même, et pourtant il n’en était rien ; c’étaient des lueurs de raison, confuses, provoquées par ce que percevaient mes yeux et mes oreilles, elles ne venaient pas de moi-même. Je ne savais ni d’où je venais, ni où j’allais ; je ne pouvais pas davantage me rendre compte de ce qu’on me demandait, ni y réfléchir ; le peu qu’à ce moment je pus faire ou dire était un effet machinal de mes sens, agissant par un reste d’habitude ; l’âme elle-même y était pour bien peu de chose : elle se trouvait comme dans un songe, très légèrement impressionnée par l’action réflexe quoiqu’à peine sensible des sens, et n’en avait pas conscience. — Pendant tout le temps que je demeurai ainsi, j’éprouvai une grande sensation de calme et de douceur ; je ne songeais ni à autrui, ni à moi-même ; j’étais dans un état de langueur et de faiblesse extrêmes, ne ressentant aucune douleur. — Je vis ma maison sans la reconnaître. Quand on m’eut couché, ce repos me causa un bien-être infini ; j’avais été horriblement tiraillé par ces pauvres gens, qui avaient pris la peine de me porter dans leurs bras pendant un long et très mauvais chemin et que la fatigue avait obligés à se relayer les uns les autres, deux ou trois fois. On me présenta force remèdes dont je ne voulus pas, convaincu que j’étais blessé mortellement à la tête. C’eût été, sans mentir, une mort bien agréable ; l’affaiblissement de ma raison m’empêchait de m’en apercevoir et celui du corps, de rien sentir ; je me laissais aller à la dérive si doucement, d’une façon si indolente, si aisée, que je ne sais guère rien qui soit moins pénible.

Peu à peu renaissant à l’existence, la mémoire lui revient et les souffrances l’envahissent. — Quand je me repris à vivre et recouvrai mes forces : « Lorsque mes sens enfin reprirent quelque vigueur (Ovide) », ce qui arriva deux ou trois heures après, je me sentis de toutes parts ressaisi par les douleurs, les membres tout moulus et froissés de ma chute ; j’en souffris tant, durant les deux ou trois nuits qui suivirent, que je crus en mourir à nouveau, mais cette fois d’une mort bien plus douloureuse, et aujourd’hui encore je me ressens de la secousse que m’a causée cet accident. Il est à noter que la dernière chose que je pus me remettre en mémoire, ce fut le souvenir même de la manière dont la chose s’était produite ; je dus me faire répéter plusieurs fois où j’allais, d’où je venais, à quelle heure cela m’était arrivé, avant de parvenir à le concevoir. Quant à la façon dont j’avais été projeté à terre, on me la cachait par commisération pour celui qui en avait été cause, et on m’en inventait d’autres. Longtemps après, le lendemain, quand, la mémoire commençant à me revenir, je me revis dans l’état où j’étais lorsque j’aperçus ce cheval se précipitant sur moi (car je l’avais entrevu au moment même où il m’arrivait dessus et dès lors me considérais comme un homme mort ; seulement cette pensée avait été si soudaine, que je n’eus même pas le temps d’avoir peur), cette réminiscence me fit l’effet d’un éclair qui me galvanisait, et il me sembla que je revenais de l’autre monde.

Si Montaigne s’est longuement étendu sur cet accident, c’est qu’il s’étudie dans toutes les circonstances de la vie. — Ce récit d’un événement de si peu d’importance serait acte de vanité sans l’enseignement que j’en ai retiré ; car, pour s’apprivoiser avec la mort, m’est avis que le seul moyen est de l’avoir approchée. Or, comme dit Pline, chacun est à soi-même un très bon sujet d’instruction, pourvu qu’il ait les qualités suffisantes pour bien s’observer. Ce n’est pas une chose qui m’ait été enseignée, que j’expose ici, mais une chose apprise de moi-même ; ce n’est pas une leçon faite par autrui, c’est une leçon que je me suis faite à moi-même ; par conséquent on ne saurait me savoir mauvais gré de la communiquer : ce qui m’a été utile, peut, le cas échéant, l’être à un autre. En somme, je ne gâte rien et n’use que de ce qui est à moi ; si c’est folie de ma part, moi seul en pâtis et je ne nuis à personne, car ma folie meurt avec moi et est sans conséquences. Nous ne connaissons que deux ou trois philosophes anciens qui aient agi ainsi, et encore ne pouvons-nous dire s’ils s’y sont pris tout à fait de la même façon, parce que nous ne connaissons que leurs noms ; personne, depuis, ne les a imités. C’est une entreprise épineuse, plus ardue qu’elle ne semble, de suivre notre esprit dans ses allures vagabondes, de pénétrer les profondeurs obscures de ses replis intimes, de saisir et de fixer sur le papier les formes si fugitives de ses impressions ; c’est un passe-temps nouveau et peu ordinaire qui nous change des occupations auxquelles le monde se livre d’habitude et qui peut même prendre place parmi les plus à recommander.

Il y a déjà plusieurs années que je n’ai que moi comme objectif de mes pensées, que je n’observe et n’étudie que moi ; si j’étudie autre chose, c’est pour aussitôt m’en faire l’application ou, pour mieux dire, me l’assimiler. Je ne crois pas faire erreur d’agir en cela comme on le fait pour les autres sciences, incontestablement moins utiles, et d’exposer ce que j’y ai appris quoique je ne sois guère satisfait du résultat. — Il n’est pas de description plus difficile que de se décrire soi-même, il n’y en a pas davantage de plus profitable ; encore faut-il pour cela se friser, se parer, s’arranger, pour se présenter au public, aussi je me pare sans cesse parce que je me dépeins constamment.

Se montrer à découvert dans ses actes et ses passions est, si l’on sait s’observer, une précieuse source d’enseignement pour les autres. — La coutume condamne qu’on parle de soi ; elle l’interdit d’une manière absolue en raison de la tendance à se vanter qui, toujours, semble percer dans les témoignages que nous portons sur nous-mêmes. En venir pour cela à ne pas en parler, c’est comme si, lorsqu’il faut moucher un enfant, on disait qu’il faut lui arracher le nez : « Souvent la peur d’un mal conduit à un pire (Horace) » ; à un tel remède je trouve plus de mal que de bien. Quand même ce serait vrai, qu’il y ait nécessairement de la présomption à entretenir le public de soi, je ne puis, voulant demeurer fidèle à la règle que je me suis faite, passer sous silence ce qui peut révéler en moi cette disposition maladive puisqu’elle y existe ; c’est une faute que je ne puis cacher, puisque non seulement je la commets mais que je fais profession de la commettre. Toutefois, pour dire ce que j’en pense, je crois que c’est à tort qu’on la condamne comme on condamne l’usage du vin parce qu’il y a des gens qui s’enivrent ; on n’abuse que des bonnes choses, et ne pas parler de soi est une règle qui ne concerne que l’abus que l’on est communément porté à en faire. Ce sont là des niaiseries dont les saints, que nous voyons si ostensiblement parler d’eux-mêmes, non plus que les philosophes et les théologiens ne se sont pas embarrassés ; je ne m’en embarrasse pas davantage, quoique je sois aussi peu l’un que l’autre. S’ils n’annoncent pas d’avance qu’ils vont parler d’eux, ils n’hésitent pas, quand l’occasion s’en présente, à le faire sans réserve. — De quoi parle Socrate avec plus d’abondance que de lui-même ? Sur quoi amène-t-il le plus souvent les dissertations de ses disciples, si ce n’est sur eux-mêmes ? non sur une leçon écrite dans les livres, mais sur l’existence et les mouvements de leur âme ? De par la religion, nous nous confessons bien à Dieu et à notre directeur de conscience, et nos voisins les protestants le font bien en public ! « Oui, nous dira-t-on, mais nous ne nous confessons que de nos fautes. » Confessant nos fautes, nous disons tout, car, jusque dans notre vertu, nous sommes sujets à faillir et avons matière à nous repentir. — Mon métier, mon art, c’est de vivre ; que celui qui me défend d’en parler suivant ce que je ressens, suivant l’expérience que j’en ai et l’usage que j’en fais, défende à un architecte de parler de constructions d’après lui-même et ne l’autorise à en parler que d’après ce qu’en pense son voisin, non d’après sa propre science mais d’après celle d’un autre. Si c’est une vanité répréhensible de parler des choses par lesquelles on a de la valeur, pourquoi Cicéron ne vante-t-il pas l’éloquence d’Hortensius, et celui-ci celle de Cicéron ? Peut-être voudrait-on que je produise, pour ne juger, des œuvres et des actes et non tout simplement des paroles. Ce sont surtout les pensées qui m’agitent et qui, dans leurs formes mal définies, ne peuvent se traduire par des actes, que je m’applique à reproduire ; c’est déjà avec bien de la peine que je parviens à les traduire par la parole qui s’y prête pourtant bien plus ; les hommes les plus sages, les plus dévotieux ont vécu toute leur vie évitant tout acte extérieur. De tels actes émanent plutôt de la fortune que de moi ; ils témoignent de son rôle et non du mien sur lequel on demeure dans l’incertitude, sans pouvoir former autre chose que des conjectures ; les échantillons qu’ils fournissent ne nous révèlent que partiellement. Moi, je me montre en entier, telle une anatomie dont, d’un regard, on embrasse les veines, les muscles, les tendons, chaque chose en sa place, tandis que la toux n’indique que ce qui se passe en un point de notre être, la pâleur ou les battements du cœur ce qui se passe en un autre point et encore d’une façon douteuse. Ce ne sont pas mes gestes, que j’écris, c’est moi-même, c’est ce qui constitue mon essence propre.

Cette étude de soi-même est toutefois des plus délicates. — Je tiens qu’il faut être prudent quand on se juge soi-même, et apporter la même conscience, qu’on s’apprécie soit en bien soit en mal. Si je me croyais bon et sage[1] ou peu s’en faut, je le crierais à tue-tête. Dire de soi moins qu’il n’y en a, c’est de la sottise et non de la modestie ; se faire moindre qu’on ne vaut, c’est, d’après Aristote, lâcheté et pusillanimité ; jamais la vertu n’a recours à la fausseté et jamais la vérité ne doit être un sujet d’erreur. Dire de soi plus qu’il n’y en a, ce n’est pas toujours présomption, souvent aussi c’est sottise ; se complaire outre mesure de ce que l’on est, tomber exagérément en extase devant soi-même est, à mon avis, la façon dont se traduit ce vice. Le seul remède pouvant en procurer la guérison, c’est de faire tout le contraire de ce que nous prêchent ceux qui nous défendent de parler de nous et, par conséquent, de reporter plus encore nos pensées sur nous-mêmes. L’orgueil réside dans la pensée, la langue ne peut jamais y avoir qu’une bien légère part.

S’occuper de soi n’est pas se complaire en soi ; c’est le moyen de se connaître, ce qui est le commencement de la sagesse. — Il semble que le temps que l’on a passé à s’observer soit, pour ceux qui critiquent cette étude de soi-même, comme si on le passait à s’admirer ; que se pratiquer et s’analyser, ce soit trop se chérir. Il n’y a que ceux qui se tâtent superficiellement qui donnent dans ces exagérations, que ceux qui se contemplent quand ils ont terminé leurs affaires, qui trouvent que s’entretenir avec soi-même c’est rêver et perdre son temps, que travailler à son développement intellectuel c’est faire des châteaux en Espagne, s’estimant être à eux-mêmes indifférents et étrangers. Que celui qu’enivre sa science quand il regarde au-dessous de lui, lève les yeux au-dessus et regarde les siècles passés : il baissera de ton en voyant les milliers d’esprits à la cheville desquels il ne saurait s’élever ; s’il éprouve quelque vanité de sa vaillance, qu’il se souvienne de ce qu’ont accompli Scipion, Épaminondas, tant d’armées et tant de peuples qui le laissent si loin derrière eux. Nulle qualité dont il sera spécialement doué, n’enorgueillira celui qui mettra en balance les imperfections et les faiblesses qui, sous d’autres rapports, sont en si grand nombre en lui, et, en fin de compte, le néant auquel aboutit tout ce qui touche à l’humanité. Socrate seul a poursuivi sincèrement l’application du précepte qu’il tenait d’Apollon : « Connais-toi toi-même » ; cela l’a amené au mépris de lui-même et aussi à ce que seul il a été jugé digne par la postérité du nom de Sage. Qui se connaîtra de la sorte, se fasse hardiment connaître aux autres par sa propre bouche.

fin du premier volume.
  1. *