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Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 659-665).

CHAPITRE V.

De la conscience.

On dissimule en vain, l’âme se dévoile toujours par quelque côté. — Nous trouvant un jour en voyage, mon frère le sieur de la Brousse et moi, pendant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un gentilhomme qui marquait bien. Il était du parti opposé au nôtre, mais je n’en savais rien, car il feignait d’être des nôtres. C’est là une des pires choses de ces guerres, les cartes y sont tellement mêlées, que votre ennemi ne se distingue de vous d’une façon apparente, ni par le langage, ni par la tournure ; il est fait aux mêmes lois, aux mêmes mœurs ; il a même air, si bien qu’il est malaisé d’éviter la confusion et le désordre. Cela me faisait même redouter à moi-même de rencontrer nos troupes en un lieu où je ne serais pas connu, de peur d’avoir de la difficulté à me faire reconnaître et d’être exposé aux pires accidents, comme cela m’est advenu une autre fois, mésaventure dans laquelle je perdis des hommes et des chevaux, et où, entre autres, l’on me tua misérablement un page gentilhomme italien que j’élevais avec soin, très bel enfant qui donnait de grandes espérances. Notre compagnon de route était si éperdu de frayeur, je le voyais si décontenancé chaque fois que nous rencontrions quelques groupes d’hommes à cheval ou que nous traversions des villes qui tenaient pour le roi, que je finis par deviner que ses alarmes provenaient de ce qu’il n’avait pas la conscience tranquille. Il lui semblait que sur sa physionomie et au travers des croix qu’il portait sur sa casaque, on lisait jusque dans son cœur ses plus secrètes pensées, tant est merveilleux l’irrésistible effet de la conscience ! Elle nous oblige à nous trahir, à nous accuser, à nous combattre nous-mêmes, et, à défaut d’autre témoin, nous produit contre nous-mêmes : « Nous servant elle-même de bourreau et nous flagellant avec un fouet invisible (Juvénal). »

Qui va contre sa conscience, l’a contre lui. — Voici une anecdote qui est souvent dans la bouche des enfants : Un sieur Bessus, originaire de Péonie, auquel on reprochait d’avoir sans motif plausible abattu un nid de moineaux et de les avoir tués, vint à dire que ce n’était pas sans raison, parce que ces oisillons ne cessaient de l’accuser à tort du meurtre de son père. Ce parricide était resté jusque-là caché et ignoré, mais les furies vengeresses de la conscience firent qu’il fut dénoncé par celui-là même qui était le coupable et devait en porter le châtiment. — Platon dit que « la punition suit de bien près le péché » ; Hésiode rectifie ainsi cet aphorisme : « Elle naît à l’instant même où naît le péché et en même temps que lui. » Quiconque a à redouter le châtiment, le subit déjà ; et quiconque l’a mérité, l’appréhende. La méchanceté engendre des tourments contre elle-même : « Le mal retombe sur celui qui l’a conseillé (Gellius) » ; ainsi fait la guêpe qui, lorsqu’elle pique et offense autrui, se nuit encore plus à elle-même, car elle y perd son aiguillon et avec lui sa force pour jamais : « Elle laisse la vie dans la blessure qu’elle a faite (Virgile). » — Les cantharides ont une partie d’elles-mêmes qui, par une antithèse de la nature, est l’antidote des empoisonnements qu’elles causent. C’est aussi ce qui se passe chez qui prend plaisir au vice : il en éprouve au fond de sa conscience un déplaisir qui, soit qu’il veille, soit qu’il dorme, tourmente péniblement et d’une façon continue son imagination : « Beaucoup de coupables révèlent, dans le sommeil ou le délire de la fièvre, des crimes qu’ils ont longtemps tenus cachés (Lucrèce). » — Apollodore voyait en rêve que les Scythes l’écorchaient, puis le mettaient à bouillir dans une marmite, tandis que son âme lui murmurait : « C’est moi qui suis cause de tous ces maux. » — Le méchant, dit Épicure, n’a où se cacher, parce qu’il n’est sûr d’être caché nulle part, sa conscience le dénonçant à lui-même. « La première punition du coupable est de ne pouvoir s’absoudre à ses propres yeux (Juvénal). »

Par contre, une bonne conscience nous donne confiance. — Si la conscience nous inspire de la crainte, elle nous donne aussi de l’assurance et de la confiance ; et je puis dire m’être comporté en plusieurs circonstances difficiles avec beaucoup plus de fermeté, par la conviction intime où j’étais de la pureté de mes intentions et de ma volonté de ne pas m’en départir : « Selon le témoignage qu’on se rend à soi-même, on a le cœur rempli de crainte ou d’espérance (Ovide). » — De cela, il y a mille exemples ; il me suffira d’en citer trois d’un même personnage : Scipion était un jour sous le coup d’une grave accusation portée contre lui devant le peuple romain ; au lieu de s’excuser et de chercher à attendrir ses juges : « Il vous sied bien, leur dit-il, de vouloir juger une accusation capitale contre celui auquel vous devez de pouvoir juger le monde entier ! » — Une autre fois, au lieu de se défendre contre les imputations dont il était l’objet de la part d’un tribun du peuple : « Citoyens, dit-il pour toute réponse, allons rendre grâce aux dieux de la victoire, dont c’est aujourd’hui l’anniversaire, qu’ils m’ont donné de remporter sur les Carthaginois ! » marchant alors et se dirigeant vers le temple, le voilà suivi de toute l’assemblée et de son accusateur lui-même. — Pétilius ayant été suscité contre lui par Caton pour lui demander compte des fonds qu’il avait eus à administrer dans la province d’Antioche, Scipion, venu au Sénat à cet effet, présenta son livre de comptes qu’il tira de dessous sa robe et affirma que recettes et dépenses y étaient toutes fidèlement transcrites. Et, comme on lui demandait d’en faire le dépôt au greffe, il refusa disant ne pas vouloir s’imposer une pareille honte ; en même temps, de ses mains, en plein sénat, il le déchirait, le mettant en pièces. — Je ne crois pas qu’une âme, qui aurait eu à se faire des reproches, eût pu faire montre d’une pareille assurance ; Scipion avait naturellement le cœur trop haut placé et était trop habitué aux faveurs de la fortune, dit Tite-Live, pour être coupable et s’abaisser à défendre son innocence.

Injustice et danger de la question pour obtenir l’aveu des accusés. — La torture est une invention dangereuse, qui semble mettre à l’épreuve la force de résistance à la douleur plutôt que la sincérité. Celui qui ne peut la supporter cache la vérité tout aussi bien que celui qui peut y résister, car pourquoi la douleur me ferait-elle confesser davantage ce qui est que ce qui n’est pas ? Et inversement, si celui qui n’a pas commis ce qu’on lui reproche est assez résistant pour supporter ces tourments, pourquoi celui qui est coupable ne le serait-il pas autant, quand il y va pour lui d’un intérêt aussi grand que la conservation de sa vie ? Je pense que l’emploi de ce procédé doit avoir pour origine l’action de la conscience : chez le coupable, il semble qu’en l’affaiblissant, elle doive venir en aide à la torture, pour lui faire confesser sa faute, et au contraire fortifier l’innocent contre les tourments. À dire vrai, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger, car que ne dirait-on pas, que ne ferait-on pas, pour éviter de si intenses douleurs : « La douleur force à mentir même ceux qui sont innocents (Publius Syrus) » ; aussi il advient que celui que le juge fait torturer pour ne pas s’exposer à le faire mourir innocent, il le fait en réalité mourir innocent et torturé. Mille et mille accusés, sous les effets de la torture, se sont chargés d’aveux mensongers, et parmi eux je comprends Philotas, à en juger par les circonstances du procès que lui a intenté Alexandre et les résultats qu’ont donnés les tortures auxquelles il a été soumis. Quoi qu’il en soit et bien qu’on dise que c’est ce que l’homme, dans sa faiblesse, a trouvé de moins mauvais pour arriver à la connaissance de la vérité, j’estime, moi, que ce n’en est pas moins un procédé très inhumain et bien inutile.

Ce procédé est réprouvé par certaines nations que nous qualifions de barbares. — Plusieurs nations, moins barbares en cela que les Grecs et les Romains qui les appelaient de ce nom, estimaient qu’il est horrible et cruel de torturer et de rompre un homme de la culpabilité duquel nous ne sommes pas certains. Que peut-il à votre ignorance, en quoi en est-il responsable ? N’êtes-vous pas injuste de lui faire endurer pire que la mort, pour ne pas le tuer sans raison ? Et l’on ne peut nier qu’il n’en soit ainsi ; voyez en effet combien préfèrent mourir innocents, plutôt que d’en passer par ce moyen d’information pire que le supplice et qui souvent, par sa violence, le devance et entraîne la mort. — Je ne sais d’où je tiens ce conte, mais il indique bien quel cas est à faire de ce procédé de justice : Devant[1] un général d’armée, très rigide en pareille matière, une femme de la campagne accusait un soldat d’avoir arraché à ses jeunes enfants le peu de bouillie qui lui restait pour les faire vivre, l’armée ayant tout ravagé. De preuve, il n’y en avait pas. Le général, après avoir sommé la femme de bien regarder à ce qu’elle disait, lui avoir fait observer qu’elle serait responsable des conséquences si elle mentait, et elle persistant dans son accusation, il fit ouvrir le ventre au soldat, pour être fixé sur la vérité du fait ; la femme se trouva avoir raison ! Quel enseignement que cette condamnation !

  1. *