Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/33

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Essais de morale et de politique
Chapitre XXXIII
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 338-350).

XXXIII. Des richesses.

Si je voulais donner une juste idée des richesses, je les appellerais le bagage de la vertu ; qualification qui serait encore plus exacte, si je pouvois employer un terme qui répondît exactement au mot impedimenta[1], par lequel les Romains désignoient le bagage d’une armée ; les richesses étant, pour la vertu, ce que le bagage est pour une armée. Il est sans doute très nécessaire, mais il embarrasse sa marche, et le soin de le défendre fait souvent perdre des occasions d’où dépend la victoire[2]. Les richesses n’ont d’utilité, qu’autant qu’on prend plaisir à les répandre ; tout le reste n’est qu’une vaine opinion, et qu’un bonheur en idée. Où se trouve beaucoup d’opulence, se trouvent aussi beaucoup de gens qui en profitent. Quel avantage, au fond, procure-t-elle à celui qui en est le possesseur ? tout au plus celui de voir tout ce gaspillage, le simple plaisir des yeux. Ainsi, on ne jouit point soi-même de la totalité d’une grande fortune[3]. Voici tout le fruit des richesses : la peine de les garder, le soin de les dispenser, ou le sot plaisir de les étaler, voilà tout ; mais elles ne procurent au possesseur aucun avantage solide. Savez-vous pourquoi on a attaché un prix imaginaire à certains cailloux brillans, et pourquoi on a entrepris tant de fastueux ouvrages ? C’étoit afin que les grandes richesses semblassent être bonnes à quelque chose. Mais, direz-vous, celui qui les possède, ne peut-il pas s’en servir, pour se racheter, en quelque manière, des dangers, des peines et des incommodités sans nombre auxquels les pauvres sont exposés ? Non, vous répondrai-je ; et c’est Salomon lui-même qui me suggère cette réponse. Le riche, dit-il, en contemplant ses immenses biens, se croit bien fort ; c’est une espèce de forteresse qu’il se bâtit dans son imagination. Mais ce prince observe, avec sa sagesse ordinaire, que cette prétendue forteresse n’est que dans l’imagination du riche et non dans la réalité. En effet, les richesses vendent plus souvent le possesseur qu’elles ne le rachètent, et perdent plus de riches qu’elles n’en sauvent. Ainsi, gardez-vous d’aspirer à une fastueuse opulence ; et n’est-ce pas assez pour vous d’une fortune que vous puissiez acquérir justement, dispenser judicieusement, donner gaiement et abandonner sans peine. Cependant, n’affectez pas non plus un mépris philosophique, ou monacal, pour les richesses ; apprenez plutôt à en faire un bon usage, à l’exemple de Rabirius-Postbumus, dont Cicéron fait l’éloge en ces termes : la nature même des moyens qu’il emploie pour augmenter sa fortune, prouve assez qu’en aspirant à l’opulence, il n’y cherche pas une proie pour son avarice, mais un instrument pour sa bienfaisance. Écoutez aussi Salomon, et gardez-vous ensuite de courir aux richesses : celui qui court aux richesses, dit-il, ne sera pas long-temps innocent. Suivant une fiction des poètes, quand Plutus, qui est le dieu des richesses, est envoyé par Jupiter, il vient à petits pas et en boitant ; mais quand il est envoyé par Pluton, il court, il vole ; allégorie qui signifie que les richesses, acquises par un travail utile et par des moyens honnêtes, ne viennent qu’à pas lents ; au lieu que celles qui viennent par la mort d’autrui, par des successions, des legs, etc. pleuvent et fondent, en quelque manière, sur ceux auxquels elles tombent en partage. On pourroit aussi, en donnant un autre sens à cette fable, et en regardant Pluton comme le démon, en faire une application également juste ; car, lorsque les richesses viennent du démon, et sont acquises par des moyens frauduleux ou violens, en un mot, par des injustices et des voies criminelles, elles semblent accourir.

Il est assez de moyens pour s’enrichir ; mais il en est peu d’honnêtes : l’économie est un des plus sûrs ; cependant ce moyen même n’est pas entièrement innocent ; il déroge un peu aux devoirs qu’imposent l’humanité et la charité. La perfection des méthodes d’agriculture, et leur amélioration en ce genre, sont la voie la plus naturelle et la plus simple pour s’enrichir  ; car les présens que fait la terre aux hommes qui savent les mériter par leur travail et leur industrie, sont les dons de la mère commune des mortels. Cette voie, à la vérité, est un peu lente ; cependant, lorsque des hommes déjà riches, appliquent leurs fonds à la culture, leur fortune, à la fin, prend un prodigieux et rapide accroissement. J’ai connu un lord qui avoit fait une fortune immense par cette voie ; il étoit riche en troupeaux de gros et de menu bétail, en bois, en mines de charbon, de plomb et de fer, en bled et autres choses de cette nature : en sorte que la terre étoit pour lui comme un second océan qui lui procuroit une infinité de biens par une continuelle importation. Quelqu’un observoit judicieusement à ce sujet, que dans les commencemens il en avoit coûté à ce seigneur beaucoup de soins et de travaux pour acquérir un bien médiocre ; mais qu’ensuite il étoit parvenu avec beaucoup moins de peine à la plus grande opulence[4]. Car, lorsqu’un homme a de grands fonds, il a un avantage immense et continuel sur tous les autres ; il peut profiter des meilleures occasions, acheter en gros et à meilleur marché, réserver ses denrées pour les temps où elles se vendent le mieux ; enfin, participer même aux profits de ceux qui, ayant moins de fonds, sont obligés d’emprunter ou d’acheter de lui ; tous moyens qui le mettent à même de s’enrichir promptement. Les gains et les émolumens des différentes professions sont honnêtes et légitimes ; les deux causes qui peuvent les augmenter, sont la diligence et la réputation de probité acquise par une manière de traiter toujours droite et juste. Mais les profits du commerce sont d’une nature un peu plus douteuse, sur-tout lorsqu’on ne les fait qu’en profitant de la détresse des autres ; lorsque, pour avoir les marchandises à meilleur compte, on corrompt les domestiques, commis, etc. des vendeurs ; lorsqu’on écarte, par des moyens frauduleux, ceux d’entre les concurrens qui seroient disposés à donner un prix plus haut. Or, quand les hommes de ce caractère achètent pour revendre, ils subornent le courtier, pour gagner davantage des deux côtés. Les compagnies, ou sociétés de commerce, sont encore un moyen pour s’enrichir[5], quand on sait bien choisir ses associés.

L’usure est un des plus faciles moyens pour s’enrichir, mais, en même temps, un des moins honnêtes ; car l’usurier mange son pain à la sueur du front d’autrui, et travaille le jour du sabbat. Cependant, quoique cette voie soit assez sûre, elle ne laisse pas d’avoir aussi ses risques ; les notaires et les courtiers exagérant assez souvent, pour leur intérêt particulier, la fortune des emprunteurs, quoiqu’ils n’ignorent pas que les affaires de ces derniers soient réellement fort dérangées. Celui qui invente une chose utile, ou très agréable, ou qui la met le premier en vogue, et qui obtient un privilège pour le débit, est quelquefois inondé de richesses, comme l’éprouva le premier qui fit du sucre aux Canaries. Ainsi, lorsqu’un homme a une bonne logique, je veux dire, lorsqu’il est tout à la fois très inventif et très judicieux, il a en main un moyen pour s’enrichir promptement, sur-tout si les circonstances lui sont favorables. Mais celui qui ne veut que des profits assurés, parvient rarement à une grande fortune ; et celui qui aime trop à risquer, finit ordinairement par une faillite. Ainsi, il faut combiner ensemble les entreprises périlleuses avec celles dont les profits sont plus assurés, afin les dernières mettent en état de supporter les pertes auxquelles exposent les premières. On s’enrichit encore promptement par les monopoles et les accaparemens ; ou seulement en achetant en gros, pour revendre aux marchands en détail, quand les loix ne mettent pas trop d’entraves aux commerces de ce genre ; sur-tout lorsqu’on spécule avec assez de justesse pour prévoir dans quels temps et dans quels lieux la demande de la marchandise qu’on achète sera la plus forte.

Les richesses qu’on acquiert au service des rois, ou des grands, sont honorables en elles-mêmes ; mais si elles sont le prix de la flatterie, ou de bas artifices, elles avilissent et dégradent, au lieu d’honorer. Cependant, cet art de chasser, pour ainsi dire, aux successions et aux legs des riches, art que Tacite reproche à Sénèque[6], en disant qu’il sembloit prendre au filet les successions et les hommes riches qui n’avoient point d’enfans ; cet art, dis-je, est, pour s’enrichir, une voie encore plus honteuse que la précédente, et d’autant plus infâme que, dans ce dernier cas, on est obligé de flatter et d’abuser des personnes d’un rang bien inférieur. Ne croyez pas trop å ces gens qui affectent de mépriser les richesses ; car ceux qui les méprisent si hautenent, sont ordinairenent ceux qui désespèrent de les acquérir : et vous n’en trouverez point qui y soient plus attachés, quand ils les ont une fois acquises.

Ne poussez pas l’économie jusqu’à la lésine : les richesses ont des ailes ; quelquefois elles s’envolent d’elles-mêmes pour ne plus revenir ; mais quelquefois aussi, il faut les faire voler au loin, afin qu’elles en rapportent d’autres.

Les hommes, en mourant, laissent leurs richesses, ou au public, ou à leurs enfans, ou à leurs collatéraux, ou à leurs amis. Lorsque les legs ou les successions de ces différentes espèces sont modérés, ils ont des effets plus avantageux. De grands biens laissés à un héritier, sont un appât qui attire les oiseaux de proie autour de lui ; et ils le dévorent en peu de temps, à moins que l’âge et un jugement mûr ne le garantissent de leur avidité. De même les dons magnifiques faits au public par les mourans, et les fastueuses fondations, qui font partie de leurs dispositions testamentaires, sont comme des sacrifices sans sel, et des aumônes semblables aux sépulcres blanchis, qui ne renferment bientôt que corruption. Ainsi, ne mesurez pas vos dons et vos legs par la valeur matérielle de ce que vous donnez, mais par la convenance, et observez en cela, comme en toute autre chose, les justes proportions. Enfin, ne différez point ces dons jusqu’à l’article de la mort ; car, à proprement parler, un mourant donne le bien d’autrui et non le sien.

  1. Empêchemens, obstacles, embarras.
  2. Durant la bataille d’Arbelle, les Perses ayant attaqué et pris le bagage de l’armée d’Alexandre, Parménion lui fit demander un détachement pour le reprendre ; Alexandre lui envoya d’abord cette réponse : « si nous sommes vainqueurs, nous reprendrons notre bagage et nous prendrons celui des Perses ; si nous sommes vaincus, nous mourrons tous en gens de cœur, et nous n’aurons plus besoin de bagage i ainsi, occupons-nous uniquement de la victoire, et pour être plus sûrs de vaincre, n’afToiblissons pas notre armée par des détachemens. » Mais ensuite Alexandre, craignant que ces détachemens ne se fissent d’eux-mêmes, prit le parti d’en envoyer un, qui reprit le bagage.
  3. On jouit soi-même d’une partie, et on jouit de l’autre, en en faisant jouir ceux à qui on la donne.
  4. Ce sont les premiers mille écus qui sont les plus difficiles à gagner, le reste va de suite, me répétait sang cesse, en 1771 et 1772, Grand Clos-Meslé, célèbre armateur de Saint-Malo, qui étoit alors mon patron ; leçon perdue l
  5. Parce qu’alors chaque membre de l’association profite des avantages sans nombre attachés à la réunion des hommes et des fonds.
  6. Ce n’est pas Tacite qui l’a reproché à Sénèque ; mais, autant que je puis m’en souvenir, un personnage célèbre qui, étant condamné à mort, et n’ayant plus rien à ménager, s’expliquoit librement sur les favoris de Néron, et qui s’exprimoit ainsi : quels sont les préceptes de philosophie, ô Sénèque ! dont la pratique vous a valu tant de millions ?