Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/32

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Essais de morale et de politique
Chapitre XXXII
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 326-338).

XXXII. Des colonies ou plantations de peuples.

De toutes les entreprises formées dans les temps primitifs, les plus héroïques furent les colonies ou plantations de peuples. Le monde, dans sa jeunesse, faisoit plus d’enfans qu’il n’en fait à présent qu’il est devenu vieux. Car on peut regarder les colonies comme les enfans des nations plus anciennes (des peuples premiers nés.) J’aime une plantation de peuple dans un sol pur et net ; je veux dire, dans un lieu où l’on ne soit pas obligé de déplanter un peuple pour en planter un autre ; ce qui, à proprement parler, serait une extirpation et non une vraie plantation.

Il en est d’une colonie comme d’un bois qu’on plante ; on ne doit pas espérer d’en tirer aucun fruit avant une vingtaine d’années, ni de grands profits avant un terme beaucoup plus long. C’est l’avidité d’un gain précoce qui a ruiné la plupart des colonies. Cependant on ne doit pas trop négliger des profits qui viennent un peu vite, lorsque le fonds qui les donne, c’est-à-dire, la colonie, n’en souffre point.

C’est une entreprise honteuse et fort mal entendue, que de vouloir former une colonie avec l’écume et le rebut d’une nation ; je veux dire, avec des malfaiteurs, des bannis, des criminels condamnés ; c’est la corrompre et la perdre d’avance[1]. Les hommes de cette trempe sont incapables d’une vie réglée ; ils sont paresseux, et ont de l’aversion pour tout travail utile et paisible ; ils commettent de nouveaux crimes, consument à pure perte les provisions, se lassent bientôt d’une telle vie, et ne manquent pas d’envoyer de fausses relations dans leur pays, au préjudice de la colonie. Les hommes qu’on doit préférer pour une colonie, sont ceux qui exercent les professions actives et les plus nécessaires, comme jardiniers, laboureurs, ouvriers en fer et en bois, pêcheurs, chasseurs, pharmaciens, chirurgiens, cuisiniers, brasseurs, etc.

En arrivant dans le pays où vous voulez établir la colonie, commencez par observer quelles sont les denrées, surtout les comestibles, que le sol produit naturellement et spontanément, comme châtaignes, noix, pommes de pin, prunes, cerises, olives, dattes, miel sauvage, etc. Puis considérez quels sont, parmi le genre de comestibles qui croissent promptement et dans l’espace d’une année, ceux que ce pays produit de lui-même, ou peut produire aisément ; comme panais, carottes, navets, oignons, raves, choux, melons communs, melons d’eau, maïs, etc. Le froment, l’orge et l’avoine demanderoient trop de travail dans les commencemens ; mais on y peut semer des pois et des fèves qui viennent sans beaucoup de culture, et qui peuvent tenir lieu de viande, ainsi que de pain. Le riz, qui produit beaucoup, peut remplir le même objet. On devra sur-tout être muni d’une abondante provision de biscuit et de farines, pour nourrir la colonie jusqu’à ce qu’elle puisse recueillir du bled dans le pays même. À l’égard du bétail et de la volaille, prenez les espèces qui sont les moins sujettes à des maladies, et qui multiplient le plus, telles que porcs, chèvres, poules, oies, dindons, pigeons, lapins, etc. Les provisions doivent être distribuées par rations et comme dans une ville assiégée. Le terrain employé au jardinage et au labour, doit être un bien commun, et ses productions doivent être serrées dans des magasins publics. Il faudra toutefois en excepter quelques petits morceaux de terre dont on laissera la jouissance à des particuliers, pour y exercer leur industrie.

Voyez aussi, parmi les productions naturelles du pays, celles qui pourraient être un objet de commerce et une source de profit pour la colonie, comme on l’a fait à l’égard du tabac, dans la Virginie ; ce qui pourra défrayer en partie l’établissement ; bien entendu qu’aucune de ces entreprises ne pourra porter préjudice à la colonie. Dans la plupart dos lieux où l’on établit des colonies, on ne trouve que trop de bois ; mais c’est une marchandise d’un facile débit, et dont il sera facile de tirer parti dans le pays même, pour peu qu’on y trouve des mines de fer et des courans d’eau pour les moulins ; le fer étant un des meilleurs objets de commerce. Si la chaleur du climat permet d’établir des salines dans le pays, c’est encore un essai à faire, à cause du profit qu’on en peut tirer. La soie végétale (sericum vegetabile), si l’on en trouve dans ce pays, sera aussi un objet très lucratif. La poix, le brai et le goudron ne manqueront pas non plus dans un pays où il y aura beaucoup de pins ou de sapins. Les drogues et les bois de senteur, quand on en trouve, sont encore des marchandises précieuses. Il en est de même de la soude et de beaucoup d’autres objets de commerce. Mais ne songez pas trop aux mines (métalliques), sur-tout dans les commencemens ; ce sont des entreprises dispendieuses et souvent trompeuses, le grand profit qu’on espère en tirer faisant négliger des objets plus solides[2].

À l’égard du gouvernement, il est bon qu’il soit entre les mains d’un seul, mais avec un conseil. Ce gouvernement doit être militaire, adouci toutefois par quelques limitations ou restrictions. Mais le principal avantage que les colons, en vivant dans le désert, doivent tirer d’une telle situation, c’est d’avoir sans cesse devant les yeux l’Être suprême et son culte. Gardez-vous de mettre le gouvernement entre les mains d’un trop grand nombre de personnes, sur-tout de personnes intéressées elles-mêmes dans les entreprises de la colonie ; et il vaut mieux qu’elle soit gouvernée par des gentilshommes que par des marchands, car ces derniers n’ont ordinairement en vue que le profit actuel, le gain précoce[3].

Que la colonie soit exempte de toute espèce d’impôts, jusqu’à ce qu’elle ait pris un certain accroissement ; et non-seulement elle doit être exempte d’impôts, mais même elle doit avoir une entière liberté de transporter, et de vendre ses denrées où bon lui semblera ; à moins qu’on n’ait quelque raison particulière et importante pour limiter ce commerce[4].

Ayez soin de n’augmenter la colonie que par degrés, et de ne pas la surcharger d’hommes, en les y envoyant par grosses troupes ; mais transportez-y des hommes à mesure que la population diminue, et des provisions au prorata.

Souvent les colonies sont détruites en peu de temps, pour avoir fait leur établissement trop près de la mer, des rivières, etc. ou dans des cantons marécageux. Il est bon toutefois, dans les commencemens, de ne pas trop s’éloigner des côtes, ou du bord des rivières, pour prévenir la difficulté du transport des denrées, des marchandises, ou d’autres semblables inconvéniens. Mais ensuite il vaut mieux s’étendre dans l’intérieur du pays et bâtir dans des situations plus saines, que de se placer dans des lieux où des eaux abondantes nuisent à la salubrité de l’air. Il importe aussi à la santé des colons, qu’ils aient une abondante provision de sel, soit pour en faire usage avec les alimens, soit pour faire des salaisons.

Si vous établissez votre colonie dans un pays de sauvages, il ne suffit pas de les amuser par de petits présens, il faut de plus gagner leur cœur par une conduite constamment honnête et juste ; sans oublier toutefois de pourvoir à votre sûreté[5]. Ne gagnez point leur amitié en les aidant à attaquer leurs ennemis, mais seulement en les protégeant et en les défendant. Ayez soin d’envoyer de temps en temps quelques-uns de ces sauvages à la métropole, afin qu’ils puissent voir, par leurs propres yeux, combien la condition des hommes civilisés est plus heureuse[6] que la leur, et en donner à leur horde une haute idée. Quand l’établissement est consolidé, il est temps de planter avec des femmes, comme on l’a fait d’abord, avec des hommes ; afin de ne pas dépendre du dehors pour réparer le déchet de la population.

Il n’est point de lâcheté plus criminelle, ni plus odieuse, que celle d’abandonner une colonie, après avoir voulu ou souffert, que les individus dont elle est composée, se détachassent de la métropole. Car, outre le déshonneur naturellement attaché à une telle action, ou négligence, c’est sacrifier le sang d’une infinité de malheureux, dont on a soi-même causé la détresse.

  1. Un peuple qui veut se multiplier, y doit employer sa semence, et non ses déjections. Cependant l’exemple de Rome prouve assez qu’une colonie qui doit s’établir et s’agrandir par la guerre, n’en vaut que mieux, lorsqu’elle est composée de bandits : pour voler, il faut des voleurs. Aussi voit-on que les Romains ont volé l’univers avec beaucoup de noblesse, et se sont conduits avec tant d’équité envers toutes les nations auxquelles ils ont eu affaire, qu’à la fin ils ont étó maîtres de tout.
  2. N’imitez pas l’Espagne qui, à l’exemple du roi Midas, ayant voulu convertir en or tout ce qu’elle touchoit, et ayant pris le signe pour la chose, meurt de faim an milieu de ses richesses, et n’est plus que le caissier de l’Europe. Il semble toutefois qu’elle commence à s’apercevoir de sa méprise, et veuille réparer cette faute capitale.
  3. Si la colonie est gouvernée par des marchands, ce ne sera plus un état, mois une boutique  ; et ils s’embarrasseront fort peu que toutes les bourses des colons soient vuides, pourvu que cette boutique soit pleine, et qu’elle leur appartienne. L’esprit mercantile n’est bon que dans le commerce, par-tout ailleurs il est pernicieux. La plus horrible constitution politique, c’est un gouvernement tout à la fois mercantile et militaire, comme celui des Hollandois, dans certaines parties des îles du détroit de la Sonde ; observation que j’ai faite par mes propres yeux : c’est une combinaison des plus infernales ruses du monopole avec toutes les atrocités du despotisme asiatique. O peuples paisibles et infortunés, qu’une distance de 5 000 lieues n’a pu garantir de la rapacité hollandoise, que n’ai-je une puissance égale à la haine que je porte à vos tyrans !
  4. Cette raison particulière, on l’aura toujours ; et ce sera toujours l’intérêt des négocians de la métropole qui auront suggéré au gouvernement le dessein d’établir la colonie, pour y établir eux-mêmes un monopole ; comme l’ont éprouvé les colonies de l’Amérique septentrionale, si long-temps opprimées par un parlement mercantile, qu’une généreuse indignation a enfin conduites à la liberté, et avec lesquelles le gouvernement français a eu la prudence de s’allier durant la pénultième guerre, afin d’apprendre à ses propres sujets à le traiter lui-même, comme les Américains ont traité le leur. Toutes les colonies, dans l’état de gêne et de servitude où elles sont, coûtent beaucoup d’hommes et d’argent, en temps de guerre, à leurs métropoles respectives auxquelles elles ne fournissent presque aucun secours pour leur propre défense. Si ces métropoles leur accordaient une entière liberté par rapport au commerce, elles parviendraient à un tel point de prospérité, qu’elles seraient en état non-seulement de se défendre elles-mêmes, mais encore de contribuer à la défense de la métropole. Je ne daigne pas prouver cette proposition ; c’est un axiome. Voici une recette pour conquérir les colonies : accordes à celles de votre ennemi cette liberté entière qu’il leur refuse ; et bientôt elles vous appartiendront.
  5. Notre auteur veut dire qu’il faut pourvoir à sa sûreté, sans oublier d’être juste. Le traducteur, qui a été à portée d’observer par lui-même une horde d’eskimaux de la terre de l’Abrador, peut certifier qu’il suffit, pour gagner leur cœur, de leur donner tout ce qu’ils demandent, par exemple, des couteaux, des ciseaux, des haches, des clous, etc. en les suppliant, à l’aide de bons gros canons et de fusils toujours chargés, de ne pas massacrer deux ou trois cents hommes, dans une seule nuit, pour avoir des aiguilles. Quoiqu’ils aient un goût vif et inné pour la justice, dans les ouvrages de J. J. Rousseau, qu’ils ont peu lus, ils ont une merveilleuse disposition à vous couper la gorge avec le couteau dont vous leur avez fait présent, et à faire aux autres un très grand mal, pour se faire un très petit bien ; car ils vivent selon la nature !
  6. Elle n’est pas plus heureuse, aurait dit J. J. Rousseau ; elle n’est que différente. Mais le fait est que l’homme sauvage est malheureux, par des besoins réels qu’il ne peut satisfaire qu’avec peine ; et l’homme civilisé l’est par des fantaisies qu’il ne peut contenter ; situation visiblement meilleure : l’homme civilisé pouvant, à la rigueur, se défaire de ses fantaisies, au lieu que l’homme sauvage ne peut se défaire de ses besoins réels. Le premier préfére sa liberté à sa sûreté, à sa vie même ; et le dernier a sacrifié à sa sûreté la plus grande partie de sa liberté. Sans doute ; et il est bon d’ajouter qu’un homme qui ne se croit pas en sûreté et qui a peine à satisfaire ses vrais besoins, n’est pas libre. Ainsi ces grands mots qui font des révolutions, ne me paraissent à moi que les logogryphes d’un rhéteur, jouant sur le mot liberté, et ne s’étant jamais avisé d’en donner une bonne définition, ou plutôt qui s’est bien gardé de donner cette définition qui auroit pulvérisé toutes ses phrases. Mais enfin, lequel des deux, est le plus heureux, selon vous, me dira-t-on ? Comme tous deux, répondrai-je, sont accoutumés à leur manière de vivre, le plus heureux des deux est celui qui pense le plus souvent aux avantages dont il jouit, qu’aux inconvéniens auxquels il est exposé, et qui compare le plus souvent sa situation actuelle à une pire où il a été, et de laquelle il se croit délivré ; car le plus heureux c’est celui qui croit l’être. Malheureusement une telle réponse n’est pas oratoire, et ne peut contribuer qu’au bonheur de ceux qui en profiteraient.